Ardea alba alba

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Photo J. Lombardy (Auvergne)

Dans une autre chronique, nous avons présenté la grande aigrette avec sa répartition quasi mondiale et la délimitation de l’espèce. Les grandes aigrettes européennes appartiennent à la sous-espèce (pour l’instant !) dite occidentale et ont connu au cours des trois dernières décennies une extraordinaire expansion géographique vers l’Ouest et le Nord depuis l’Europe centrale et orientale, bastions historiques de l’espèce. Ainsi en France, en moins de trente ans, la grande aigrette est passée du statut d’espèce rarissime en hivernage à celui d’espèce commune avec une population nicheuse en progression constante et surtout une population hivernante considérable, peut-être une des plus importantes de toute l’Europe ! Pourquoi une telle expansion aussi rapide avec une telle ampleur ?

Plumes fatales

Jusqu’au milieu du 19ème siècle (2), la grande aigrette en Europe se trouvait confinée dans les vastes marais et plaines alluviales du Danube et de la Tisza avec comme zone centrale l’Ukraine et la Hongrie. L’avènement d’armes à feu de plus en plus sophistiquées et précises et le contrôle des crues à grande échelle ont commencé à provoquer une baisse constante des effectifs nicheurs en Europe de l’Est. Puis, le développement du commerce des plumes décoratives (plumasserie) devenues très tendance accéléra la destruction à grande échelle de ces populations pourtant florissantes. Comme les plumes intéressantes (celles du dos et du cou : voir la chronique) ne se développent que sur les individus nicheurs, on massacrait les adultes sur les colonies entraînant la mort des jeunes au nid par inanition. En 1910, au marche aux plumes de Londres, il se vendit près d’une tonne et demie de plumes blanches correspondant à près de …. 300 000 aigrettes ! La mise en place d’associations de protection avec des campagnes médiatisées ainsi que le déclin de cette mode de la plume comme décoration conduisirent progressivement à l’arrêt de ces massacres vers les années 1920 au moins en Europe de l’Est.

Ces décennies de destruction avaient réduit les populations à un niveau très bas. La grande colonie du lac Neusiedl en Autriche, tout près de la frontière hongroise, était ainsi passée de 230 couples en 1835 à … à peine 25 couples rescapés en 1916. Heureusement, des populations moins faciles d’accès persistaient dans le delta du Danube et de la Volga et ont permis la recolonisation des sites d’où elle avait été exterminée. En 1946, la colonie du lac Neusiedl était repassée à 100 couples ; en 1950, l’espèce s’était réinstallée en Bulgarie le long du Danube et en 1968, la Grèce voit son retour.

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Photo J. Lombardy (Auvergne)

A l’Ouest du nouveau

C’est à partir des années 1970 (2) que, timidement, on commence à voir apparaître quelques grandes aigrettes, de temps en temps, en Europe de l’Ouest et du Nord. Les colonies hongroises (autour de 300 couples) et autrichiennes (300 couples aussi) semblent être à l’origine de ces premières incursions. Fin des années 1970, elle s’installe en Lituanie et dans le sud de la Pologne. Puis, à partir des années 1980, tout s’emballe la grande aigrette hiverne et s’installe comme nicheuse dans de plus en plus de pays européens ; pas moins de 13 pays sont ainsi conquis dont 4 nouveaux depuis 2012 (voir le tableau de synthèse). Elle atteint désormais la Suède et l’Angleterre ! Cette expansion spatiale s’accompagne d’une forte augmentation des effectifs nicheurs et encore plus hivernants ; on observe désormais couramment des groupes de plus d’une centaine d’oiseaux, fait impensable il y a encore cinquante ans !

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Evolution de la population nicheuse dans des pays européens (d’après 2).

Détaillons un peu le cas de la France comme exemple révélateur (1). La première nidification remonte juste à 1994 au lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique ; la population nicheuse est depuis passée à plus de 300 couples en 2012 ! Le début des années 2000 voit une accélération brutale du processus comme en Camargue où l’effectif nicheur passe d’une vingtaine de couples début 2000 puis explose à partir de 2006 avec 170 couples en 2009 et 181 en 2011 ! Parallèlement, la population hivernante connaît elle aussi une progression sidérante : l’espèce peut désormais être observée pratiquement sur tout le territoire. La population hivernante du quart nord-est (avec les grands réservoirs Marne et les étangs lorrains notamment) est passée de 1500 individus en 2008 à … 4200 en 2013. On estime que au cours de l’hiver 2012-2013 entre 8000 et 15 000 grandes aigrettes ont hiverné en France ! Comment expliquer une telle expansion ?

