Orobanche hederae

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Colonie d’orobanches du lierre sur un tapis de lierre

Le lierre traîne avec lui une tenace réputation de « bourreau des arbres » qui se comporterait ne parasite à leur égard et finirait par les tuer. Dans la chronique consacrée aux relations lierre-arbres, il a été montré que les effets positifs du lierre sur la survie des arbres l’emportaient largement sur les effets négatifs surtout sensibles sur des arbres en « fin de vie ». D’où cette appellation de faux-parasite dans notre titre.

Par contre, comme pratiquement toutes les autres espèces vivantes, le lierre subit les attaques de divers parasites dont des microorganismes (bactéries, champignons, …) plus ou moins pathogènes et d’une plante à fleurs parasite (pour de vrai cette fois !) : l’orobanche du lierre. Dans la chronique sur « L’art de parasiter en 5 leçons », nous présentons le mode de vie parasitaire des orobanches et ses contraintes sur leur développement. Cependant, cette dernière chronique s’appuie sur des exemples pris parmi les quelques espèces d’orobanches « généralistes » qui s’attaquent à des plantes très diverses et responsables de dégâts dans certaines cultures. Ici, avec l’orobanche du lierre, nous allons explorer l’autre versant majoritaire des orobanches, celles qui sont confinées sur quelques espèces ou au plus une famille de plantes.

Drôle de nom pour une curieuse plante

Le genre Orobanche, (nom latin francisé en orobanche depuis le 16ème siècle et souvent malmené sous la forme impropre d’« orobranche » !) regroupe près de 150 espèces dans le Monde. On les classe dans la grande famille des Orobanchacées aux côtés de dizaines d’autres genres très différents présentés en détail dans la chronique sur cette famille de parasites.

Les orobanches sont toutes caractérisées par l’absence totale de chlorophylle ce qui les rend entièrement dépendantes d’un hôte, parasité au niveau de ses racines pour leur alimentation en eau et en matières carbonées. On parle de plantes holoparasites (holo pour entièrement). Le mot orobanche (nom féminin) a été emprunté au latin, lui-même issu d’un mot grec associant orobos pour vesce et ankhein pour étouffer, allusion probable à l’orobanche crénelée, une espèce parasite de légumineuses (vesces, trèfles, luzernes) notamment dans les cultures méditerranéennes et déjà citée par Théophraste. Les anglais ont opté pour broomrape formé de broom pour genêt et rape pour tubercule (comme rave) en prenant comme modèle une autre espèce, l’orobanche des genêts qui possède un gros haustorium renflé.

Identifier l’espèce

L’orobanche du lierre se reconnaît à sa taille moyenne assez grande mais très variable (de 15 à 60cm, voire plus), sa tige pubescente rougeâtre, lavée de violacé avec quelques écailles, son épi floral long et lâche commençant souvent au ras du sol ; ses fleurs ont une corolle assez claire veinée de violet et tachée de violet à son sommet : celle-ci forme un tube coudé qui se rétrécit vers la gorge où s’étalent les deux lèvres, celle du bas avec trois lobes ondulés glanduleux. De face, on voit une boule jaunâtre, le stigmate qui émerge à peine sous la lèvre supérieure.

Le problème c’est que ce portrait rapide ne suffit pas pour une identification sûre et certaine ; il existe pas moins de 33 espèces d’orobanches rien que pour la flore de France (1) (avec certes une bonne partie d’entre elles très rares) et elles se ressemblent beaucoup. La forte réduction des organes végétatifs chez les orobanches diminue fortement les critères sur lesquels on peut s’appuyer pour identifier les espèces : on doit donc recourir à des caractères floraux très pointus comme le profil de la corolle, le niveau d’insertion des étamines dans la corolle, le stigmate, les bractées, ….

De plus, au sein de chaque espèce, il existe souvent de fortes variations en taille et en couleur. Ainsi chez l’orobanche du lierre, on connaît deux formes colorées : l’une « normalement » colorée (dite euchrome) et l’autre entièrement d’un jaune pâle avec des corolles non striées (dite hypochrome). Selon les régions, c’est l’une ou l’autre des formes qui domine ; apparemment, dans les régions au climat sec, ce serait la forme normale colorée qui dominerait alors que dans les régions bien arrosées ce serait la forme décolorée. Néanmoins, les deux formes partagent des caractères décisifs comme le stigmate jaune citron et le rétrécissement de la corolle vers la gorge. Mais en Angleterre, on signale dans certaines populations des stigmates rosés et non jaunes ou, sur l’île de Guernesey, des stigmates tirant sur l’orange !! Résumons : si vous voulez identifier avec certitude une orobanche, armez vous de patience et munissez-vous d’une très bonne flore (1).

