Hedera helix

La nature de la relation entre le lierre et les arbres sur lesquels ils grimpent a depuis très longtemps fait l’objet de questions et surtout de jugements définitifs le plus souvent sans véritable fondement scientifique : entretient-il avec les arbres supports une interaction de type parasite (lierre +/arbres -), de type commensal (lierre + ; arbre 0) ou de type mutualiste (lierre + / arbre +) (voir la chronique sur le classement des interactions pour la signification des +, – et 0) ? A moins que ce ne soit les trois mais selon le contexte ? En tout cas, il y a d’emblée un point sûr : le lierre tire forcément un bénéfice de cette interaction, celui d’avoir un support sans lequel il ne pourrait « accéder au ciel ». Nous allons donc essayer de démêler le vrai du faux et, pour le moins, de nuancer toutes les affirmations à l’emporte-pièce qui circulent à propos du lierre, tant pour le bannir que pour le vanter.

Deux vies en une

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Tapis de lierre en sous-bois (forme végétative rampante) ; on note quelques tiges qui commencent à escalader des troncs.

Le lierre existe sous deux formes complètement différentes : une forme rampante au sol qui donne par multiplication végétative de ses tiges des tapis denses et inextricables qui s’enracinent à l’aide de racines adventives au contact des tiges avec le sol ; une forme grimpante ou buissonnante dressée qui s’accroche sur un support (mur, arbre, paroi rocheuse) à l’aide de racines-crampons (voir la chronique sur les crampons du lierre et leur fonctionnement étonnant) et donne de véritables troncs collés au support, puis des branches ramifiées quand il atteint la cime et la lumière. Seule la seconde forme peut fleurir et produire des fruits en situation éclairée; elle porte des feuilles rappelant celles du poirier : grandes, disposées selon une spirale, ovales et entières. La forme « végétative » porte, elle, des feuilles très différentes : disposées de manière alterne, souvent tachées, à contour polygonal avec trois à cinq lobes étalés en éventail (palmatilobées).

A l’abordage

Les tiges juvéniles rampantes recherchent les situations ombragées et prospèrent notamment dans les sous-bois et elles ont la capacité de se diriger vers le secteur le plus sombre présent à l’horizon … autrement dit, suivez mon regard, l’ombre d’un grand arbre (ou d’un mur). On appelle skototropisme (« être attiré par l’ombre ») cette aptitude. La tige entreprend l’ascension du tronc en développant des racines crampons ; au fur et à mesure qu’elle progresse vers le haut, elle reçoit de plus en plus de lumière ce qui déclenche sa mutation vers la phase adulte : les feuilles entières apparaissent.

On assimile les tiges végétatives à des formes juvéniles et les reproductives à des formes adultes. Le passage de l’une à l’autre ne se fait que si le lierre réussit à atteindre un support sur lequel il va pouvoir s’accrocher et accéder à la lumière : voilà pourquoi les arbres (entre autres) représentent un élément clé dans la vie du lierre sans lesquels il ne peut pas de reproduire sexuellement au moins et donc disperser ses descendants sous forme de graines. Ce changement de morphologie, abrupt et assez unique parmi les arbres et arbustes autochtones, résulte de processus génétiques avec une modification de la réplication de l’ADN et la fabrication de substances de croissance.

Au début était la graine

Tout pied de lierre a pour origine, au départ, la germination d’une graine, même s’il devient très vite impossible de savoir « d’où il est parti » quand ses tiges se mettent à courir en tous sens et à s’étaler. La jeune plantule présente d’abord deux cotylédons ovales entiers avant de développer les premières feuilles lobées puis des rameaux latéraux qui vont s’étaler au sol. Or, les graines du lierre sont déposées par des passereaux qui ont consommé les fruits charnus et rejeté les graines intactes dans leurs excréments (voir la chronique Des fruits et des oiseaux) ; de ce fait, en milieu naturel, les graines peuvent « atterrir » un peu n’importe où (là où l’oiseau frugivore se sera posé pour faire ses besoins) et notamment sur un mur mais très rarement juste au pied d’un arbre car les oiseaux se perchent plutôt loin du tronc, sur les branches latérales ou dans la cime. Ainsi, le lierre a presque toujours une vie initiale rampante avant d’espérer, avec de la chance, rencontrer un tronc.

