Dipsacus fullonum

Silhouettes hautement typiques de cardères sauvages dont la hauteur dépasse souvent les deux mètres.

La cardère sauvage, plante très commune et souvent présente en vastes colonies, interpelle au premier coup d’œil n’importe quel promeneur, même non féru de botanique : son port altier, son architecture ramifiée, ses tiges puissantes armées d’aiguillons courts comme le dessous des nervures des feuilles (d’où le surnom de crocodilion), ses feuilles opposées soudées à leur base et qui retiennent l’eau (d’où son surnom de cabaret des oiseaux ou baignoire de Vénus) et ses inflorescences en forme de rince-bouteilles !

Justement, ses inflorescences, outre leur aspect déjà très original et leur pouvoir attractif remarquable vis-à-vis des bourdons, abeilles et papillons, présentent une particularité quasi unique dans le monde des plantes à fleurs : la floraison successive des fleurs élémentaires ne progresse pas du bas vers le haut ou vice versa mais elle commence au milieu et progresse ensuite vers le haut et vers le bas en même temps (1). Comment fonctionne une telle floraison ? Une étude récente répond en partie à cette question et apporte des éclairages intéressants sur cette originalité.

Capitule

Avant d’entrer dans les mécanismes, il faut d’abord bien comprendre la structure de cette inflorescence : longue de 5 à 9cm, elle se compose de centaines de fleurs lilas pâle très serrées, réunies sur un support en forme d’œuf creux à l’intérieur, un réceptacle : on parle de capitule pour désigner ce type d’inflorescence très compacte aux fleurs étroitement serrées. Normalement, on associe le capitule à la famille des composées ou Astéracées comme chez les pissenlits, les tournesols ou les marguerites où il se présente sous la forme d’un plateau en disque plus ou moins aplati pouvant aller vers un dôme ou un cône. Les cardères (genre Dipsacus) appartiennent, elles, à la famille hétérogène des Caprifoliacées où elles côtoient les scabieuses, les knauties, les succises au sein d’une tribu particulière. Elles ont néanmoins un certain degré de parenté avec les Astéracées au sein de la classe des Astérales même si elles sont plus proches parentes des Ombellifères.

Comme chez les composées, sous le capitule, on trouve une collerette de bractées, un involucre, formé ici de longues pièces raides et arquées un peu épineuses et très écartées les unes des autres, dessinant comme une cage lâche autour du capitule. Sur celui-ci, chaque fleur est elle-même sous-tendue par une bractée droite, dressée et terminée par une longue épine souple, donnant cet aspect de brosse ou de rince-bouteilles. Au début, on ne voit d’ailleurs que ces bractées serrées entre lesquelles vont bientôt apparaître les boutons floraux. Chaque fleur élémentaire possède une corolle lilas pâle en forme de long tube s’évasant en entonnoir, avec quatre lobes correspondant aux pétales ; les étamines libres sortent au sommet ainsi que le stigmate entier. Sous la corolle, on trouve successivement vers le bas le calice en forme de coupe à peine dentée puis comme un second calice distinct côtelé qui englobe l’ovaire : ceci correspond à un épicalice fortement intégré à la fleur (voir à ce propos la chronique sur les bractées).

La migration des anneaux

Ce qui distingue tout particulièrement la cardère sauvage, c’est la séquence de floraison des fleurs au sein d’un même capitule. Les premières fleurs ne s’ouvrent pas ni à la base ni au sommet comme le schéma classique dans les inflorescences des plantes à fleurs mais en plein milieu du capitule, là où il atteint son plus grand diamètre. Dès la fin juin à début juillet, on voit donc se former ainsi un premier anneau central de fleurs qui s’élargit de jour en jour : les nouvelles fleurs fraîches apparaissent au-dessus et en dessous en même temps tandis que celles les plus au centre, les premières ouvertes donc, commencent déjà à faner. Rapidement, comme les corolles des fleurs fanées tombent, l’anneau central disparaît à la vue tandis que deux anneaux fleuris se forment, symétriquement, et progressent de jour en jour l’un vers la base et l’autre vers la pointe. Ainsi, on assiste au ralenti à une migration de deux anneaux fleuris.

Cette séquence de floraison bidirectionnelle n’a guère d’équivalent parmi les plantes à fleurs que parmi de rares cas et encore moins marqués. Ainsi, par exemple, chez la pimprenelle (Rosacée) aux inflorescences en têtes globuleuses, les fleurs se forment de la base vers le sommet (acropète) mais les dernières formées au sommet qui sont en plus des fleurs uniquement femelles s’ouvrent en premier si bien que la floraison suit une vague inverse du sommet vers la base (basipète).

