Cruciferae

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Champ de colza : une crucifère dotée de la bombe M. !

Derrière ce titre un peu racoleur, ne vous attendez pas à trouver une nouvelle révélation sur un pays qui se serait doté d’armes chimiques dangereuses (et qu’il faudrait envahir … hum !) ; non, il s’agit simplement de plantes que vous connaissez tous, les crucifères telles que les choux, le colza, les moutardes, les radis, … Elles possèdent une arme chimique redoutable qui fonctionne effectivement sur le mode d’une bombe avec une charge chimique inoffensive : un herbivore qui attaque une feuille déclenche une réaction « explosive » qui libère un arsenal chimique très offensif ! C’est que les scientifiques nomment «oil mustard bomb », la bombe à huile de moutarde (d’où le M du titre !). Vous l’avez déjà testée sans le savoir quand vous mangez par exemple une salade de cresson ou de roquette ou des radis (des crucifères) : cette saveur piquante et ce goût fort inimitables, c’est çà la bombe M. ! Comment çà marche et quelle est l’étendue de son pouvoir ?

La charge chimique

La charge chimique comprend toute une gamme de composés chimiques secondaires (qui ne servent pas directement à la vie de la plante) appartenant à une même famille chimique des glucosinolates, connus autrefois sous le nom de hétérosides soufrés ou thioglucosides. Ces molécules complexes possèdent toutes en commun une molécule de glucose rattachée par une liaison à base de soufre à un groupe sulfate et une chaîne variable dérivée d’un acide aminé (parmi huit possibles). Nous n’irons pas plus loin dans le détail mais retenons trois points : la partie variable qui est responsable en grande partie de l’activité chimique de ces molécules ; la présence de soufre (que l’on signifie dans le radical thio collé à la plupart de ces produits) ; la molécule de glucose rattachée. Pas moins de 140 de ces molécules ont d’ores et déjà été identifiées et on pense qu’il doit en exister au moins le double. Une même espèce peut en contenir des dizaines de sortes ; ainsi, l’arabette des dames (Arabidopsis thaliana) en contient au moins 40 différentes. Cependant, ces substances sont complètement inoffensives et elles doivent être activées par un détonateur pour devenir toxiques.

Le détonateur

Les molécules de glucosinolates doivent subir une attaque d’enzymes qui vont détacher la molécule de glucose : ceci libère le reste de la molécule qui forme un intermédiaire instable et va alors spontanément se transformer en une série de dérivés : des isothiocyanates toxiques, des thiocyanates (qui entrent dans la composition de l’huile de moutarde), des nitriles (pas forcément toxiques) et bien d’autres. Ce sont ces dérivés qui brusquement libérés donnent ce « coup de fouet » odorant piquant si typique sous forme entre autres d’une huile volatile. Ainsi lorsque nous consommons de la moutarde, la sinigrine ou sinalbine (nom général pour les glucosinolates) contenue dans les graines de ces plantes de la famille des Crucifères subit cette décomposition et libère des isothiocyanates différents selon les espèces de moutarde (goût piquant, chaleur en bouche, ..). Ces enzymes appartiennent à une famille chimique bien identifiée : les myrosinases. On parle de ce fait en langage scientifique du système glucosinolate/myrosinase pour désigner tout ce complexe chimique.

Mais que pour la bombe fonctionne il faut activer le détonateur !

Action/réaction !

L’astuce suprême de ce procédé réside dans la compartimentation : le détonateur (les myrosinases) se trouvent dans des cellules particulières (dites « cellules à myrosine »), proches d’autres cellules contenant cette fois la charge (les glucosinolates), le tout en général non loin des vaisseaux conducteurs de sève élaborée (phloème) ce qui doit assurer la diffusion rapide des dérivés toxiques. A l’intérieur des cellules elles-mêmes, charge et détonateur sont localisés dans les vacuoles. Qu’un herbivore, quel qu’il soit, vienne à mordre une feuille, il va rompre des cellules des deux sortes (et leurs vacuoles) si bien que les enzymes vont entrer en contact avec leur substrat et la réaction démarre ! C’est donc l’agresseur qui déclenche lui-même les hostilités !

Mais il y a mieux encore : la plante peut doser sa réaction en fonction de l’intensité des attaques d’herbivores. Parmi les glucosinolates, on distingue trois grandes catégories selon leur structure chimique : des indoliques, des aliphatiques et des aromatiques. En cas d’attaque massive (par exemple des dizaines de chenilles voraces), les composés indoliques voient leur niveau de stockage augmenter de près de vingt fois ! On parle de défenses induites même si elles sont présentes en permanence mais à un niveau qu’on pourrait qualifier de « veille ». Côté détonateur, on a aussi pu montrer que les attaques d’insectes stimulaient la production de protéines associées aux enzymes myrosinases mais on ne connaît pas bien leur fonction. Cette induction permet de doser les quantités et évite à la plante d’avoir un stock important de charge car il s’agit là d’un dispositif très coûteux en termes d’énergie et de composés à trouver tels que le soufre. L’armement coûte cher, on le sait trop bien