La piste du lierre

D’aucuns diront qu’il y a bien plus facile : « il suffit de regarder si elle pousse sur du lierre vu son nom » ! Effectivement, les Anglais l’appellent de même « ivy broomrape » et l’épithète latin hederae dérive de Hedera, nom de genre du lierre. Oui, mais il y a deux obstacles majeurs à ce recours au supposé hôte. D’une part certaines espèces généralistes peuvent parasiter toutes sortes d’hôtes appartenant à des familles différentes ; ainsi, l’orobanche mineure, très commune et hautement variable, peut de temps en temps parasiter le lierre ! D’autre part, rappelons nous (voir la chronique sur l’art de parasiter) que les orobanches s’installent sur les racines des hôtes, donc sous terre et que les dites racines peuvent se développer jusqu’à plusieurs mètres de leur hôte : le parasite pourra ainsi être décalé de son hôte et, par contre, pousser juste au pied d’une autre plante avec qui elle n’a aucune relation ! Cela dit, comme l’orobanche du lierre pousse le plus souvent dans les tapis de lierre au sol, le critère fonctionne bien, d’autant qu’elle y forme souvent des colonies nombreuses. Mais n’est-elle liée qu’au seul lierre commun (Hedera helix) ?

En Grande-Bretagne, cette orobanche peuple surtout les côtes occidentales où elle parasite en majorité le lierre autochtone ou lierre d’Irlande (Hedera hibernica) que l’on retrouve sur notre côte atlantique et surtout sous forme cultivée dans les villes comme plante ornementale. Il se distingue par ses rameaux d’aspect farineux et ses feuilles à nervures peu marquées. Donc, déjà, il, faudrait plutôt dire l’orobanche des lierres !

D’autres hôtes

Mais en fait, il faut encore plus élargir le spectre des hôtes à toute la famille des lierres, les araliacées. En effet, dans divers parcs urbains où l’orobanche du lierre s’acclimate volontiers (voir ci dessous), on peut l’observer poussant sur l’aralia du Japon (Fatsia japonica) ou son hybride horticole avec le lierre ; dans les jardins botaniques de Kew en Angleterre, on l’a observé poussant sur les racines du Kalopanax du Japon (Kalopanax septemlobus) : elle y prend un port ultra robuste dépassant le mètre de hauteur. Il faut noter que la répartition mondiale de l’orobanche du lierre couvre aussi le sud-ouest asiatique où elle doit être en contact avec d’autres Araliacées.

Des analyses génétiques récentes sur les différentes espèces d’orobanches montrent que l’espèce la plus proche parente de l’orobanche du lierre est l’orobanche améthyste (O. amethystea). On peut même dire qu’elle en est plus que proche puisque l’ADN de certaines populations d’orobanche du lierre est plus proche de celui de populations d’orobanche du panicaut que de celui des autres populations d’orobanche du lierre. Au point de suggérer qu’elles pourraient peut-être ne former qu’une seule espèce ? L’autre aspect intéressant de cette comparaison, c’est que la dite orobanche améthyste parasite les panicauts (panicaut champêtre et panicaut maritime : voir la chronique sur les panicauts) qui sont des apiacées ou Ombellifères, la plus proche parente des … Araliacées au sein de l’ordre des Apiales !

Un hôte toxique

Cette spécificité relativement étroite vis-à-vis de la famille des Araliacées s’explique d’abord par le mode de reconnaissance chimique utilisé par les graines d’orobanche en germination pour trouver les racines de leur hôte ; la graine est stimulée par des substances chimiques libérées dans le sol par sécrétions racinaires de la plante hôte (voir la chronique sur l’art de parasiter les racines). Des expériences en laboratoire (3) montrent que les graines de cette orobanche ne germent presque exclusivement qu’en présence de racines de lierre ou d’un membre de la famille ; le « bouquet chimique » (4) libéré par celles-ci doit être très spécifique et requiert les récepteurs adaptés du côté des graines d’orobanches. Cependant, toujours en laboratoire, on a quand même réussi à faire germer des graines d’orobanche du lierre sur des racines de …. tomate, laquelle n’est pas vraiment un parent même proche des Araliacées maos libère peut-être un ensemble de stimulants assez proches ?

Cette spécificité étroite tient aussi à un autre aspect chimique : les moyens de défense dont disposent les lierres avec leur arsenal chimique interne bien connu notamment pour ses propriétés médicinales. Parmi ces défenses chimiques figurent notamment des polyacétylènes dont le falcarinol, un acide gras qui sert d’anti-fongique au niveau des racines. Or, des analyses chimiques (5) montrent que ces composés bioactifs (que l’on retrouve d’ailleurs chez les Ombellifères : voir ci-dessus) , concentrés dans les racines du lierre sont stockés dans les tissus de l’orobanche mais à des concentrations moindres que chez le lierre ; une sous-catégorie de ces polyacétylènes se retrouve même plus concentrée dans les tiges de l’orobanche du lierre . Celle-ci a donc acquis la capacité de piéger ces poisons et de les stocker ce qui, au passage, la protège peut être à son tour des attaques d’autres parasites !

Vivre sur le lierre lui procure donc d’une part une sorte d’exclusivité et d’autre part lui permet d’avoir une période de floraison très étalée dans le temps (contrairement à la majorité des autres orobanches) en profitant sans doute du caractère persistant du feuillage du lierre et de ses proches qu’elle peut parasiter sans vergogne une bonne partie de l’année !

Une urbanisation galopante

Quand on consulte les flores anciennes, l’orobanche du lierre y apparaît presque toujours comme une plante rare, localisée et apparaissant en petit nombre. Or, au cours des dernières décennies, tant en Angleterre qu’en France, on l’a vu apparaître en belles populations jusqu’au cœur des grandes villes, dans les cimetières, dans les parcs urbains, sur les talus plantés de lierre, … En Ile-de-France (6), elle est devenue commune dans le centre de l’agglomération parisienne alors qu’elle y était mentionnée comme très rare et localisée au 19ème siècle. A Clermont-Ferrand, on la trouve désormais dans les parcs mais aussi au bord des boulevards ultra fréquentés dans les plates-bandes avec des tapis de lierre (souvent d’ailleurs des cultivars du type hibernica), au ras des pots d’échappement des voitures ! Comment expliquer cette urbanisation ?

Son expansion tient peut être en partie à des introductions involontaires (ou pas ?) en plantant des lierres en ville. Mais elle peut aussi bien se disperser à grande distance grâce à ses graines minuscules facilement emportées par le vent et elle trouve désormais plus facilement son hôte de plus en plus cultivé et lui-même en expansion. Elle profite peut être de l’enrichissement de ces milieux artificiels par les activités humaines (eutrophisation) qui donne encore plus de vigueur à son hôte. Une dernière hypothèse (personnelle !) tiendrait au changement climatique en cours. En effet, l’orobanche du lierre est originellement une méditerranéo-atlantique qui était localisée surtout sur les façades atlantiques et méditerranéennes en Europe et Afrique du nord ; le climat des villes est de toutes façons, indépendamment du changement climatique, plus chaud que celui des campagnes environnantes et doit donc favoriser l’installation et le développement de cette espèce.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. FLORA GALLICA. Flore de France. J.-M. Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014
  2. Orobanche hederae (Orobanchaceae)- plasticité phénotypique et micro-morphologie des graines. A. T. Halamski. Bull. mens. Soc. linn. Lyon. 2011, 80 (7-8) : 170-178.
  3. Recognition of root exudates by seeds of broomrape (Orobanche and Phelipanche) species. M. Fernandez-Aparicio, F. Flores and D. Rubials. Annals of Botany 103: 423–431, 2009
  4. TOWARDS UNDERSTANDING OROBANCHE HOST-SPECIFICITY Ana Höniges, Aurel Ardelean, Xiaonan Xi, Kaori Yoneyam,Koichi Yoneyam and K.Wegmann. ROMANIAN AGRICULTURAL RESEARCH, NO. 29, 2012
  5. Sequestration of polyacetylenes by the parasite Orobanche hederae (Orobanchaceae) from its host Hedera helix (Araliaceae) . V. Sareedenchai ; C. Zidorn
  6. Flore d’Ile-de-France. P. Jauzein. Ed. Quae.