A l’heure où l’avenir de la biodiversité sur Terre s’assombrit à grande vitesse et où il semble que l’opinion publique se mobilise peu voire de moins en moins pour cette question, il faut s’interroger sur les raisons d’un tel échec relatif : pourquoi malgré toutes ces campagnes de sensibilisation, ses efforts d’institutionnaliser une éducation à l’environnement, ses films, ouvrages, documentaires ou applications qui sortent sur ce sujet, la conservation de la biodiversité progresse t-elle toujours aussi peu et pourquoi cela ne ressort t’il pas plus dans nos choix politiques au moment des élections. A cette question capitale pour l’avenir de la planète toute entière, l’humanité comprise, un courant de recherche très actif outre-Atlantique, a entrepris de croiser des données issues de diverses sciences en dehors du champ de l’écologie scientifique : sociologie, sciences de l’éducation, psychologie cognitive, psychanalyse, … Il en ressort des hypothèses très intéressantes sur les comportements humains par rapport à la perception de notre environnement et de sa biodiversité. Le paradoxe du pigeon est un de ces éléments que nous allons tenter d’expliciter.

De l’importance des villes

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A l’aube du 21ème siècle, l’humanité a franchi une étape symbolique un peu passée inaperçue : désormais, plus de la moitié de l’humanité vit dans des villes. Les projections pour 2050 donnent 80% de la population mondiale qui sera citadine ! Ceci veut dire que plus de la moitié des citoyens susceptibles de faire des choix lors des élections sont et seront de plus en plus des citadins. En 2005, une étude menée aux U.S.A. montrait que seulement 22% des votants fondaient leurs choix tant aux niveaux national, fédéral que local sur des problématiques environnementales. Tant que la pression politique pour la conservation restera à un tel niveau, il y a peu de chances que cette dernière se développe. Cela signifie que l’avenir de la conservation de la biodiversité va dépendre de plus en plus de la population urbaine.

Or, les grandes villes se caractérisent justement par des environnements très artificialisés où les notions de nature et de vivant ont de moins en moins de place. On sait que les urbains passent 90% de leur temps à l’intérieur de bâtiments et que parallèlement les temps de loisirs dans la nature diminuent. Des personnes qui vivent et travaillent, naissent et grandissent dans de tels environnements peuvent-elles se sentir concernées par des problèmes environnementaux à l’échelle planétaire ou même locale ?

La septième extinction

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L’indifférence s’est installée entre les citadins et la faune des villes

La séparation ou l’éloignement des citadins d’avec la nature n’a jamais été aussi grand et ne cesse de s’agrandir comme le montrent diverses études sociologiques. En Australie, une majorité d’enfants citadins ne savent pas que le lait vient des vaches et que le coton vient d’une plante. Des étudiants d’une université du Texas se sont montrés incapables de reconnaître des mammifères communs de leur environnement proche ou les citent comme disparus ; très peu font un lien entre urbanisation et déclin de la biodiversité. Une majorité d’Américains peuvent identifier au premier coup d’œil des centaines de logos d’entreprises mais ne reconnaissent que moins de dix espèces de plantes sauvages. C’est ce qu’on appelle l’extinction de l’expérience de la nature qui engendre une apathie et une indifférence collectives : la nature devient étrangère et surtout la nature ordinaire proche. Les citadins qui côtoient un environnement de plus en plus uniforme et appauvri en espèces vivantes n’accordent plus de valeur à la nature : leur quotidien leur confirme en quelque sorte la non importance de la biodiversité dont ils ne voient pas l’importance dans leurs vies. Alors pourquoi s’inquiéter de l’érosion de la biodiversité, pourquoi s’investir dans des actions ou des orientations politiques en faveur de l’environnement ? C’est pourquoi nous avons choisi cette formule choc de « septième extinction », métaphore qui explique en partie l’inefficacité des mesures entreprises envers la sixième extinction de masse en cours.

Des repères fuyants

Par dessus cet écart grandissant entre l’homme et la nature, viennent se superposer deux autres problèmes. Le rythme de vie des adultes apparaît de plus en plus décalé par rapport au rythme naturel et la course permanente après le temps se fait au détriment des loisirs dans la nature ; les enfants qui baignent dans ce milieu vont évidemment reproduire et amplifier cette tendance. On a déjà pu montrer que le temps passé dehors (sans même parler de pleine nature) a diminué de moitié aux U.S.A. ; les enfants passent de plus en plus de temps devant la télé ou les jeux vidéos et téléphones portables. Même les activités extérieures ont changé » de nature : elles sont plus organisées et ne laissent que peu de temps pour découvrir par soi-même, s’approprier son environnement par des contacts sensoriels notamment.

A cela vient se surajouter un processus très pernicieux que les anglo-saxons surnomment le syndrome de « shifting baseline » ou amnésie environnementale générationnelle. Derrière ce langage technique se cache un processus simplissime et redoutable : comme l’essentiel de l’opinion et de la perception que l’on a de son environnement se construisent lors de notre enfance, l’état de l’environnement à ce moment là devient la ligne de référence (baseline) ; comme l’environnement ne cesse de se dégrader, chaque nouvelle génération prend comme repère un état encore plus dégradé mais qu’elle considère comme « normal ». Il faudrait instituer un « devoir de mémoire » pour raviver cette ligne de référence et prendre conscience de l’extrême dégradation de certains écosystèmes. Un chercheur fait remarquer que dans les guides nature, on ne présente jamais les espèces disparues mais on ajoute volontiers les espèces introduites ; ainsi, une normalité inconsciente s’installe comme si rien ne changeait ; alors, il n’est pas étonnant que les gens s’alarment aussi peu et ne se sentent guère concernés.

Les pestiférés

Parmi les moyens de reconnecter les citadins avec la nature, outre des projets de restauration d’écosystèmes comme des zones humides au cœur des villes, de développement des espaces verts, … (très vaste sujet que les anglo-saxons surnomment l’écologie de la réconciliation), il y a l’idée de s’appuyer sur les espèces vivantes qui peuplent déjà les villes. Or, celles-ci sont relativement peu nombreuses avec quelques espèces très abondantes et omniprésentes, les plus rares et témoins des anciens écosystèmes étant en général loin des centres urbains ou dans des sites peu fréquentés. On pourrait donc s’appuyer sur ces espèces pour inciter à des interactions avec les citadins dans leur vie de tous les jours et reconstruire un peu d’expérience de la nature capable de ressusciter un intérêt pour celle-ci.

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Restaurer des interactions entre les citadins et la faune (Bois de Vincennes)

Ces espèces, vous les connaissez tous : si on se cantonne aux seuls animaux, ce sont les moineaux domestiques (voir les chroniques sur cette espèce), les corneilles noires, les étourneaux sansonnets, les rats surmulots, les pigeons ramiers (voir les chroniques sur cette espèce en ville), les tourterelles turques (voir la chronique) … ou encore des espèces introduites comme les perruches, les bernaches du Canada, les canards mandarins (voir la chronique) ou les écureuils gris. Oui mais, la majorité d’entre eux, pour ne pas dire tous, sont fortement connotés négativement et classés comme indésirables car accusés, à tort ou à raison ou avec exagération, de causer des problèmes … d’environnement et de santé publique.

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La faune des villes peut très bien cohabiter avec la population comme ici à Amsterdam (photo Y. Pomarat)

Et le pigeon ?

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Pigeons et cygnes au bord d’un bassin : une mine d’observations et de sensations pour reconnecter la population avec la nature

Voilà qui nous amène tout droit aux pigeons des villes annoncés dans le titre et laissés volontairement de côté dans la liste ci-dessus. S’il est un oiseau emblématique de la ville, c’est bien le pigeon biset : facile à observer, à entendre, à approcher, à observer en train de parader, en train de se nourrir, de boire, en train de nicher, … Pourtant, les politiques urbaines visent à son élimination, à son contrôle a minima, et tout est fait pour inciter la population à ne pas entrer en contact avec et à les considérer comme des nuisibles, des indésirables. Une autre chronique présente cette espèce et ses origines.

Le paradoxe du pigeon signifie donc qu’une grande part de la future conservation de la biodiversité pourrait bien dépendre des interactions des citadins avec leur environnement urbain et avec sa faune et sa flore associées, lesquelles interactions pourraient permettre de retisser progressivement des liens avec la nature, de l’intégrer dans leur mode de pensée. Ceci conduit donc à reconsidérer, tant au niveau des décideurs que des environnementalistes purs et durs, leur approche stigmatisante de telles espèces. On peut étendre cette idée à la flore représentée souvent par des espèces exotiques ou invasives (voir la chronique sur la flore des villes) ou aux habitats urbains présents jusque dans les centre-villes comme les murs (voir la chronique sur les fougères) ou les pavés.

En guise de conclusion un peu provocante, ne pourrait-on pas dire que, tout compte fait, le pigeon des villes serait un meilleur ambassadeur (indirect), en tout cas bien plus efficace, pour la conservation de la biodiversité que …. le grand panda ?

BIBLIOGRAPHIE

  1. The Pigeon Paradox: Dependence of Global Conservation on Urban Nature. ROBERT R. DUNN, MICHAEL C. GAVIN, MONICA C. SANCHEZ, AND JENNIFER N. SOLOMON. Conservation Biology Volume 20, No. 6, 1814–1816. 200
  2. On Public Influence on People’s Interactions with Ordinary Biodiversity. Zina Skandrani, Lucie Daniel, Lauriane Jacquelin, Gérard Leboucher, Dalila Bovet, Anne-Caroline Prévot. PLOS ONE ; July 8, 2015
  3. Biodiversity conservation and the extinction of experience. James R. Miller. TRENDS in Ecology and Evolution Vol.20 No.8 August 2005

A retrouver dans nos ouvrages

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