pivoine-panorama

Depuis près de deux millénaires, les pivoines ont partagé avec l’Homme une histoire commune très chargée en symboles, légendes et usages : une histoire déjà en elle-même hors norme. Mais ces fleurs en apparence « normales » sont, d’un point de vue botanique, aberrantes et tout autant hors normes. Les systématiciens ont toujours du mal à situer clairement la famille des pivoines (Paeoniacées) avec ses 35 espèces, toutes dans le genre Pivoine (Paeonia), et à clarifier les relations entre ces espèces.

Des feuilles casse-tête

Parmi les pivoines, on distingue les herbacées, dont les tiges et les feuilles meurent en hiver, et les arbustives avec des tiges ligneuses développées et un feuillage caduc. Le nom général de pivoines en arbre pour désigner les secondes ne doit pas tromper : les tiges restent à peine ligneuses avec un bois mou et tendre. Toutes sont vivaces grâce à appareil souterrain de racines charnues étalées et nombreuses.

La description littérale des feuilles composées relève de la mission impossible tant la découpure en lobes et segments, la forme des folioles ainsi que la disposition des nervures sont incroyablement complexes. Il n’empêche qu’on peut pourtant reconnaître la plupart des espèces (avec un œil initié) simplement à partir de ces feuilles. Le modèle de base se décline en trois fois trois folioles comme chez la pivoine de Brotero ; ensuite, on passe rapidement à des situations complexes avec des découpures plus ou moins profondes, dissymétriques mais toujours plus ou moins sur le mode 3. Le stade ultime se retrouve chez la pivoine à feuilles ténues dont les folioles ressemblent à des lanières filiformes formant une chevelure intriquée.

Des fleurs déconcertantes

A première vue, la fleur de pivoine semble tout à fait classique : un calice vert, des pétales somptueux, des étamines à foison et des gros pistils au centre. Pourtant, elle se distingue (pour un botaniste) par la variabilité surprenante du nombre de pièces florales (sans parler des cultivars aux fleurs doubles) : de 3 à 7 sépales pour le calice (5 le plus souvent) ; de 5 à 13 pétales (8 le plus souvent) ; des étamines très nombreuses ; de 2 à 15 pistils (le plus souvent entre 3 et 5).

A cela il faut ajouter un certain goût pour les intermédiaires entre pièces florales. Juste sous la fleur, collées au calice, on trouve des bractées (feuilles qui accompagnent les fleurs) inégales avec des intermédiaires avec les feuilles supérieures  et avec les sépales. Ces derniers, durs et persistants après la floraison, présentent eux-mêmes souvent des intermédiaires avec les pétales avec des bords colorés.

Les étamines très nombreuses semblent former une masse désordonnée ; pourtant, si on ouvre une fleur en bouton encore en formation, on constate que les étamines se répartissent en cinq « paquets » où elles sont fabriquées l’une après l’autre vers l’extérieur. Au centre de la fleur, les pistils reposent sur un large disque (au moins chez les espèces asiatiques) bosselé et crénelé ; on pourrait croire qu’il s’agit là d’un disque à nectar classique chez de nombreuses plantes à fleurs … sauf qu’il ne sécrète pas de nectar !

Les pistils, pratiquement entièrement libres entre eux, aux parois épaisses portent chacun un gros stigmate coloré étiré, tordu sur lui-même.

Le développement interne des ovules présente plusieurs bizarreries uniques : plusieurs embryons se forment mais un seul arrive à maturité et les tissus possèdent nombreux noyaux sans limites cellulaires.

Des fruits et des graines surprenants

Chaque pistil donne un fruit qui s’ouvre à maturité vers l’intérieur par une seule fente : on parle de follicule comme chez les hellébores. L’ouverture révèle deux rangées de graines alignées sur les bords repliés. Leur enveloppe protectrice (le testa), souvent colorée de manière vive est de plus charnue, tout comme le court pédoncule qui attache la graine au fruit (le funicule). La ressemblance du fruit à la fois avec une amande extérieurement (aspect velouté) et avec une grenade mûre par la disposition des graines n’avait pas manqué d’interpeller les Anciens qui prêtaient nombre de propriétés à ces graines.

Chez certaines espèces (notamment celles de la région méditerranéenne), les graines mûres et viables prennent une couleur vive bleue ou noire tandis que les graines mal formées ou non fécondées deviennent rouge vif : ce contraste saisissant joue un rôle attractif envers les animaux susceptibles de disperser ces graines charnues en les consommant. On voit donc que les pivoines réunissent au niveau morphologique une somme de caractères disparates qui laissent entrevoir l’originalité de cette famille.

Une répartition disjointe

On classe les 35 espèces connues actuellement en trois sections confirmées par les analyses génétiques.Les 9 espèces de pivoines en arbre (section Moutan, d’après un nom chinois) (voir la chronique sur la pivoine en arbre cultivée) vivent en Chine centrale et orientale ; outre leur port arbustif, elles arborent des fleurs aux pétales étalés et avec un disque central très proéminent. Les 27 espèces de la section Paeon, toutes herbacées, se trouvent réparties en aires disjointes : Asie orientale, Asie centrale, Ouest de l’Himalaya et le bassin méditerranéen avec plusieurs espèces endémiques très localisées comme la pivoine des Baléares. Les fleurs possèdent des pétales dressés ou étalés mais un disque central absent ou très peu marqué. Enfin, la section Oneapia (anagramme de Paeonia !) regroupe deux espèces isolées sur la côte Pacifique de l’Amérique du nord avec des fleurs plus petites aux pétales charnus redressés et incurvés vers l’intérieur.

