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Deux succulentes réunies dans une rocaille : la ficoïde de Cooper et l’orpin blanc (feuillage rouge)

Parmi les nombreuses formes spécialisées que peuvent prendre les plantes, les plantes succulentes connaissent un grand succès populaire comme ornementales originales ; elles sont de plus appelées, avec le changement climatique en cours, à occuper une place de plus en plus importante dans les espaces « verts » pour économiser l’eau sous la forme du xéropaysagisme, les jardins secs. Mais que recouvre exactement ce terme de succulent et quelles plantes méritent vraiment cette appellation ?

 

Aux racines de la succulence

Le mot succulent (1) intrigue souvent le néophyte qui n’en connaît que le sens littéraire : « qui a une saveur délicieuse » ; c’est pourtant sous un sens plus concret qu’imagé que ce mot est apparu au début du 16ème siècle à partir du latin succulentus, dérivé de sucus pour suc : donc, il désignait une chose « riche en jus ». Or, dès le milieu du 16ème, on le trouve appliqué dans un sens dérivé à « une personne bien en chair » : c’est peut-être par ce truchement qu’on est passé à l’image de la « saveur » !!

Côté botanique (2), sa première application à ce contexte est attribuée à Jean Bauhin (1541-1613), botaniste suisse mort en France à Montbéliard et auteur d’une Historiae Plantarum publiée après sa mort ; il y propose une classification de plus de 5000 plantes en groupes informels dont celui des « herba crassifoliae et succulentae » (plantes à feuilles épaisses et juteuses) qui comprend des plantes telles que les agaves, les aloès, les pourpiers, les orpins, … Il n’incluait dans ce groupe que les plantes avec des feuilles succulentes et pas celles avec des tiges succulentes.

Un siècle plus tard environ, John Ray (1627-1705), surnommé le père de l’histoire naturelle britannique, grand naturaliste éclairé, publie une clé d’identification des plantes succulentes ce qui l’amène au préalable à les définir ainsi : « les plantes succulentes ont des feuilles épaisses juteuses, couvertes d’une enveloppe, à travers laquelle l’humidité peut facilement transpirer, ce qui leur permet de survivre dans les endroits secs ». Définition déjà très moderne puisqu’elle inclut l’aspect écologique (vie dans un milieu aride) et physiologique (transpiration)

Jusqu’au milieu du 18ème, succulentae va être ainsi utilisé, englobant progressivement d’autres plantes dont les cactus. En 1750, Linné reprend ce groupe comme « ordre naturel » (vision typiquement créationniste)dans son Philosophica Botanica mais dès 1753, dans son Species Plantarum, point de départ de la nomenclature botanique linnéenne (binômes latins), il ne le reprend plus. Ce groupe va ensuite disparaître de l’usage botanique.

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Belles et étranges : les « plantes-cailloux » (Lithops) : pas de tige et deux feuilles hyper charnues entre lesquelles sortira une fleur (originaires d’Afrique du sud) (Serre du MNHN ; Paris)

La succulence déclinée en mots

Comme toujours en botanique, devant l’immense diversité des cas, il a fallu affiner le vocabulaire et toute une batterie de mots est utilisée pour désigner ces plantes ou une partie d’entre elles. En français, on emploie souvent le synonyme un peu curieux de plantes grasses, peut-être hérité de la fameuse image évoquée ci-dessus « bien en chair » ! En anglais, son équivalent « fat plants » ne s’applique qu’à la catégorie des plantes à caudex (voir ci-dessous). Les botanistes européens emploient souvent un troisième mot : crassulescent, crassuléen ou crassulent, dérivé de crassus pour épais. Ce mot a servi aussi à construire le nom de la famille des Crassulacées (joubarbes, orpins), la seule famille riche en espèces succulentes et bien représentée sous nos climats, les nombreuses autres familles avec des succulentes étant exotiques.

Deux autres termes purement botaniques, caudiciformes et pachycaules, s’appliquent à deux cas particuliers. Les plantes caudiciformes possèdent un caudex (mot signifiant tronc), i.e. une partie basale (la tige et/ou la racine) très renflée, formant un organe de stockage au ras du sol. Un exemple frappant, est une Apocynacée d’Afrique du sud parfois cultivée comme ornementale, Raphionacme burkieri , le « Bi » des bushmen pour qui son caudex large et aplati est une réserve d’eau ! Les plantes dites pachycaules (de pachys, épais et caule pour tige) sont des arbres ou arbustes à tronc unique et renflé où de l’eau est stockée. Une autre Apocynacée ornementale, d’origine africaine, la « rose du désert » (Adenium obesum) possède ainsi un tronc court et charnu (port de bonsaï) mais aussi un caudex basal plus ou moins prononcé.

