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Nectaires extra-floraux sur un pétiole de viorne obier

On peut classer les mutualismes, ces interactions avec des bénéfices réciproques pour les deux espèces partenaires, selon la nature des trois grands types de services échangés (voir la chronique La galaxie des mutualismes). Une des variantes possibles peut se traduire par le marché « Protection contre nourriture » et se manifeste notamment à travers un ensemble de mutualismes qui unissent plantes à fleurs et fourmis ; protection doit être pris au sens de « protection contre les herbivores » du côté de la plante .

Parmi ces mutualismes plantes/fourmis, on trouve les plantes dites myrmécophytes qui hébergent des nids de fourmis dans des organes spécialisés (domaties) ; mais ces exemples ne se trouvent presque uniquement que sous les Tropiques. Par contre, il existe une autre forme très importante et méconnue, moins spécialisée : celle des plantes qui attirent les fourmis par des organes nourriciers sécréteurs de nectar appelés nectaires extra-floraux (écrits NEF par commodité dans la suite) (1). Cette dernière forme de mutualisme « plantes à NEF/fourmi » présente de notre point de vue le gros avantage d’être représentée en milieu tempéré jusque dans nos jardins : une belle occasion donc de « voir » des mutualismes à l’œuvre ce qui n’est pas si facile à l’observation directe.

Du nectar hors des fleurs

Tout le monde sait que de nombreuses fleurs produisent un liquide sucré et nourricier, le nectar qui sert de monnaie d’échange dans le cadre des mutualismes de pollinisation (nectar contre transport du pollen) ; ce nectar est produit dans la fleur par un ou des organes sécréteurs appelés nectaires. Ceux dont nous parlons maintenant, les nectaires extra-floraux, se trouvent hors des fleurs comme leur nom l’indique bien et ils n’interviennent pas du tout dans le cadre de la pollinisation. Souvent très réduits, à peine esquissés, et donc peu visibles pour l’œil humain (non averti !) ils peuvent en pratique se trouver presque sur n’importe quelle partie aérienne de la plante : sur les tiges, sur les feuilles (pétiole ou limbe) et jusque sur les fleurs mais à l’extérieur (sur les sépales, sur la corolle ou sur les bractées à la base des fleurs).

Une folle diversité

Leur forme et leur densité sont tout aussi variées que leur localisation sur la plante selon les genres de plantes porteurs ; ils peuvent prendre la forme de simples poils glanduleux, de petits creux ou bosses à peine marqués et non vascularisés jusqu’à des formes bien visibles en relief, en forme de plis,… Les photos ci-jointes en illustrent des exemples pris dans notre flore et quelques exemples d’espèces exotiques cultivées comme ornementales. Le meilleur moyen de les repérer c’est de voir des fourmis s’attarder à un endroit de la plante où elles semblent lécher la surface !

Les NEF les plus spécialisés ont une structure en trois couches cellulaires : un épiderme, un parenchyme sécréteur et un parenchyme où s’infiltrent les vaisseaux conducteurs issus des ramifications des vaisseaux de l’organe porteur.

Le nectar produit par ses NEF contient un mélange de nutriments généralement dominé par des sucres avec souvent quelques acides aminés et des matières grasses. Contrairement au nectar intra-floral très variable dans sa composition notamment selon les agents pollinisateurs, celui-ci conserve une composition relativement stable d’une famille de plantes à l’autre ; ceci indique sans doute une pression de sélection « unique » sous la forme des collecteurs principaux que sont les fourmis.

Omniprésents

Au cours des quatre dernières décennies où l’attention a été attirée sur l’importance de ces mutualismes, le nombre des espèces de plantes identifiées comme porteuses de NEF n’a cessé de croître, preuve qu’il reste encore beaucoup à découvrir surtout en milieu tropical. Un site internet leur est même dédié avec une base de données sans cesse actualisée (voir bibliographie) ! Les derniers recensements font état de 3941 espèces de plantes à fleurs pourvues de NEF, réparties dans 745 genres et 108 familles ! Il y a même 5 familles de fougères qui possèdent des nectaires sur leurs frondes et tiges mais on ne peut les qualifier d’extra-floraux pour des plantes … sans fleurs ; ils fonctionnent néanmoins sur le même principe et certains les appellent des nectaires extra-soraux (les sores étant les amas de sporanges portés par les frondes).