Une évolution réticulée

Les pivoines ne possèdent que 5 paires de gros chromosomes dans leurs cellules ce qui rend leur observation assez facile. Très tôt, on a constaté que dans la section Paeon, près d’un tiers des espèces avaient un nombre double de chromosomes (tétraploïdes). Les analyses génétiques détaillées ont permis de montrer qu’elles étaient le résultat d’hybridations passées entre espèces différentes avec des réarrangements chromosomiques complexes. Ces hybridations auraient eu lieu au moment des grandes glaciations du Quaternaire qui ont repoussé les pivoines vers des zones refuges autour du bassin méditerranéen ; là plusieurs espèces se seraient retrouvées côte à côte et, sous la pression sélective des rudes conditions climatiques, les hybrides spontanés favorisés se seraient différenciés en espèces autonomes. Parmi les parents des espèces méditerranéennes figurent des espèces aujourd’hui confinées en Asie comme la pivoine à fleurs de lait bien connue comme ornementale. Les asiatiques plus frileuses se seraient repliées vers l’Asie orientale moins affectée par les glaciations que l’Europe.

Des parentés inattendues

Au final, reste la question de savoir qui sont vraiment les pivoines au sein des plantes à fleurs. Longtemps, on les a considérées comme des plantes dites primitives, donc très anciennes, en les rapprochant soit des Renonculacées ou des Magnoliacées par exemple mais sur la base de ressemblances superficielles dont le grand nombre d’étamines ou la disposition spiralée des pièces florales.L’utilisation des marqueurs génétiques de l’ADN a permis de clarifier ces relations supposées et l’une des grandes surprises de cette nouvelle classification a été l’émergence d’un groupe en apparence très hétéroclite : les Saxifragales dans lequel viennent se placer les Pivoines. Elles y côtoient tout un ensemble d’arbres comme les liquidambars (Altingiacées), l’arbre caramel (Cercidiphyllacées), les hamamélis (Hammalidacées) mais aussi des familles de plantes herbacées ou arbustives comme les orpins et joubarbes (Crassulacées), les saxifrages (Saxifragacées) ou les groseilliers (Grossulariacées).

La place exacte de la famille des Pivoines reste encore un peu incertaine au sein des Saxifragales mais elle semble bien apparentée aux arbres de ce groupe et occupe une position basale en terme de parentés ce qui signifie qu’elle est relativement ancienne (entre 90 et 100 millions d’années). Pas grand chose ne réunit toutes ces familles au niveau morphologique. Ce groupe des saxifragales a connu en fait une histoire ancienne très florissante et s’est considérablement diversifié et en très peu de temps apparemment (quelques millions d’années) mais nous n’avons plus actuellement qu’une partie de cette diversité originelle. En tout cas, le groupe des saxifragales est bien plus récent que les autres groupes dans lesquels on plaçait traditionnellement les pivoines : elles ont donc pris un petit « coup de jeune » au passage et ne méritent plus ce titre de primitives.

Les pivoines ont connu plusieurs tendances évolutives divergentes qui ont largement brouillé les pistes : à partir du modèle ancestral du type cinq, une augmentation du nombre de pétales et une forte multiplication des étamines ; un effacement des limites entre les cercles successifs de pièces florales (ce qui leur donne ce soi-disant aspect primitif). Néanmoins, en cherchant bien, on retrouve des caractères partagés avec d’autres membres du groupe des saxifragales comme les fruits en follicules des orpins et joubarbes ou les multiples étamines de certaines Hamamélidacées comme le Fothergilla, ce bel arbuste d’ornement aux fleurs blanches.

BIBLIOGRAPHIE

  1. PHYLOGENETIC RELATIONSHIPS AND CHARACTER EVOLUTION ANALYSIS OF SAXIFRAGALES USING A SUPERMATRIX APPROACH. DOUGLAS E. SOLTIS, MARK E. MORT, MARIBETH LATVIS, EVGENY V. MAVRODIEV, BRIAN C. O’MEARA, PAMELA S. SOLTIS, J. GORDON BURLEIGH,
AND RAFAEL RUBIO DE CASAS. American Journal of Botany 100(5): 916–929. 2013.
  2. CHLOROPLAST DNA PHYLOGENY, RETICULATE EVOLUTION, AND BIOGEOGRAPHY OF PAEONIA (PAEONIACEAE). TAO SANG, DANIEL J. CRAWFORD, AND TOD F. STUESSY. American Journal of Botany 84(9): 1120–1136. 1997.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les pivoines
Page(s) : 498-500 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les saxifragacées
Page(s) : 622-630 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les saxifragales
Page(s) : 121-123 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée