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Grand troupeau de moutons dans le massif du Sancy dans une estive

L’épizoochorie ou dispersion des fruits/graines par transport sur des animaux a longtemps été considérée comme anecdotique et n’a commencé à attirer l’attention de la communauté scientifique que depuis une vingtaine d’années comme processus majeur dans l’évolution de certains écosystèmes. Dans une chronique générale, nous avons présenté ce mode de dispersion des fruits/graines collés ou accrochés sur la fourrure ou le plumage ou sous les pattes d’animaux, devenus porteurs à leur insu. L’exemple des sangliers (voir la chronique) montre que ces animaux sauvages transportent de grandes quantités de fruits/graines des milieux cultivés où ils se nourrissent vers le cœur des forêts où ils se reposent ou prennent leurs bains de boue. Mais, dans nombre de milieux ouverts et plus ou moins entretenus par l’Homme, seuls les « grands » animaux domestiques (le bétail) peuvent désormais assurer ce rôle de transport. Les moutons font l’objet d’un élevage extensif depuis avant l’Antiquité notamment dans les espaces méditerranéens défrichés par l’Homme : la végétation des milieux ouverts ainsi créés (pelouses, parcours) s’est faite en grande partie sous leur influence. Quelle est l’importance du transport des fruits/graines sur les toisons des moutons ?

Sur la route des Mérinos

Un des points qui retient l’attention des chercheurs sur ce sujet, c’est le potentiel de la dispersion des fruits/graines sur la fourrure des animaux à générer des évènements de dispersion à longue distance, i.e. sur des distances 10, 100 voire 1000 fois plus importantes que les distances moyennes couramment observées. De tels évènements, même rares, suffisent à remodeler la répartition des espèces en permettant la colonisation d’espaces loin au-delà de l’aire normale ou en mettant en contact des populations différentes ce qui conduit à des mélanges nouveaux de gènes. C’est pourquoi une équipe espagnole s’est intéressée au phénomène de la transhumance, ce déplacement à grande échelle de grands troupeaux au fil des saisons. Ils ont profité de l’existence d’un des derniers grands troupeaux de moutons effectuant encore de genre de périple à pied : 1500 Mérinos qui parcourent en automne (début novembre à mi-décembre), en un mois et demi, 400 kms entre la chaîne cantabrique au nord et l’Estrémadure au sud.

Les deux chercheurs ont choisi comme tests quatre espèces de plantes aux fruits bien différents et présents dans l’environnement de départ : le trèfle à feuilles étroites, la carotte sauvage, l’orge des rats et le plantain pied-de-lièvre. Sur les toisons de quatre mâles castrés (animaux dociles), ils ont « semé » des dizaines de ces fruits/graines de chaque espèce, colorés artificiellement, sur la poitrine, sur le dos et sur les flancs en appuyant légèrement pour les faire pénétrer un peu (comme si l’animal se couchait par terre). Ils ont accompagné ces animaux au long de ce périple et ont régulièrement compté les fruits/graines restés accrochés jusqu’à leur arrivée sur le site d’hivernage.

Le grand voyage

Un premier comptage au bout de seulement deux heures et demi de voyage montre que entre 51,5% (pour le trèfle) et 29,5% (plantain) des fruits/graines restent accrochés. Autrement dit, beaucoup sont rapidement tombés en route. On pourrait alors penser « que c’est mal parti » et que rapidement, il ne va plus rien rester. Il n’en est rien : les premiers fruits/graines qui tombent sont ceux qui devaient être mal « ancrés » ou pas assez enfoncés dans la toison mais c’est ce qui se passe en situation naturelle selon la manière dont les graines se sont trouvées accrochées. En effet, à l’arrivée, 400 kms plus loin et 28 jours après, il restait encore sur les toisons 47% des graines de trèfle, 12% de carotte, presque 10% d’orge et 5% de plantain. Devant ces résultats inattendus, les chercheurs ont décidé de prolonger leur protocole sur le site d’hivernage jusqu’à la tonte des moutons alors qu’ils n’avaient pas envisagé ce point au départ, persuadés qu’il n’y aurait plus grand chose d’accroché ! Donc, au moment de la tonte, soit 4000 heures plus tard, les chiffres se maintiennent presque au même niveau, respectivement à 38%, 7%, 5 et 2% ! Aucune autre étude réalisée auparavant n’avait abouti, pour ces mêmes plantes, à des distances maximales parcourues de plus de …. 4 kms !!!

Plus ou moins accrochées

Clairement, le temps de rétention varie beaucoup d’une espèce à l’autre : le trèfle se distingue nettement par sa forte adhésion sur les toisons grâce à ses fruits enveloppés dans des calices hérissés de soies et surpasse nettement la carotte dont les fruits sembleraient pourtant plus efficaces avec leurs rangées de dents ou l’orge avec ses arêtes hérissées de soies accrocheuses. Même le plantain pied-de-lièvre réussit à conserver 5% de ses graines jusqu’à l’arrivée (et même 2% jusqu’à 6 mois !) alors que ses fruits ne peuvent s’accrocher que par de vagues poils épars portés par les corolles restées accrochées autour ; c’est la petite taille qui leur permet de rester enfoncés dans la toison crépue. Ceci casse quelque peu l’image classique du « fruit fait pour être transporté » avec son arsenal de crochets ; certes ces fruits ont des capacités plus élevées d’être pris en charge mais même ceux sans aucun dispositif particulier de fixation (mais de petite taille) peuvent ainsi voyager loin. Il faut donc bien se méfier de la notion de syndrome qui veut qu’on puisse prédire la mode de transport d’après la présence de tels ou tels caractères adaptatifs ! Les fruits crochus ou hérissés ont bien plus de chances d’être épizoochores mais bien d’autres sans aucun dispositif extérieur peuvent tout autant être ainsi transportés et de belle manière !