Espaces protégés

L’arrêt des massacres en Europe de l’Est a été de toute évidence le pré-requis pour le retour de la grande aigrette sur ses anciens territoires. Mais, pour autant, la destruction des zones humides dont elle est tributaire surtout pour nicher n’a pas cessée et s’est même intensifiée et les destructions directes autour des piscicultures et des étangs voués à l’élevage du poisson se sont poursuivies pendant des décennies. L’instauration de lois de protection des hérons a donc été un premier pas décisif qui a permis, outre le retour des autres hérons nicheurs (comme le héron cendré), de ne pas anéantir les tentatives d’installation en dehors de l’aire d’origine. Mais, pour que la reproduction se fasse dans de bonnes conditions, il faut que les colonies (presque toujours au milieu de colonies de hérons de plusieurs espèces) ne connaissent pas de dérangements répétés fatals aux jeunes oiseaux et aux pontes (prédation des corneilles notamment) (voir la chronique sur le bihoreau gris). C’est là que les grandes réserves naturelles incluant des zones humides majeures et propices ont joué à fond un rôle majeur de zone refuge.

Le lac de Grand-Lieu en France (1) constitue un cas d’école en la matière. Cette réserve naturelle a accueilli le premier couple nicheur en 1994 ; en 2000, on recensait 29 couples, 69 en 2004, autour de 130 en 2007 avec une stabilisation autour de 130-160 couples depuis les années 2010. Cette population installée dans un site donc complètement protégé, à l’écart de tout dérangement et destruction malveillante a essaimé progressivement tout autour. En Camargue, on constate le même phénomène avec l’installation par exemple dans le marais protégé de Vigueirat.

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Photo J. Lombardy. (Auvergne)

Coup de chaud

La concordance chronologique de cette expansion avec l’amplification généralisée du réchauffement global ne manque pas évidemment d’interroger. Dans le cas de la grande aigrette, les températures hivernales représentent un facteur limitant majeur : les périodes de froid intense avec prise en glace des plans d’eau ou de couverture neigeuse au sol sont des facteurs de mortalité importants. Ce qui s’est passé en Camargue récemment en témoigne : après une vague de froid meurtrière en février 2012, la population nicheuse a brusquement chuté de 181 couples en 2011 à 113 en 2012.

Jusque dans les années 1980, les grandes aigrettes hivernaient soit dans le bassin méditerranéen oriental proche des sites d’Europe centrale soit en Afrique du nord. Désormais, elle hiverne d’une part sur place en Europe centrale (ce qui était exclu auparavant par la rudesse du climat continental) et en Europe de l’Ouest. Ainsi, ces oiseaux hivernent donc au plus près de leurs sites de nidification ; ils ont donc beaucoup moins de risques vu les courts déplacements impliqués et arrivent plus tôt sur les sites de reproduction (fait important pour le choix des meilleurs sites) et en meilleure forme. Les grandes aigrettes semblent donc profiter à plein du réchauffement climatique … ce qui n’a rien de réjouissant au passage pour notre avenir !

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Photo J. Lombardy (Ecopôle du Forez)

Plus de poissons

Un autre facteur clé pour expliquer cette success-story concerne la ressource en poissons, une des nourritures de base de ce héron en période de nidification au moins. Il est bien connu que l’enrichissement généralisé des eaux en substances minérales dissoutes (eutrophisation) a entraîné un fort développement des populations de certains poissons « blancs » (en majorité des Cyprinidés) favorisés par cette nouvelle donne. Ce phénomène ne touche pas que la grande aigrette puisqu’en même temps les populations de grand cormoran (et de cormoran pygmée dans l’Est) ont elles aussi fortement augmenté du fait de cette disponibilité accrue en poissons. La surpêche des poissons prédateurs favorise aussi la prolifération des « petits » poissons.

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La grande aigrette pêche en eau peu profonde grâce à ses longues pattes. Photo J. Lombardy (Auvergne)

Une étude conduite sur le lac Neusiedl (3) déjà cité éclaire nettement cette évolution. La population nicheuse y est passée de 120 couples au début des années 80 à plus de 700 couples à la fin des années 90. Là bas, le terrain de chasse principal des grandes aigrettes se situe dans les immenses roselières de ce lac qui ont prospéré depuis l’abandon de leur exploitation séculaire (fabrication de chaume) ; celle-ci a généré une structure très ouverte avec de larges clairières d’eau libre très propices à la pêche pour les aigrettes. Parallèlement la biomasse en cyprinidés a été multipliée par dix. Ces deux facteurs réunis expliquent largement la forte augmentation des aigrettes mais aussi d’autres oiseaux piscivores tels que grèbes huppés et hérons pourprés.