Des choix éclairés

Une étude menée en Italie (2) apporte des détails sur les choix du lierre en matière d’arbres supports. Clairement, le lierre préfère les gros arbres plutôt isolés (qui doivent projeter une ombre facile à repérer). Les plus gros arbres portent souvent plusieurs lierres différents qui entrent en compétition entre eux car la croissance du tronc du lierre dépend de la place disponible sur le tronc support. Ainsi, en milieu très favorable comme dans les forêts alluviales, on observe des troncs d’arbres enveloppés à leur base par un lacis de troncs de lierres au point qu’on ne sait plus très bien qui porte qui ! L’espèce et l’âge de l’arbre semblent peu importer pourvu qu’il soit gros et avec une écorce rugueuse qui facilite l’adhésion des crampons. On disait souvent que les gros arbres portent plus de lierre car ils sont plus vieux et ont donc eu plus de temps pour être colonisés : cette étude en confirme pas ce point et insiste sur l’importance de la taille qui ne dépend pas toujours de l’âge.

Maintenant que nous avons découvert le mode d’installation du lierre sur les arbres, venons-en au fait initialement annoncé : quelles sont les conséquences pour l’arbre support ?

L’avis des Anciens

Dans une étude sur l’impact du lierre sur les monuments de Rome (3), les auteurs rapportent quelques citations des grands auteurs de l’Antiquité à propos du lierre. Théophraste (- 371, – 288) avait observé dans son Histoire des Plantes (Historia Plantarum) la capacité du lierre à s’accrocher : « Il produit des racines à partir de ses tiges entre les feuilles, à l’aide desquelles il s’accroche aux arbres et aux murs » et il affirmait aussi que le lierre tue les arbres qu’il a escaladé. Plus tard, dans son Histoire Naturelle (Naturalis Historia), Pline l’Ancien (23-79) reprend ce thème : « Le lierre est nocif pour les arbres et les plantes, et réussit à s’insinuer dans les tombes et les murs ».

Le ton était donné et ce discours va perdurer au cours des siècles qui suivent : le lierre est un parasite ou un nuisible pour les arbres ! Et cela dure toujours comme en témoignent tristement les nombreux troncs de lierre rageusement sectionnés à la tronçonneuse (maudit engin !), une pratique très enracinée à la campagne et dans le milieu des forestiers ! Il faudra attendre l’aube du vingtième siècle pour entendre des voix modératrices dire « peut-être que ce n’est pas si simple et que même le lierre aurait des effets bénéfiques ! ». Qu’en est-il ? Pour trancher, nous allons détailler les différents effets du lierre sur l’arbre support.

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« L’hédéraphobie, la haine du lierre » persiste grâce à l’usage de la tronçonneuse, véritable gâchis pour la biodiversité associée

L’effet litière

Une étude menée dans la vallée alluviale du Rhin (4), milieu très favorable au lierre, montre que le rythme de croissance des arbres (estimé avec les cernes de croissance) porteurs de lierre ou pas, côte à côte, était identique, indiquant donc un effet neutre au minimum. Une expérimentation originale ancienne vient confirmer ce fait : en 1870, en Angleterre, A. Arnold, propriétaire forestier éclairé décida de couper les lierres installés sur la moitié des chênes colonisés de sa parcelle et de laisser les autres ; en 1942 tous les chênes furent abattus et aucune différence ne fut trouvée en hauteur moyenne, en diamètre à la base ou en volume de bois des chênes récoltés qu’ils aient été porteurs de lierre ou pas !