Vivre au sec

Pour définir la succulence et donc être capable de dire qui est succulent ou pas, il faut s’appuyer sur la combinaison de trois types de critères, déjà ébauchés dans la définition historique de J. Ray (premier paragraphe) : écologiques (liens avec le milieu), morphologiques/anatomiques et physiologiques (l’activité interne de la plante).

La succulence est une des réponses possibles pour survivre dans des milieux arides ou semi-arides avec au moins une période sèche prolongée dans l’année où la plante ne peut plus s’approvisionner en eau à partir du sol. Face au stress induit par ce manque temporaire d’eau disponible, il y a deux grandes stratégies possibles :

– la tolérance, i.e. être capable de résister au dessèchement quitte à se dessécher complètement, entrer en vie ralentie et être capable de redémarrer quand l’eau revient : c’est le principe de la reviviscence adoptée par les mousses, les lichens (qui ne sont pas des plantes mais des champignons), certaines fougères comme le cétérach sur les vieux murs ou les sélaginelles des déserts. Ce ne sont pas des plantes succulentes.

– l’atténuation qui consiste à diminuer l’impact du stress hydrique (manque d’eau du sol) mais en restant actif ; cela peut prendre plusieurs formes : perdre le feuillage pendant la période de sécheresse pour limiter les pertes par transpiration et survivre par des organes de réserve (bulbe, caudex) ; fabriquer des racines pivots très profondes capables d’aller chercher l’eau à plusieurs mètres de profondeur ou stocker des réserves d’eau et s’en servir pour continuer à être actif, autrement dit la succulence.

Les plantes annuelles à cycle très court (éphémérophytes) qui germent aussitôt après une pluie et bouclent leur cycle avant le début de la sécheresse se situent à la frontière des deux car elles passent la saison sèche sous forme de graines desséchées en vie ralentie.

Des fausses succulentes

On rencontre en bord de mer toute une série de plantes aux feuilles charnues et plus ou moins épaisses mais qui vivent dans des milieux très humides comme les marais salants ou la zone des vasières recouvertes par les marées (voir la chronique sur l’aster maritime) : salicornes, soudes, arroches, …. Leur problème n’est pas la sécheresse en soi du sol mais sa richesse en sels minéraux qui leur impose de lutter contre l’envahissement de leurs cellules par ces derniers ; elles ont des feuilles riches en eau pour répondre à ce problème ; on les qualifie de plantes halophytes. Mais pour autant, sont incapables de lutter contre la sécheresse du sol avec toute cette eau accumulée. La preuve : si on arrache une de ces plantes, elles fane très vite ; faites la même chose avec un pied de pourpier potager dans votre jardin ou d’orpin dans votre rocaille et il restera bien vert et réussira même à refaire des racines et à repartir.

Néanmoins, il existe dans les steppes salées continentales ou les cuvettes salées des milieux désertiques des plantes dites xérohalophytes qui affrontent les deux problèmes en même temps (le sel et la sécheresse) ; celles-ci peuvent alors être classées parmi les succulentes.

Notons enfin que même les succulentes ne peuvent résister à une sécheresse totale qui dure au delà de un an ou plusieurs années : il faut qu’elles reçoivent périodiquement des précipitations même limitées pour survivre. Ce n’est en aucun cas une solution « absolue ».

Des formes et des organes

Pour être succulente au sens botanique, une plante n’a pas besoin de l’être entièrement mais il suffit qu’elle possède au moins un tissu succulent, i.e. un tissu vivant (pas des cellules mortes jouant le rôle d’éponge comme chez les sphaignes, ces mousses des tourbières) qui est capable de stocker de l’eau et de la rendre utilisable quand les conditions environnementales ne permettent plus le ravitaillement direct en eau : la plante succulente devient alors capable de continuer à vivre en étant indépendante de l’apport extérieur. Ces tissus de stockage peuvent se trouver dans n’importe quel organe ou dans plusieurs en même temps. Ils peuvent aussi assurer plusieurs fonctions dont la photosynthèse quand par exemple il s’agit de feuilles succulentes comme chez les orpins.