La nature plus ou moins crépue et frisée de la toison impacte nettement le temps de rétention ; d’un mouton à l’autre, pour une espèce de graine donnée, il pourra donc être différent ; et encore plus d’une race à une autre. On sait par ailleurs que, avec d’autres animaux comme les ânes, on n’obtient pas non plus les mêmes résultats du fait de la structure très différente de la fourrure faite de poils longs mais peu serrés. Il est clair que les moutons en général présentent deux avantages : une toison très drue et serrée propice à l’accrochage et résistante au toilettage et une taille relativement basse qui les place à hauteur de la majorité des plantes herbacées qui peuplent ces milieux ouverts.

Le paradoxe de Reid

Cette étude ouvre des perspectives qui vont bien au delà du contexte très particulier (fût-il plaisant à évoquer !). Que nous apprend-elle ? Que des fruits/graines peuvent ainsi parcourir des distances considérables en peu de temps ; or, ce déplacement pour artificiel qu’il soit ici n’est pas sans rappeler les grandes migrations d’ongulés sauvages … comme celles qui ont du exister à la fin de la dernière glaciation, il y a environ 11 000 ans et après, sur les terres en grande partie dénudées de l’Europe : bisons (d’Europe !), rennes, aurochs, tarpans, … Or, quand on a cherché à reconstituer la progression vers le nord (avec la déglaciation et l’amélioration climatique post-glaciaire) des végétaux qui s’étaient réfugiés dans le sud, on trouvait toujours une grosse différence entre les vitesses calculées sur la base des données de dispersion connues jusqu’alors et celles obtenues à partir des analyses polliniques ; autrement dit, les plantes ont remonté bien plus vite vers le nord (de 100 à 1000m par an en moyenne) en réalité qu’en théorie (pas plus de 10m/an) d’après ce qu’on savait de la dispersion moyenne. Cette contradiction est bien connue sous le nom de paradoxe de Reid, du nom de C. Reid qui en 1899 introduisit cette idée dans son ouvrage The origin of British Flora.

Des données récentes sur la dispersion par le vent ou « à l’intérieur » des animaux (endozoochorie via les excréments) ont commencé à démontrer que des évènements à longue ou très longue distance étaient possibles avec ces deux moyens de dispersion mais il restait le cas de nombreuses espèces herbacées qui n’utilisaient visiblement pas ceux-ci. Cette étude ouvre donc une nouvelle possibilité à des transports à longue ou très longue distance par le transport sur la fourrure d’animaux : le paradoxe de Reid devient donc de moins en moins paradoxal !

Des avantages en plus

Sur des animaux en « migration » comme ces moutons, on peut reconstituer des courbes de décrochage en cours de route ; elles indiquent que les fruits/graines se détachent progressivement sans être libérés d’un coup en un même endroit. Ceci augmente les chances de rencontre avec un nouveau milieu favorable et évite la compétition entre de nombreuses plantules toutes au même endroit comme c’est le cas par exemple avec des graines rejetées dans des crottes.

De plus, ces graines ne subissent aucune attaque digestive susceptibles de les endommager ou même de les digérer tout en étant à l’abri des prédateurs au moins le temps du transport, sur la toison !

Même en changeant de secteur climatique en passant du nord au sud, les animaux porteurs n’en recherchent pas moins le même type de lieux pour se nourrir : ici, des milieux herbacés par exemple. Les graines ont donc toutes les chances d’atterrir dans des milieux a priori favorables au moins écologiquement.

Dans les régions méditerranéennes, la remontée de printemps va transporter d’autres sortes de graines, celles des plantes qui fleurissent et fructifient au printemps après les pluies d’hiver. Ainsi, les échanges se font dans les deux sens même si ce sont avec des espèces différentes.

Retour vers le futur

Après le grand coup d’œil en arrière à propos du paradoxe de Reid, regardons maintenant vers le futur avec cette nouvelle donnée. Les grands herbivores ont pour la plupart disparu ou bien vivent dans des secteurs restreints, à part peut-être les sangliers susceptibles de migrer sur d’assez longues distances mais partagés entre plusieurs milieux dont les forêts où ils déposent des fruits/graines prélevés à l’extérieur (voir la chronique sur les sangliers). La transhumance telle qu’elle se pratiquait autrefois est en voie de disparition ou déjà disparue avec le recours aux véhicules de transport. Les effets de cet abandon se font déjà sentir le long des « drailles », ces chemins empruntés année après année par les troupeaux transhumants : l’exemple du marrube en forte régression dans les régions où le pastoralisme ovin a disparu est évoqué dans une autre chronique.

La biodiversité végétale des milieux herbacés parcourus par les moutons depuis des millénaires comme dans le bassin méditerranéen risque donc de s’en trouver affectée à court ou moyen terme. Le processus se trouve d’ailleurs renforcé par les changements d’utilisation des terres et la fragmentation de plus en plus importante de ces milieux qui forment autant d’ilots au milieu de paysages cultivés ou urbanisés. Parmi les solutions envisagées, outre le rétablissement de la transhumance à pied quand c’est possible, moyennant des aides financières, on pourrait envisager la constitution de troupeaux « libres » (ânes, chevaux, moutons) dans certains grands espaces pour rétablir cette circulation et ces flux de fruits/graines.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Extreme long-distance seed dispersal via sheep. Pablo Manzano and Juan E Malo. Front Ecol Environ 2006; 4(5): 244–248
  2. Illustrations noir et blanc : Flore de Coste

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la carotte sauvage
Page(s) : 134-135 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez l'orge des rats
Page(s) : 78 Le guide de la nature en ville