Des frappes chirurgicales

Le système semble encore plus sophistiqué dans ses détails de fonctionnement que l’on commence juste à comprendre. Ce sujet fait l’objet de recherches acharnées avec des centaines de publications depuis plus d’une décennie car il y a des applications agronomiques (créer des variétés de colza moins riches en ces produits ; lutter contre les « ravageurs» des cultures ; …). Mais surtout, il se trouve que la plante-modèle étudiée par les botanistes du monde entier, la « drosophile végétale », l’arabette des dames, est une crucifère et on en connaît les moindres recoins de son génome. Il n’empêche que les connaissances considérables accumulées ne permettent toujours pas d’avoir une vue claire de ce système car il varie d’une espèce à l’autre, d’un organe à l’autre et évolue au cours du développement ; ainsi, les cellules à myrosine, le détonateur, peuvent être absentes parfois dans de jeunes plantes avant d’apparaître au cours de la croissance. Il se peut même que chez certaines espèces il n’y ait qu’une partie de ce système.

Chez l’arabette des dames, on a mis en évidence (3) une répartition différenciée à l’intérieur même des feuilles : les glucosinolates se trouvent concentrés dans la nervure centrale (partie vitale entre toutes) et à la périphérie du limbe de la feuille alors que le reste (partie centrale) en contient peu. Cette découverte est partie de l’observation de chenilles de noctuelles de la tomate (des généralistes qui mangent toutes sortes de plantes) qui ne rongent pas le bord de la feuille ni la nervure ! De plus, les trois catégories de glucosinolates (voir ci-dessus) se trouvent réparties dans des proportions différentes dans ces trois zones ! On pense que la concentration dans le bord de la feuille décourage la plupart des chenilles qui attaquent une feuille par là !

Des cibles tous azimut

Le système glucosinolates/myrosinase constitue clairement une première ligne de défense anti-herbivore à large spectre d’action aussi bien sous forme gazeuse (« essence de moutarde ») que par contact ou après ingestion. Les cibles sont très variées ainsi que leurs effets sur celles-ci. En vrac, on a constaté (mais cela varie selon les espèces de plantes concernées et le contexte environnemental !) les effets suivants :

– inhibition de la croissance des champignons parasites (effet antibiotique)

– toxicité envers les nématodes (sortes de vers qui s’attaquent aux racines) du sol

– effet répulsif sur les larves de phryganes, escargots d’eau douce et gammares (petites crevettes aquatiques) comme chez le cresson

– effets toxiques et/ou répulsifs sur des mammifères, des oiseaux, des insectes ou des mollusques

– inhibition de la croissance ou de la germination d’autres plantes (allélopathie) (voir les chroniques sur l’alliaire officinale).

Ainsi, des moutons ou des lapins nourris avec de grandes quantités de choux ou de colza peuvent développer des goitres ou subir des pertes par avortements spontanés dans la reproduction. Par contre, comme toujours avec les plantes potentiellement toxiques, on peut chez l’homme utiliser le côté médicinal actif : anti cancérigène, antibactérien, … mais ceci est une autre histoire.

La résistance s’organise

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Chenille d’aurore (sous famille des Piérides) sur une tige de Raifort pourtant réputé pour la « pugnacité » de son côté piquant.

Pourtant, on constate que les plantes de la famille des Crucifères ont leur lot de « ravageurs » herbivores comme le savent bien les jardiniers : les altises (petits coléoptères sauteurs qui percent les feuilles des radis de multiples trous) ou les chenilles voraces des piérides du chou ou de la rave. Justement, la sous-famille des Piérides s’est spécialisée dans la consommation des Crucifères (et d’autres : voir ci-dessous) avec près de 800 espèces. Ces insectes ont, au cours de l’évolution, acquis des moyens chimiques de contourner ces défenses : cet aspect de contre-adaptation, souvent appelé la « course aux armements », fera l’objet d’une autre chronique tant il est riche et passionnant (voir la chronique sur l’aurore). Dans la foulée, l’arme « fatale » s’est retournée contre leur possesseur puisque ces mêmes glucosinolates sont devenus au passage des substances attractives pour ces herbivores spécialisés tant pour trouver leur nourriture que pour pondre dessus afin que leurs larves s’en nourrissent ! Mais ils peuvent aussi attirer les parasites des herbivores (comme des minuscules guêpes qui pondent leurs œufs dans les chenilles qui sont ensuite dévorées vivantes). La guerre, la guerre sans relâche !

Secret de familles

Jusqu’ici, nous n’avons mentionné que des Crucifères (ou Brassicacées) comme exemples d’espèces possédant ce système de défense. Historiquement, on avait rapidement repéré que ce système existait dans d’autres familles proches des Brassicacées (5 ; 6) : on le retrouve dans 15 familles (voir les illustrations pour les noms de certaines d’entre elles) qui partagent avec les Brassicacées un ancêtre commun unique ; de ce fait, on les réunit dans un même ensemble phylogénétique, l’ordre des Brassicales.

