Eumycota

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Après les faucons qui ne sont pas des rapaces (voir la chronique), serait-ce un nouveau scoop : non, pas vraiment ! Cela fait plusieurs décennies que les scientifiques ont reconsidéré la position des lichens dans la classification du vivant et établi leur vraie nature. Mais la résistance des idées anciennes est là et, en l’occurrence, les racines de cette interprétation erronée remontent à plusieurs siècles. Il faut dire que les lichens ont un caractère très particulier : ce sont des êtres doubles, voire parfois triples puisqu’ils sont formés de l’association très étroite (ou symbiose) entre un champignon et un partenaire microscopique capable de faire la photosynthèse, soit une algue verte, soit une cyanobactérie (ou parfois les deux ensemble !). Cette symbiose fondatrice des lichens fait l’objet d’une chronique à part car elle présente une foule de particularités étonnantes et originales. Alors donc, pourquoi dire que les lichens ne sont pas des plantes et rompre avec des siècles de pratique de la lichénologie, la science des lichens, nichée au sein de la botanique ? Et si ce ne sont pas des plantes, que sont-ils alors ? Où se placent-ils dans la classification du vivant ?

Les sans-noms

Comme toujours, pour mieux comprendre le présent, il faut explorer le passé. D’abord le mot lichen (que beaucoup « écorchent » oralement en lichène) en langue française (d’après le Robert) remonte au 14ème siècle sous la forme lichinis pour désigner une maladie de peau (une dermatose) avant d’évoluer vers lichenes puis lichene. Il dérive du latin lichenis utilisé à la fois pour « plante » et pour « maladie de peau », lui-même issu du grec leïkhein pour lèpre ou dartre à partir du verbe leikhein, lécher : les plaques de dermatose et la « plante » ( !) semblent lécher leur support.

Le mot lui-même appliqué à une forme vivante remonterait à Théophraste, soit quatre siècles avant J.C. : sauf qu’alors, celui-ci l’utilise pour décrire une … hépatique, une plante verte apparentée aux mousses et qui présente souvent un port couché étalé.

D’ailleurs jusqu’au 16ème siècle, on va confondre mousses et lichens, confusion encore très présente dans le grand public et notamment chez les jeunes comme on le constate facilement en tant qu’enseignant de sciences. Jusqu’au début du 18ème siècle, on place les échantillons de lichens au milieu de herbiers de mousses.

En 1741, J. J. Dillen (dit Dillenius) (1684-1747), botaniste anglais, élabore une classification des lichens. Un peu plus tard, Linné et ses disciples placent les lichens parmi …. les algues ! On les qualifie par ailleurs « d’êtres simples » : c’est tout dire !

Un groupe à part ?

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Il faut attendre la fin du 18ème siècle et les travaux de E. Acharius (1757-1819), botaniste suédois, qui distingue clairement les lichens des autres « plantes sans fleurs » de l’époque, les Cryptogames et les situe au sein des Thallophytes, les « végétaux sans racines, ni tiges, ni feuilles ». On voit que l’on reste dans le monde des plantes pour autant mais, à l’époque, les champignons sont eux-mêmes considérés comme des végétaux dépourvus de chlorophylle. Acharius effectue un énorme travail d’observation, d’identification et établit une nomenclature anatomique propre aux lichens : en cela, on peut le considérer comme le père de la lichénologie.

Cinquante ans plus tard, vers 1867, S. Schwendener (1829-1919), botaniste suisse, établit la nature duelle des lichens comme étant l’association d’une algue et d’un champignon (voir la chronique sur la symbiose), avec, selon lui, une relation de type parasite de ce dernier envers l’algue. D’autres travaux vont suivre sur cette relation et cette dualité (voir la chronique sur les mutualismes), le terme de symbiose n’apparaissant qu’un peu plus tard. Pour autant, en dépit de ces avancées, on continue au début du 20ème siècle à faire des lichens un « groupe de végétaux à part », presque inclassable, de « nobles et vénérables végétaux » comme disait l’un des éminents lichénologistes de l’époque, l’abbé J. Harmand. Cette association indirecte avec la religion n’est pas si anodine car elle rejoint en fait le principal obstacle à la compréhension des lichens : ce sont les restes (bien accrochés !) de la conception linnéenne où l’on considérait que, dans le cadre de la création divine, des groupes « harmonieux » avaient été conçus. Evidemment, rien à voir avec la vraie histoire évolutive de ces organismes, celle qui fonde les principes de la classification du vivant !

