Si vous empruntez plutôt les « chemins noirs » chers à S. Tesson (1), les chemins de traverse oubliés de la France rurale qui s’accroche et résiste, vous les avez sans doute croisés ces êtres hors du commun : des arbres vétérans au tronc complètement creux et éventré, plein d’une sorte de terreau, mais encore bien vivants, des trognes issues d’une longue tradition paysanne de taille et de gestion de ces arbres (voir la chronique Bienvenue chez les trognes). D’où cette image de la carie car le processus progresse effectivement sur le même mode. Mais comment tiennent-ils encore debout et en pleine vitalité et comment en sont-ils arrivés à ce stade ? Nous allons donc explorer le mécanisme de formation des cavités chez les trognes en cherchant à comprendre ce qui les démarque des arbres non taillés et qui eux aussi, connaissent cette évolution mais selon des modalités bien différentes.

Aux origines de la carie

Ici, nous allons donc nous intéresser aux cavités qui apparaissent dans les arbres vivants, en laissant de côté celles qui affectent les arbres vraiment morts restant debout sur pied un certain temps sous forme de « chandelles ». Ces cavités naissent de l’action de champignons mangeurs du bois de cœur, le duramen, le bois central du tronc et des grosses branches fait de tissus morts et dans lequel la sève ne circule plus. En effet, le bois vivant, l’aubier (en général plus clair en coupe), dans lequel circule la sève ne peut être attaqué par des champignons du fait de son activité et de diverses barrières immunitaires très efficaces. Ces champignons spécialisés sont bien connus par leurs fructifications (carpophores) imposantes en forme de consoles ou d’étages superposés : polypores, langues-de-bœuf, phellins, amadouviers, ganodermes, … Mais l’essentiel du champignon, la partie cachée de l’iceberg, le mycélium formé d’un réseau de filaments, se développe dans le bois de cœur ou duramen (voir la chronique sur l’exemple du polypore du bouleau).

Le champignon doit donc atteindre le duramen et pour cela, il a besoin d’aide : une blessure profonde qui traverse l’écorce protectrice (voir la chronique sur l’écorce) ou une grosse branche cassée lors d’un coup de vent ; comme celle-ci a un duramen relié à celui du tronc, la fracture constitue une porte d’entrée idéale. Une fois installé, le mycélium, né de la germination d’une spore transportée par le vent ou par des animaux, va entamer son travail de sape en rongeant littéralement le duramen en prélevant les substances nutritives et en laissant la partie indigeste sous forme de pourriture blanche ou brune selon les espèces de champignons. Ainsi commence la carie va progresser au fil du temps et engendrer une cavité au fur et à mesure que le duramen décomposé s’effrite. L’aubier et l’écorce restent vivants tant que l’arbre conserve sa vitalité ce qui donne ce tronc creux mais toujours vivant.

De la tête au pied

Des invertébrés (dont des larves d’insectes), une foule de microbes et d’autres champignons vont compléter ce travail et accentuer le creusement de la cavité ; c’est ce qu’on appelle la communauté saproxylique (sapros, en décomposition et xylos, bois) riche de centaines d’espèces plus ou moins spécialisées, un réservoir de biodiversité des milieux arborés.

L’attaque des champignons se situe en fait à deux niveaux. Certains, dits de souche, s’attaquent aux racines et à la base du tronc (aussi à partir de blessures) ; ils provoquent la formation de cavités connectées avec le sol. Les autres, dits de tronc, s’installent à partir de la couronne et progressent ensuite vers le bas ; ils produisent dans un premier temps des cavités déconnectées du sol, « en l’air ». Au fil du temps, les deux types de cavités finissent par se rejoindre et donnent un tronc entièrement creux de la tête au pied !