Aux Pays-Bas (4), sur une vaste zone humide de marais, on observe des spécialisations individuelles : certains individus n’hésitent pas à pêcher de gros poissons près de bateaux de pêche (perches et gardons) ce qui leur permet de se nourrir en très peu de temps ; le poisson naturellement pêché est l’épinoche (petite espèce) dans les fossés et les mares crées artificiellement dans cette zone en cours de restauration mais il demande plus de temps de récolte (1,5 à 3 heures/jours contre 15 min pour de « gros » poissons !).

Innovante

Un fait marquant a accompagné cette expansion : un changement flagrant dans le comportement alimentaire des grandes aigrettes surtout en hiver. On les voit alors fréquenter de manière intensive les espaces agricoles herbeux (prés, jeunes céréales, champs cultivés, chaumes) qu’elles arpentent à pas mesurés à la recherche … des petits rongeurs dont les campagnols des champs, souvent sujets à des pullulations dans ces milieux cultivés. On peut parler de mulotage, terme employé à propos du sanglier qui retourne les prairies pour déterrer ces petits rongeurs. Elles côtoient alors souvent les hérons cendrés qui pratiquent le même mode de chasse.

Cette pratique lui permet d’une part d’exploiter une nouvelle ressource abondante et de surmonter sans trop de problèmes les épisodes de gel des plans d’eau qui la privent temporairement d’accès aux poissons. Cet opportunisme alimentaire montre bien cette espèce s’inscrit dans une dynamique certaine et que, peut-être, elle sera amenée à exploiter d’autres ressources comme le fait par exemple le héron garde-bœufs ou la cigogne blanche, adeptes des décharges sauvages comme complément de ressource ! Il sera aussi intéressant de voir si son expansion a des répercussions sur des espèces indigènes comme le héron cendré qui exploite un peu les mêmes ressources.

Ange ou démon ?

On ne peut évidemment en tant que naturaliste ou simple usager de la nature que se réjouir de l’arrivée surprenante de cette superbe espèce dans notre environnement quotidien. Personnellement, j’adore cette espèce majestueuse que j’ai été traquée il y a une quarantaine d’années dans les marais de Yougoslavie (elle était alors une icône de la rareté !) et que je peux désormais observer presque depuis le pas de ma porte en Auvergne. D’aucuns peuvent y voir un enrichissement de la biodiversité : une espèce de plus et qui prospère. Mais, à y regarder de plus près, au vu des causes probables de son expansion, il faudrait peut être s’inquiéter de ce qu’elle nous dit de l’état de notre environnement : réchauffement climatique ; eutrophisation ; augmentation des surfaces cultivées ; artificialisation des milieux humides ; … Evidemment, la grande aigrette n’y est pour rien et il n’est nullement question de la condamner mais regardons là désormais comme une icône de ce changement global bien en cours et qui s’écrit sous nos yeux. La blancheur immaculée du grand héron blanc cache la noirceur de la forêt de notre emprise de plus en plus grande sur l’environnement !

NB : Un grand merci à J. Lombardy pour ses photos.

 

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Photo J. Lombardy (Auvergne)

BIBLIOGRAPHIE

  1. Atlas des oiseaux de France métropolitaine. Vol. 1. N. Issa ; Y. Muller ; Ed. Delachaux et Niestlé. 2015
  2. The Great White Egret in Europe: population increase and range expansion since 1980. Łukasz Ławicki. British Birds 107 • January 2014 • 8–25
  3. Spatial and temporal variation of habitat and prey utilization in the Great White Egret Ardea alba alba at Lake Neusiedl, Austria. ERWIN NEMETH and ALEXANDER SCHUSTER Bird Study (2005) 52, 129–136
  4. Individual Differences in Feeding Habits in a Newly Established Great Egret Casmerodius albus Population: Key Factors for Recolonisation. Berend Voslamber, Maarten Platteeuw & Mennobart R. van Eerden.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la Grande Aigrette
Page(s) : p. 163 Le Guide Des Oiseaux De France