Les lichens sont des …

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La symbiose s’avère en fait être un trompe l’œil : le lichen qui cache le champignon pour paraphraser l’image de l’arbre et de la forêt ! En effet, 90% de la biomasse d’un lichen est composée des filaments du champignon : il domine donc largement la morphologie de l’organisme. Le phénotype (l’aspect extérieur) du lichen est avant tout celui du champignon même si l’algue apporte une partie de la couleur et si ce phénotype est très différent de celui du même champignon cultivé seul sans l’algue. Le champignon est le seul des deux associés à s’exprimer sexuellement contrairement aux algues ou cyanobactéries associées. Cette réalité renverse d’ailleurs complètement l’appréciation ancienne où l’on considérait, à tort donc, que c’était l’algue qui se reproduisait de manière sexuée, d’où le nom général de gonidies qui était attribué aux algues unicellulaires des lichens !

La spécificité s’avère elle aussi très dissymétrique en faveur du champignon : face aux 20 000 espèces (au moins) de champignons engagées dans une relation de type lichen, on a quelques petites centaines d’espèces d’algues ou de cyanobactéries (voir la chronique sur la symbiose). C’est pourquoi on nomme désormais les lichens d’après le nom d’espèce du champignon impliqué. Les lichens sont donc simplement des champignons lichénisés, adaptés à un mode de vie symbiotique au même titre que d’autres sont parasites d’arbres ou de plantes. Ils ne constituent qu’un groupe « écologique » (comme les herbivores au sein du monde animal) et pas du tout une entité évolutive. On parle de lichénisation pour nommer ce processus d’interaction champignon/organisme photosynthétique.

Changer de regard

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On peut avoir du mal dans un premier temps à accepter mentalement cette évidence scientifique. Mais tournons nous vers d’autres exemples du même type. Il y a d’abord, pour rester parmi les champignons, une autre forme de symbiose très répandue : les mycorhizes, où les filaments d’un champignon s’associent souvent très étroitement avec les racines de plantes. Pour autant, dit-on d’un arbre mycorhizé qu’il constitue un être à part ? Certes, morphologiquement, il ne change pas d’aspect comme dans le cas des lichens. Si on étend le raisonnement aux animaux, on rencontre les coraux associés très étroitement à des algues vertes ou xanthelles installées dans les parois des polypes de ces animaux coloniaux et qui leurs sont indispensables. Fait-on pour autant des coraux des êtres hybrides à part ? Et que dire de nous humains qui sommes intimement associés avec des milliards de microroganismes au niveau de notre peau et du tube digestif par exemple ? Simplement, la symbiose lichénique entraîne une profonde transformation morphologique en interaction entre les deux partenaires ce qui conduit à de nouvelles formes. Mais là aussi, si on regarde du côté des parasites, dans nombre de cas, les espèces parasitées changent d’aspect et parfois de manière spectaculaire : pour autant, on n’en fait pas des « êtres nouveaux ».

Quels champignons ?

Près de 30% des espèces de champignons se trouvent impliquées dans des relations symbiotiques : 8% concernent les mycorhizes et 21% les lichens. Donc une espèce de champignon sur cinq en gros est un champignon lichénisé ou lichen. Par contre, au sein du très vaste groupe des champignons, on découvre qu’une écrasante majorité (99%) se trouve dans le groupe des Ascomycètes : près de 40% des 64 000 espèces sont lichénisées, couvrant environ 8% de la surface des milieux terrestres. Dans ce groupe des Ascomycètes, on compte parmi les espèces « libres » (non lichénisées) les levures, nombres d’espèces parasites telles que l’ergot du seigle ou le rhytisme mais aussi des champignons plus « consistants » tels que, les morilles, les truffes, les levures ou les pezizes. Ces dernières, bien connues dans la nature, se retrouvent visuellement dans les apothécies des lichens, ces structures qui servent à la reproduction sexuée en libérant les spores du champignon. Tous ces champignons lichénisés sont donc des Ascolichens.

Par contre, parmi les 16 0000 espèces de Basidiomycètes, les champignons « à chapeau » qui nous sont les plus familiers (avec bolets, coulemelles, agarics, chanterelles, …), on ne trouve que 0,3% d’espèces lichénisées, soit une trentaine d’espèces essentiellement tropicales, des basidiolichens !

Il ressort donc que les lichens se trouvent dispersés au milieu des grands groupes de champignons et même au sein des Ascomycètes où ils prédominent, ils sont répartis de manière très inégale entre les différents groupes évolutifs de ce vaste ensemble.

Une très vieille histoire

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En 2005 (2), on a décrit trois fossiles trouvés dans les roches phosphatées de la formation Doushanto en Chine interprétés comme des cyanolichens, des associations entre un champignon filamenteux et des cyanobactéries ; ces fossiles seraient vieux de 600 millions d’années (peut être un peu moins selon les estimations : 580 à 550Ma). Cette découverte renforce l’hypothèse dite des « Protolichens» selon laquelle des champignons auraient existé sous forme de lichens dans les milieux terrestres bien avant l’arrivée des premiers végétaux et leur diversification. Ces « premiers lichens connus » vivaient dans un écosystème marin peu profond avec de nombreux champignons filamenteux et des cyanobactéries qui ont ainsi pu se « rencontrer et faire affaire » avant de s’aventurer sur terre ; en effet, la lichénisation apporte toute une série d’avantages considérables (voir la chronique sur les lichens super-héros) autorisant la conquête d’un milieu terrestre alors complètement abiotique.