D’ailleurs les insectes herbivores spécialisés dans la consommation des plantes « à bombe M. » (voir ci-dessus) ne s’y trompent pas, faisant de la phylogénie sans le savoir ! Ainsi, les jardiniers savent qu’une astuce pour détourner les piérides qui pondent sur les choux consiste à planter des capucines entre les rangs ; elles sont rapidement envahies par les chenilles : la famille des capucines (Tropaeolacées) renferme la bombe M. ; par ailleurs, on peut consommer les feuilles des capucines (originaires d’Amérique du sud) pour leur goût piquant et les anglais les surnomment Nasturtium qui est le nom latin du … cresson !

Il n’est pas sûr pour autant que le système ne soit apparu qu’une seule fois au sein de cette lignée car on observe des différences d’une famille à l’autre notamment dans la répartition des cellules à myrosine (le détonateur) ; dans certaines familles, elles sont localisées au niveau des stomates, ces micro-orifices servant aux échanges gazeux et joueraient un rôle dans leur ouverture et fermeture ?

Quant à l’origine de ce système, on le rapproche d’un autre assez similaire : la « bombe C. » basée sur des dérivés cyanogéniques, la réaction donnant entre autres du cyanure et répandant une odeur d’amandes amères très typique ; ce système est répandu dans diverses familles dont les Rosacées (par exemple dans les amandes des noyaux de pêche ou d’abricot ou dans le feuillage du laurier-cerise) ou les fabacées (certaines variétés de trèfle rampant).

Des copieurs

Mais, en dehors des Brassicales qui semblent en détenir le monopole absolu, il existe une petite famille lointaine placée dans un autre ordre éloigné des Brassicales (les Malpighiales) : la famille tropicale des Putranjivacées ( !) qui ne compte que trois genres dont le principal, Drypetes (200 espèces), regroupe des arbres et arbustes aux fruits charnus. Et bien, ces plantes, complètement « isolées » dans la classification, loin des Brassicales, renferment le système glucosinolates/myrosine dans des modalités très proches (apparemment) de celles des Brassicales ! On se trouve donc là devant un cas d’évolution parallèle ou à plusieurs millions d’années d’écart et dans des lignées très différentes, le même système est apparu !

Et peut-être bien même que ces Drypetes soient allés encore plus loin ; une étude sur une espèce sud-africaine (D. natalensis) (7) a révélé que les fleurs de cette espèce dégageaient des substances volatiles odorantes dont des dérivés de la bombe M., ce que ne font qu’exceptionnellement de très rares Brassicacées ! La pollinisation se faisant par de gros coléoptères (Cétoines), deux hypothèses se dégagent : attirer les insectes pollinisateurs ou au contraire protéger les fleurs contre la consommation des pétales dont sont friandes les cétoines. Mais même des fleurs fraîches non visitées semblent dégager ces produits : autrement dit, les Drypetes seraient capables de déclencher la bombe sans intervention extérieure !

La bombe M. n’a pas fini de surprendre avec les futures probables découvertes dans les décennies à venir !

BIBLIOGRAPHIE

  1. The ‘mustard oil bomb’: not so easy to assemble?! Localization, expression and distribution of the components of the myrosinase enzyme system. Ralph Kissen ; John T. Rossiter ; Atle M. Bones. Phytochem Rev (2009) 8:69–86
  2. Herbivore induction of the glucosinolate–myrosinase defense system: major trends, biochemical bases and ecological significance. Susanne Textor ; Jonathan Gershenzon. Phytochem Rev (2009) 8:149–170
  3. Nonuniform distribution of glucosinolates in Arabidopsis thaliana leaves has important consequences for plant defense. Rohit Shroff, Fredd Vergara, Alexander Muck, Ales Svatos, and Jonathan Gershenzon. 6196–6201 PNAS 2008 vol. 105 no. 16
  4. Disarming the mustard oil bomb. Andreas Ratzka, Heiko Vogel, Daniel J. Kliebenstein, Thomas Mitchell-Olds, and Juergen Kroymann. PNAS ; 2002 ; vol. 99 ; no. 17
  5. PARALLEL EVOLUTION OF GLUCOSINOLATE BIOSYNTHESIS INFERRED FROM CONGRUENT NUCLEAR AND PLASTID GENE PHYLOGENIES. JAMES E. RODMAN,PAMELA S. SOLTIS, DOUGLAS E. SOLTIS, KENNETH J. SYTSMA, AND KENNETH G. KAROL. American Journal of Botany 85(7): 997–1006. 1998.
  6. ANGIOSPERM PHYLOGENY GROUP III (les Brassicales) : http://www.mobot.org/MOBOT/research/APweb/
  7. POLLINATORS, “MUSTARD OILVOLATILES, AND FRUIT PRODUCTION IN FLOWERS OF THE DIOECIOUS TREE DRYPETES NATALENSIS (PUTRANJIVACEAE). Steven D. Johnson, Megan E. Griffiths, Craig I. Peter, and Michael J. Lawes. American Journal of Botany 96(11): 2080–2086. 2009.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Crucifères ornementales
Page(s) : 269-283 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les Brassicales
Page(s) : 188-190 Classification phylogénétique du vivant Tome 1 – 4ème édition revue et complétée