Dans la nature, sans intervention humaine, ce processus ne commence qu’à partir d’un certain âge variable selon les essences et la nature de leur bois. Ainsi, les saules au bois tendre et à croissance rapide, connaissent ce processus relativement tôt alors que chez les chênes pédonculés les premières cavités n’apparaissent vraiment qu’à partir de l’âge de 150-200 ans. Comme ces derniers peuvent atteindre 500 ans, on a donc là un milieu très particulier (la cavité interne) susceptible de durer très longtemps (plusieurs siècles potentiellement) tout en évoluant lentement. Ceci explique notamment pourquoi la faune invertébrée spécialisée de ces cavités d’arbres vivants a une capacité de dispersion très limitée dans l’espace comparée à celle qui peuple les arbres morts sur pied où les branches mortes au sol qui se décomposent rapidement. Un milieu stable, durable à long terme, a sélectionné des espèces peu mobiles car assurées de trouver un logement et de la nourriture sur le long terme.

Le sang des trognes

Avec l’âge et l’activité des décomposeurs, la cavité s’agrandit et le bois décomposé s’accumule sous forme d’une matière poudreuse formée de débris légers et friables (comme de la sciure) à laquelle s’ajoutent les excréments des innombrables animaux qui y vivent (en moyenne 2500 arthropodes par kg de matière pourrie). Si la cavité possède une ouverture, cas le plus fréquent, des feuilles mortes, des brindilles vont se déposer ; des oiseaux cavernicoles ou des petits mammifères peuvent venir nicher et apporter des matériaux pour nicher et déposer des excréments ou laisser des cadavres. Ainsi se forme un terreau, un humus d’arbre qui s’enrichit en azote par ces apports extérieurs au point d’en contenir deux à trois fois plus que le bois mort pur. Ce terreau s’accumule dans la cavité et, au stade final, peut atteindre une hauteur de plusieurs mètres ; il était bien connu à la campagne dans les régions bocagères comme substrat de culture sous le surnom de « sang des trognes » (2). En Bresse, on le recueillait dans les saules têtards répandus dans cette région d’étangs sous le nom de poudron pour faire les semis d’un piment local dit piment de Bresse.

Ce terreau constitue un nouveau milieu extrêmement original et qui sert de lieu de vie à de nombreuses espèces de larves d’insectes dont celles du célèbre pique-prune, un gros scarabée sombre ou de cétoines. Par ailleurs, les parois effritées de la cavité offrent de nouveaux milieux de vie ; si la cavité est suspendue et profonde, l’eau peut s’y accumuler et stagner formant une micro-mare interne, autre milieu exceptionnel. Bref, vous avez compris que ces cavités représentent une mine d’or pour la biodiversité, un mal (relatif car l’arbre reste vivant) pour un bien !

Le plus des trognes

Tout ce qui précède concerne les vieux arbres en général ; mais qu’en est-il pour les trognes, ces arbres qui subissent ou ont subi des écimages drastiques répétés à intervalles réguliers ?

La première différence considérable, c’est que la taille répétée provoque un vieillissement prématuré du tronc de l’arbre qui grossit en diamètre et se boursoufle du fait des bourrelets cicatriciels générés à chaque recépage des branches de la couronne ; des irrégularités propices à la pénétration de champignons se forment dans l’écorce. La formation d’une « tête » (voir la chronique sur les trognes) en dôme aplati ou en plate-forme facilite la stagnation de l’eau et le dépôt des feuilles mortes et autres débris, donc des conditions favorables au développement de champignons, notamment à la faveur des blessures occasionnées par les coupes.

En même temps, chaque taille remet l’horloge interne à zéro et induit une croissance plus lente si bien qu’au final, à condition que les tailles soient régulières et pas trop éloignées, l’arbre vit bien plus vieux que s’il croissait librement en hauteur ; la différence peut aller du simple au double en termes de longévité pour une même espèce. Ceci augmente d’autant la probabilité de formation de cavités puisque le temps est un facteur clé et que le tronc principal n’est pas affecté par la taille.