Origine multiple

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Cette nouvelle perspective conduit à la question de l’apparition de ce mode de vie nouveau (la lichénisation) au sein du groupe des champignons. Seule la phylogénie, la reconstitution par les séquences génétiques, peut apporter des éléments de réponse à un processus aussi ancien et au sein d’une telle diversité d’organismes.

Une première étude (3) a comparé un petit nombre d’espèces de champignons lichénisés avec des champignons libres mais en les choisissant dans les grands groupes cités ci-dessus. Ainsi, les auteurs de l’étude mettent en évidence que les champignons-lichens ne descendent pas d’un seul ancêtre commun mais de plusieurs évènements indépendants de lichénisation. Ils pointent au moins trois origines indépendantes au sein des Basidiomycètes (voir ci-dessus) dont une au sein des clavaires (champignons en forme de corail comme le genre Clavulina) et une dans le genre Omphalina qui a donné un étonnant champignon à lamelles, apparenté aux Agarics et aux Pleurotes mais associé à une algue au niveau de son mycélium. La lichénisation aurait donc émergé au moins trois fois indépendamment au sein des Basdiomycètes et sans doute de manière très récente. Au sein des Ascomycètes (le groupe avec la majorité des lichens), ils discernent au moins deux grandes lignées indépendantes : les Lécanorales (avec 6000 espèces) associées surtout à des algues du genre Trebouxia et une autre, les Arthoniales (avec 2000 espèces) associés à des algues du genre Trentepohlia. La séparation ancienne de ces deux lignées trouve confirmation dans leur grande différence d’aspect général.

Au niveau des modes de vie, il semble que l’on ait eu plusieurs scénarios possibles : les ancêtres des lignées lichénisées étaient soit des décomposeurs, soit des parasites, soit même des champignons engagés dans des associations mutualistes de type mycorhizes. Autrement dit, le schéma classique d’une évolution progressive du parasitisme vers le mutualisme (un peu teintée de finalisme angélique !) cède place à des scénarios variés avec des passages de l’un vers l’autre et vice versa.

Des gains et des pertes

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Une autre étude génétique plus récente (4) portant uniquement sur les Ascomycètes mais avec un nombre d’espèces traitées bien plus élevé confirme elle aussi cette multiplicité des origines de la lichénisation. Elle dégage au moins cinq origines indépendantes dans trois sous-groupes différents des Ascomycètes et, plus inattendu, pointe vers deux pertes possibles de ce caractère en cours d’évolution : des lignées de champignons libres seraient donc les descendants de lignées de champignons lichénisés chez qui l’association avec une algue se serait perdue. Ces pertes semblent moins nombreuses que les acquisitions et se concentrent dans les lignées terminales plus récentes ; ce genre d’évolution est bien connu dans de nombreux autres groupes comme par exemple la perte des membres dans le groupe des Squamates (lézards et serpents) (voir la chronique sur ce groupe).

Les auteurs de cette étude (pas moins de 64 chercheurs des quatre coins de la planète !) soulignent que les lignées les plus anciennes des ascomycètes ne contiennent pas de formes lichénisées ce qui tendrait à infirmer un peu l’hypothèse des protolichens très anciens mentionnée auparavant ? A suivre !

Bilan de toute cette extraordinaire épopée historique : les lichens ne sont plus ce qu’ils étaient et c’est fantastique car, avec ce nouveau regard sur leur vraie nature, on va pouvoir en savoir plus sur les premiers moments de la vie terrestre dont ils ont été probablement des partenaires très actifs. L’étude des lichens ne relève plus de la botanique mais de la mycologie et ce n’est pas qu’une question de mots : pour comprendre et étudier les lichens vraiment, il faut connaître profondément les champignons.

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Cette chronique aura été aussi l’occasion de faire partager mon « amour » des lichens, toujours présents pour l’oeil du photographe et tellement variés et élégants

Voir les deux autres chroniques générales sur les lichens :

BIBLIOGRAPHIE

  1. Lichen Biology. T. Nash. Cambridge University Press. 1996
  2. Lichen-like symbiosis 600 million years ago. Science. 308:1017–1020. Yuan X., Xiao S., Taylor T.N. 2005.
  3. Multiple Origins of Lichen Symbioses in Fungi Suggested by SSU rDNA Phylogeny. Andrea Gargas; Paula T. DePriest, Martin Grube, Anders Tehler. SCIENCE ; VOL.268 ;1995
  4. The Ascomycota Tree of Life: A Phylum-wide Phylogeny Clarifies the Origin and Evolution of Fundamental Reproductive and Ecological Traits. CONRAD L. SCHOCH et al. Syst. Biol. 58(2):224–239, 2009

A retrouver dans nos ouvrages

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