Pour expliquer cette apparente absence d’effet, il faut s’intéresser au feuillage du lierre. Chez cet arbuste sempervirent, les feuilles coriaces persistent de 3 à 4 ans avant de sécher et tomber. La période de renouvellement des feuilles se situe en fin de printemps avec l’émergence des nouvelles feuilles toutes fraîches. Les feuilles adultes connaissent alors une baisse de leur taux de chlorophylle qui revient à la normale 3 à 4 semaines plus tard : les plus âgées tombent donc à cette occasion (et non pas de manière échelonnée toute l’année comme les aiguilles des résineux). Et la chute peut être très conséquente quand on voit dans certains milieux le nombre d’arbres couverts de lierre et le volume qu’occupent ces derniers. Dans une forêt alluviale, l’apport est estimé à 0,8 tonnes par hectare de feuilles qui vont donc se décomposer à contretemps des autres, pendant la saison de croissance des arbres porteurs. Voilà donc un apport en minéraux des plus intéressants pour la strate arborescente (et aussi pour les lierres eux-mêmes évidemment !) : il y a bien un effet positif sur la croissance des arbres en terme d’apport nutritif et il vaut aussi bien pour les porteurs que les non porteurs !

Une autre étude dans le même milieu (5) montre que la décomposition de cette litière de feuilles de lierre et la libération associée de minéraux pendant les quatre mois de la saison de croissance dépend de la nature des arbres supports. Ainsi, sous les chênes, la décomposition des feuilles de lierre est plus lente que sous des frênes ou des peupliers et les taux de libération de nitrates, de phosphore et de magnésium issus de la décomposition sont diminués. Par contre, le taux de libération du potassium semble indépendant de la nature des arbres. Cet effet serait dû à la présence (chez les chênes notamment) de composés phénoliques inhibiteurs sur les processus de décomposition dans le feuillage des arbres et entraînés au sol par les précipitations ruisselant sur le feuillage.

L’effet manteau

Des études récentes sur l’usage des murs végétaux comme moyen d’isolation thermique et de réduire les demandes en air conditionné ont conduit à s’intéresser évidemment au lierre pour sa capacité à coloniser les murs (6). Ainsi, sur une façade en briques, on a comparé l’effet thermique en hiver en comparant les zones couvertes de lierre en hiver avec celles non couvertes. La température externe du mur augmente de 0,5°C quand il y a du lierre qui amortit les fluctuations ; la nuit, les murs couverts étaient en moyenne 1,4°C plus chauds que les autres mais au milieu de la journée, ils étaient 1,7°C plus frais. L’effet est encore plus marqué sur les faces nord.

 

Ces résultats nous amènent à suggérer (avis personnel !) un effet positif thermique du lierre installé sur un arbre. Il protégerait le tronc des effets de froid excessif (rappelons qu’en hiver, les arbres sont en vie ralentie) mais aussi et peut-être surtout il rafraîchirait le tronc en cas d’épisode caniculaire en été et préviendrait de certains effets délétères de tels épisodes, appelés à s’intensifier. Le manchon de lierre jouerait donc un rôle de régulateur thermique vis-à-vis de l’arbre. De même, il est signalé que les tapis de lierre au sol protègent le sol des épisodes de froid excessif.

D’autres observations pointent aussi un effet protecteur de ce manteau envers certaines attaques ; ainsi en Angleterre des observateurs ont noté que pendant le pic d’épidémie de graphiose de l’orme, les arbres couverts de lierre étaient moins atteints car peut-être moins accessibles aux scolytes foreurs d’écorce qui transmettent la maladie. On pourrait aussi penser que cela protège les arbres contre les attaques des pics ou entretient contre le tronc la présence de toute une faune d’insectes dont une partie pourrait bénéficier à la protection des arbres. Autant de pistes à explorer et à valider mais qui ne semblent pas insensées !

Les effets négatifs

Enfin du « positif » diront les détracteurs acharnés du lierre ! Effectivement, le lierre a bien un impact négatif sur les arbres porteurs mais ces effets ne se manifestent que dans certaines circonstances. Si un lierre installé sur un arbre réussit à atteindre la canopée, il accède alors à la lumière totale et va déployer ses ramures et son feuillage. Clairement, il va entrer en compétition pour la lumière avec l’arbre et prendre le dessus du fait de son feuillage permanent qui va ombrager le feuillage de l’hôte. Mais ceci ne semble se produire que sur des arbres affaiblis, en « fin de vie » avec une cime qui s’éclaircit et laisse la voie libre au lierre. D’aucuns disent donc que ce n’est pas un effet vraiment négatif, juste une accélération du déclin entamé. Voir un arbre mort couvert de lierre n’est donc pas la preuve que c’est le lierre qui l’a tué ! Cependant, certains arbres tels que les frênes au feuillage naturellement plus clair laissent plus facilement percer le lierre à leur cime.