Partant de cette définition, on a une incroyable diversité de solutions possibles en matière de tissus « réquisitionnés » et de leur localisation et de leur mode de stockage. On peut donc avoir des plantes à feuilles succulentes, des plantes à tige succulente dont les pachycaules déjà citées ou à racines succulentes dont certaines caudiciformes. Par dessus cette diversité, se rajoute donc la diversité des tissus concernés ; ainsi, chez les cactus, la tige sert de réserve avec son cortex (tissu situé entre l’épiderme et les tissus conducteurs de sève) fait de parenchyme mais aussi des racines élargies mais cette fois au niveau des tissus conducteurs eux-mêmes ! D’une espèce à l’autre de cactus, on a une répartition différente des deux formes de stockage.

Chez les baobabs célèbres pour leurs troncs ventrus (notamment ceux de Madagascar), le bois (tissu mort) où l’eau est stockée contient une forte proportion de parenchyme vivant présent jusqu’à au moins 35cm à l’intérieur du bois ; 10% de cette eau stockée sera utilisée vers la fin de la saison sèche, avant l’arrivée des pluies, pour élaborer la première poussée de jeunes feuilles.

Certaines plantes à bulbes ou tubercules peuvent aussi entrer dans ce cadre ; ainsi le gros bulbe écailleux et hors de terre de l’urginée maritime qui pousse dans les rocailles arides côtières du bassin méditerranéen contient 80% d’eau ; celle-ci sera utilisée pour produire la grande inflorescence en fin d’été, à contre-courant des autres plantes à fleurs et alors que les feuilles aériennes ont disparu. Les écailles de ces bulbes ne sont rien d’autre que des bases de feuilles modifiées, comme une sorte de rosette charnue. De même, les racines tubéreuses des Asphodèles (4), plantes typiques des garrigues très sèches en été, ont un fort contenu en eau stockée dans le parenchyme à grandes cellules ; ces racines sont entourées d’un tissu absorbant (velamen) disposé en couches. Grâce à ces tubercules gorgés de réserves, les asphodèles vont pouvoir entamer leur croissance avant même que l’eau soit disponible dans le sol.

Une succulence graduée

La réponse qu’est la succulence à un problème, le manque temporaire d’eau, est loin d’être totale ; elle dépend souvent de l’intensité du stress et peut prendre des formes intermédiaires ou très peu visibles.

Ainsi, dans l’immense genre Peperomia (près de 1500 espèces), de nombreuses espèces sont succulentes (c’est souvent leur épiderme qui se gorge d’eau) mais à des degrés variables. On a tous les intermédiaires entre des espèces de milieux moyennement secs peu succulentes (mésophytes) à des espèces nettement succulentes de milieux secs (xérophytes). Certaines espèces peuvent de plus passer d’une forme à une autre si leur milieu tend à devenir plus aride. D’autres varient dans leur succulence selon qu’elles sont à l’état végétatif ou en train de fleurir.

Chez des plantes des semi-déserts de l’ouest de l’Amérique du nord comme certain séneçons, on découvre sur des coupes anatomiques des couches enfouies de cellules qui se chargent en eau et se vident pendant la saison sèche sans que la plante, extérieurement, ne semble succulente.

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Les Cactus sont les plantes succulentes par excellence

BIBLIOGRAPHIE

  1. Dictionnaire culturel le Robert sous la direction d’A. Rey.
  2. Living under temporarily arid conditions – succulence as an adaptive strategy. Urs Eggly and Reto Nyffeler. Bradleya 27/2009 ; pp. 13-36. Excellente synthèse sur la succulence en général.
  3. Water content and reserve allocation patterns within the bulb of the perennial geophyte red squill (Liliaceae) in relation to the Mediterranean climate. Sharaf Al-Tardeh ; Thomas Sawidis ; Barbara-Evelin Diannelidis ; Stylianos Delivopoulos. Botanique, 2008, 86(3): 291-299,
  4.  The root-tuber anatomy of Asphodelus aestivus. Thomas Sawidis, Sofia Kalyva, Stylianos Delivopoulos. Flora Volume 200, Issue 4, 2005, Pages 332–337

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Crassulacées cultivées
Page(s) : 333-341 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les Aizoacées cultivées
Page(s) : 98-101 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez agaves et yuccas
Page(s) : 152-155 Guide des Fleurs du Jardin