Initiation

Comment ces fleurs élémentaires se mettent-elles en place avant de fleurir ? Le capitule se forme au sommet d’un long pédoncule qui est porté par la tige centrale ou les tiges latérales qui se forment par ramifications selon une architecture en fourches bien caractéristiques des cardères. Au bout de chaque jeune tige en croissance, il y a un « point végétatif » apical, un méristème, i.e. un massif de cellules indifférenciées qui se divisent et élaborent la tige en croissance et de place en place des paires de feuilles opposées. Quand la tige a atteint une certaine longueur, le méristème s’élargit et évolue vers un massif plus grand et nu qui fabrique le cercle de grandes bractées de l’involucre (voir ci-dessus).

Au centre, le méristème devient globuleux et à sa surface apparaissent des renflements (au microscope !) marqués par de fortes divisions cellulaires et une différenciation des cellules ainsi produites : on parle de primordias (primordium au singulier) ; ce sont les ébauches embryonnaires des futurs organes et, dans ce cas, les ébauches florales (donc on parlera de primordias floraux). Ces renflements se forment tout autour du méristème et au fur et à mesure de leur élaboration ils migrent en avant selon des lignes en spirales de la pointe où se trouve le méristème vers la base : ainsi se forment des alignements de primordias qui suivent des trajectoires en spirale, des parastiches ( de para, à côté et stikhos, rangée) !

De la distorsion dans les spirales

Zoom sur le coeur d’un capitule fleuri de tournesol : on devine bien les rangées spiralées de fleurons épanouis, les parastiches

Ces parastiches, lignes « théoriques » mais bien réelles n’apparaissent au regard que sous un certain angle ; elles s’entrecroisent selon un patron complexe, les unes tournant de droite à gauche et les autres dans l’autre sens. Elles s’expliquent par les contraintes spatiales qui règnent à la surface du petit méristème qui ne cesse d’engendrer des centaines de primordias. On les connaît bien (sans les avoir forcément remarquées) avec les fleurons centraux des larges capitules de tournesol par exemple, ou avec les écailles des cônes de pin ou celles des ananas. On sait aussi que dans le cas des capitules des composées (comme ceux des tournesols), le rapport de leurs nombres respectifs (spirales droites et spirales gauches) suit fidèlement le modèle mathématique dit « du nombre d’or » (proche de 1,6) ou des séries de Fibonacci : par exemple, 20 d’une sorte et 32 de l’autre (32/20 = 1,6) ou 25/40. Les pommes de pin par exemple sont sur le mode 5/8 alors que l’ananas relève du 8/13 !

Or, dans le cas des cardères (1), on constate de nettes « dérogations » à cette règle du nombre d’or avec une certaine variabilité ; ainsi, sur une quarantaine de capitules observés de près, il a été trouvé une majorité (67%) de capitules sur le mode 16/26 (soit un rapport de 2 et non pas de 1,6 ; séries bijuguées) et seulement 10% répondent au nombre d’or avec, en prime, des cas encore plus inhabituels. Ceci dénote donc, pour la cardère, une certaine originalité à mettre sans doute en relation avec la forme de son capitule allongé en œuf avec une partie centrale nettement plus large qui perturbe la belle régularité classiquement observée.

L’effet œuf

L’étude (1) montre clairement que ce développement ne dépend pas de facteurs externes comme la luminosité mais que la promotion des fleurs médianes a lieu très tôt dans le développement du capitule. Cependant, au moment même de la floraison, l’éclairement influe sur la face de l’anneau initial central, ce qui induit souvent une dissymétrie de ce dernier. Au début du développement, sur le petit capitule encore globuleux, les parastiches se mettent en place « normalement » de la pointe vers le bas ; puis, assez rapidement, le capitule se déforme en fuseau et prend du ventre au milieu, évoluant vers la forme en œuf. A partir de ce stade, cette zone médiane va prendre le dessus en termes de développement bien qu’étant apparue plus tard chronologiquement. Les fleurs médianes se développent alors en priorité conduisant rapidement à l’émergence de l’anneau central. Puis, la progression gagne dans les deux directions, cette innovation étant sans doute induite par la forme géométrique originale du capitule entre autres. La plus grande surface produite au niveau médian libère de la place pour la formation de parastiches supplémentaires tandis qu’au contraire vers la pointe très étroite, leur nombre va être réduit. Ainsi, se créé cette distorsion constatée ci-dessus dans les spirales et l’évolution vers des séries de spirales droites/gauches selon un rapport de type 2.

Reste la question de l’intérêt d’un tel dispositif pour la pollinisation de la plante ; peut être favorise t’il plus les pollinisations croisées car les visiteurs peuvent ne visiter qu’un anneau sur deux pour un capitule donné et être incités à aller voir ailleurs quand l’autre anneau se trouve « éloigné » spatialement ? Le raisonnement évolutif conduit en tout cas à se dire qu’il doit y avoir un avantage adaptatif à un tel processus !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Understanding the unique flowering sequence in Dipsacus fullonum: Evidence from geometrical changes during head development. Naghiloo S, Claßen-Bockhoff R (2017) PLoS ONE 12 (3): e0174091.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la cardère sauvage
Page(s) : 196-197 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez la cardère sauvage
Page(s) : 300-301 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez la cardère sauvage
Page(s) : 299 Guide des Fleurs du Jardin