Un autre effet collatéral du lierre installé vers la cime concerne le risque de faire casser l’arbre lors d’épisodes de vent fort ou de gel intense. En effet, la boule volumineuse d’un lierre installée dans la cime avec son feuillage présent même en hiver offre une prise au vent accrue et devient très lourde en cas de formation de glace sur les feuilles. Le risque est encore plus fort avec les essences à bois tendre (peupliers, saules, frênes) ou avec les arbres âgés.Dans les ripisylves ou forêts alluviales où le lierre prospère, plusieurs d’entre eux peuvent souvent coloniser un même arbre créant alors un risque encore plus fort de casse. Ainsi se créent des vides provoqués par les coups de vent (des chablis), sièges idéaux pour la régénération naturelle : des semences d’arbres pourront germer et renouveler la population. L’effet négatif, au final, devient un avantage pour le peuplement !

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Vieux merisier tombé sans doute à cause de son fardeau de lierre ; le lierre poursuit sa croissance en profitant de la position suspendue du tronc !

Enfin, il semblerait que le lierre au sol ait des effets inhibiteurs sur la germination des autres graines mais ceci a surtout été observé en situation où le lierre était introduit et invasif, donc hors de son contexte (voir à ce propos l’exemple de la ficaire en Amérique).

Au final, comme diraient certains journalistes, « chacun se fera son idée » mais tout indique que pendant une longue période qui dure des dizaines d’années (tant qu’il n’a pas atteint la cime) le lierre présente bien des avantages indéniables pour les arbres et que ses effets négatifs concernent surtout des arbres « condamnés ». Et encore, ne prend-on pas ici en compte l’effet considérable sur le maintien de la biodiversité animale associée au lierre ! Pour ma part, le choix est fait depuis longtemps : vive le lierre !

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Et que dire de « l’effet créateur d’ambiance » du lierre avec ces arbres fantômes morts : des monuments naturels fragiles à la merci d’une tempête !

BIBLIOGRAPHIE

  1. BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES Hedera helix L. DANIEL J. METCALFE Journal of Ecology 2005 93, 632–648.
  2. Host preference and growth patterns of ivy (Hedera helix L.) in a temperate alluvial forest. Daniele Castagneri, Matteo Garbarino, Paola Nola. Plant Ecology ; 2013
  3. Aggressiveness of Hedera helix L. growing on monuments: Evaluation in Roman archaeological sites and guidelines for a general methodological approach. F. BARTOLI, F. ROMITI, & G. CANEVA. Plant Biosystems, 2016
  4. Un exemple d’interaction non compétitive entre espèces ligneuses: le cas du lierre arborescent (Hedera helix L.) dans la forêt alluviale. TREMOLIERES M.; CARBIENER R. ; EXINGER A. ; TURLOT J. C. Acta Oecologica.Vol. 9, no2, pp. 187-209. 1988
  5. Quantitative study and modelling of the litter decomposition in a European alluvial forest. Is there an influence of overstorey tree species on the decomposition of ivy litter (Hedera helix L.)? Bouchra Badre, Photis Nobelis, Michèle Trémolières ; Acta Oecologica ; Volume 19, Issue 6, November–December 1998, Pages 491-500
  6. Effectiveness of an ivy covering at insulating a building against the cold in Manchester, U.K: A preliminary investigation. C. Bolton, M.A. Rahman, D. Armson, A.R. Ennos. Building and Environment 80 (2014) 32-35

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le lierre et ses fruits
Page(s) : 20-21 Guide des fruits sauvages : Fruits charnus