L’étrognage régulier induit une autre transformation bien plus subtile (3) : à chaque taille, l’arbre perd brutalement tout son feuillage potentiel et ses branches ; dans les premières années qui suivent, cela impliquera pour lui un moindre besoin en eau : le tissu conducteur de la sève, l’aubier, se réduit donc naturellement pour s’adapter. Son épaisseur diminue nettement laissant donc le bois de cœur ou duramen plus proche de la surface et donc plus à portée des champignons ! Ceci explique l’aspect très mince des parois du tronc creux des vieux saules par exemples où ne subsiste plus que le mince aubier encore vivant.

Des pourvoyeurs de cavités

Restait à vérifier concrètement cet effet trogne sur la richesse en cavités : une équipe tchèque (3) a conduit une étude comparative en Moravie sur quatre peuplements de saules blancs : deux composés d’arbres têtards (mais plus tellement entretenus) et deux autres d’arbres « libres » de haut jet.

L’étrognage augmente la probabilité de formation de cavités et ce même sur des arbres plus jeunes. Sur des saules de 50cm de diamètre à 1,50m, 75% des têtards sont creux alors que seulement 30% des non taillés possèdent des cavités. Grosso modo, la formation des cavités est deux à quatre fois plus rapide. Les chercheurs ont ainsi pu observer des larves de pique-prune, ce coléoptère hautement spécialisé du terreau de cavité, dans des saules de moins de vingt ans. Ainsi, la disponibilité de cavités augmente rapidement, bien plus vite qu’avec des arbres non taillés où il faut attendre bien plus longtemps. Dans les bocages de l’Orne (5), on atteint une densité de 10 arbres à cavités par hectare ce qui se rapproche des valeurs mesurées dans des boisements naturels.

L’autre effet positif concerne l’emplacement des cavités : chez les têtards, elles se forment dans la tête et gagnent vers l’intérieur du tronc alors que sur les arbres libres, elles restent localisées à la base des grosses branches cassées et offrent moins de possibilités pour abriter une faune spécialisée. La coupe expose le tronc au soleil ce qui favorise les larves vivant à l’intérieur des cavités pleines de terreau et plutôt fraîches (obscurité et parois isolantes) ; plusieurs des espèces phares sont justement thermophiles, ayant besoin d’une certaine chaleur pour se développer. Les grands capricornes recherchent les écorces ensoleillées pour pondre leurs œufs (5).

Grand capricorne sur l’écorce d’un vieux chêne têtard en bocage (Boischaut).

Enfin, le tronc étant plus gros et ventru, il offre plus de place pour la formation d’un terreau abondant d’autant que nous avons vu que l’aubier régressait au profit du duramen.

Les trognes représentent donc un potentiel essentiel pour la survie de toute une biodiversité associée au bois mort des cavités des arbres vivants ; la raréfaction de tels arbres dans les boisements exploités et la déforestation majeure qui a affecté les régions tempérées au cours des deux derniers millénaires font des zones bocagères à trognes un refuge majeur pour cette biodiversité. Mais tout cela suppose que les trognes continuent d’être taillées régulièrement car, sinon, elles sont condamnées à disparaître prématurément (voir la chronique) : et c’est loin, très loin, d’être le cas dans nombre de régions  sans parler de leur destruction directe !

J’ai connu ce vieux chêne têtard pendant mon enfance ; je l’ai revu récemment mais ses jours sont comptés car il n’a pas été retaillé depuis !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Sur les chemins noirs. S. Tesson. Ed. Gallimard. 2016
  2. Les trognes. D. Mansion. Ed. Ouest-France. 2012
  3. NOTES ON POLLARDS 
BEST PRACTICES’ GUIDE FOR POLLARDING. Gipuzkoako Foru Aldundia-Diputación Foral de Gipuzkoa. www.trasmochos.net
  4. Is Active Management the Key to the Conservation of Saproxylic Biodiversity? Pollarding Promotes the Formation of Tree Hollows. Sebek P, Altman J, Platek M, Cizek. PLoS ONE 8(3). (2013)
  5. Les trognes : un habitat de substitution remarquable pour les coléoptères saproxyliques. Vincent Vignon. 1er colloque européen sur les trognes, Vendôme, 26, 27 et 28 octobre 2006