On les trouve dans toutes sortes de milieux depuis les régions froides jusqu’aux Tropiques et y compris dans les milieux désertiques notamment sur des cactus (en dépit de la difficulté à sécréter du nectar en milieu très sec !). Une étude menée aux U.S.A. (2) montre que les plantes à NEF sont plus abondantes dans les milieux perturbés comme les clairières ou les lisières en forêt et diminuent fortement dans les milieux soumis à des inondations annuelles ou à des incendies répétés, en lien avec l’abondance des populations des fourmis dans ces milieux. Ce sont donc des mutualismes très dépendants du contexte écologique dans lequel ils prennent place.

La preuve par l’exclusion

Si la majorité des mutualismes s’avèrent très difficiles à démontrer dans les faits, ceux-ci offrent de grandes facilités pour expérimenter : il suffit d’empêcher l’accès d’une plante à NEF aux fourmis (c’est assez facile vu qu’elles ne volent pas, tout au moins celles qui se nourrissent) et de comparer avec des pieds non protégés. De telles expériences ont par exemple été menées sur une ipomée buissonnante des milieux arides du sud des U.S.A. (Ipomoea leptophylla) qui porte des nectaires à la fois sur les feuilles et au dos des sépales du calice des fleurs ; les chiffres parlent d’eux-mêmes quant à l’avantage décisif fourni par les visites des fourmis : la destruction des stigmates des fleurs (indispensables pour la fécondation) par les sauterelles concerne 74% des ipomées sans fourmis contre 48% avec fourmis ; 34% des graines des ipomées sans fourmis sont parasitées par des petits coléoptères (Bruchidés) contre 24% pour celles défendues par des fourmis ; mais la meilleure preuve concerne la production de graines par plante : elle passe de 45 graines par plante sans fourmis à … 405 avec fourmis. De nombreux autres exemples confirment cet effet de protection des fourmis sur le succès reproductif des plantes concernées. Un autre type d’expérimentation (2) consiste à ajouter des gouttelettes de sucre sur une plante et de mesurer ses effets en termes de succès reproductif.

Pas si simple

A partir de ces données, on serait tenté de penser : « qui dit NEF sur une plante dit donc effets bénéfiques obligatoires » ce qui reviendrait à officialiser la notion de syndrome de NEF associé automatiquement à un effet bénéfique. Mais la réalité est bien plus nuancée que cela !

Il y a d’abord des variations sensibles selon les populations d’une même espèce de plante et leur contexte écologique. Ainsi, une étude (3) sur trois populations différentes d’une légumineuse annuelle en Floride, le « pois-perdrix » (Chamaecrista fasciculata) montre que selon les populations, l’effet protecteur varie beaucoup en intensité : dans un contexte de faible densité de fourmis et d’herbivores, les plantes avec ou sans fourmis produisent pratiquement autant de gousses ; par contre, si la densité des fourmis est forte ainsi que celle des herbivores (essentiellement des chenilles de piérides qui mangent les gousses), alors l’effet protecteur joue à plein.

Et puis, il y a des cas où malgré la présence de NEF et des visites régulières de fourmis, aucun effet de protection ne peut être mis en évidence. C’est ce que montre une étude australienne (4) menée sur une plante endémique qui nous est très familière  comme ornementale : l’immortelle à bractées (Xerochrysum bracteatum). Elle porte des nectaires sur les feuilles qui sous-tendent les capitules (Composée) et sur ses bractées. Bien que les fourmis visitent régulièrement ces NEF et entrent souvent en contact avec d’autres visiteurs tels que des mouches parasites qui pondent leurs œufs dans les capitules (genre Tephritis), les expériences d’exclusion ne démontrent aucun effet positif sur le succès reproductif : avec ou sans fourmis, les dégâts sur les capitules et la production de graines restent proches. Ils varient par contre selon les sites et les saisons. Peut être que les parasites ont appris à éviter les fourmis ? D’autres données indiquent que le comportement agressif des fourmis varie beaucoup selon les espèces et les contextes et, dans certains cas, elles fuient même en cas de danger ! La même chose a été démontrée à propos de la fougère-aigle, porteuse de nectaires, très visitée par les fourmis surtout sur les jeunes frondes et qui, pourtant, ne semble pas en retirer de bénéfice de protection envers les herbivores.

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immortelle à bractées

Moralité : bien se garder de généraliser l’effet NEF sur la base de leur seule présence ; toujours vérifier !

L’effet garde du corps

En fait, ces NEF n’attirent pas que des fourmis mais d’autres visiteurs tels que des coccinelles, des guêpes parasitoïdes (qui pondent leurs œufs dans le corps des larves d’insectes) et même des araignées (dont des saltiques ou araignées sauteuses) : autrement dit, d’autres « gardes du corps » intéressants pour la plante car susceptibles de tuer directement les herbivores et pas seulement de les repousser. Il faudrait donc envisager ces mutualismes dans leur globalité en incluant tout le cortège des arthropodes attirés par les NEF. Il y a aussi des consommateurs de nectar qui n’apportent rien en termes de protection comme des mouches. D’autres hypothèses non vérifiées proposent que les NEF détourneraient les fourmis des fleurs sur lesquelles elles constituent une gêne à la pollinisation ou les inciteraient à installer leur nid au pied des plantes qui indirectement bénéficieraient de l’apport nutritif au niveau du sol !

Du côté des plantes à NEF, il existe des preuves indirectes de l’importance de ces mutualismes : on a pu montrer dans certains cas que la quantité de nectar sécrété par les NEF augmente si l’herbivorie s’accroît ou si on endommage des feuilles ou avec la présence de fourmis. Tout ceci corrobore l’idée que ces relations jouent un rôle fondamental pour structurer les communautés végétales en fonction de l’abondance des fourmis.

L’effet nectar

Du côté des consommateurs de nectar, cet apport nutritif n’est pas du tout négligeable : pour certaines colonies de fourmis, cela peut représenter jusqu’à 90% des ressources bien que la moyenne soit le plus souvent autour de 10%. Les NEF offrent une nourriture facile d’accès, prévisible, renouvelable (la production de nectar se prolonge souvent après la floraison ce qui protège aussi les fruits) et la richesse du nectar en sucres simples procure une ressource énergétique immédiate. Les plantes à NEF seraient donc un élément clé pour expliquer l’omniprésence des fourmis et leur biomasse colossale dans presque tous les milieux.

On peut d’ailleurs utiliser cet effet nectar en lutte biologique sur des plantes cultivées dotées de NEF ; ainsi, dans les vergers de pêchers, en favorisant la présence des fourmis qui viennent récolter le nectar des NEF situés sur les pétioles des feuilles, on protège les arbres contre les attaques d’herbivores ce qui diminue les pertes au niveau de la production de fruits ; en plus, les Nef attirent aussi les coccinelles qui mangent les pucerons …. La chaîne infinie des interactions !

BIBLIOGRAPHIE

  1. The diversity, ecology and evolution of extrafloral nectaries: current perspectives and future challenges. Brigitte Marazzi, Judith L. Bronstein and Suzanne Koptur. Annals of Botany 111: 1243–1250, 2013
  2. Plants Bearing Extrafloral Nectaries and the Associated Ant Community: Interhabitat Differences in the Reduction of Herbivore Damage. Barbara L. Bentley. Ecology. Volume 57, Issue 4 ; pp. 815–820 ; 1976
  3. The Extrafloral Nectaries of Ipomoea leptophylla (Convolvulaceae). Kathleen H. Keeler. American Journal of Botany, Vol. 67, No. 2, pp. 216-222 ;1980.
  4. Spatial Variation in the Effect of Ants on Extrafloral Nectary Plant. Andrew M. Barton. Ecology ; Volume 67, Issue 2 ; pp. 495–504 ; 1986
  5. Ants and extrafloral nectaries: no evidence for plant protection in Helichrysum spp. — ant interactions.Dennis J. O’Dowde. A. Catchpole. Oecologia. Volume 59, Issue 2, pp 191–200 ; 1983
  6. Site internet sur les plantes à NEF : http://www.extrafloralnectaries.org

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'immortelle à bractées
Page(s) : 226 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez les Ipomées cultivées
Page(s) : 328-332 Guide des Fleurs du Jardin