Himantoglossum hircinum

Les amateurs d’orchidées sauvages (la « secte » des orchidophiles) le savent bien : la floraison de nos orchidées sauvages varie beaucoup d’une année à l’autre et selon les espèces. Il y a, pour une espèce donnée, de « bonnes années » avec de nombreux individus fleuris et des « mauvaises années » où très peu d’individus fleurissent. Et pourtant ce sont des plantes vivaces qui, fleuries ou pas, sont présentes au stade feuillé. L’orchis bouc ne déroge pas à cette règle et son cas est doublement intéressant car cette espèce connaît actuellement une forte expansion en lien visiblement avec le changement climatique en cours. Alors, quelles relations y a t’il entre le développement et notamment la floraison de cette orchidée et la météorologie à court terme et, à plus long terme, avec le climat ?

Une « bonne » année voit fleurir les orchis boucs en masse ; il n’empêche qu’il reste quand même de nombreux individus non fleuris mais invisibles ou presque dans la haute végétation.

Etre à la hauteur

Dans une autre chronique (Le côté obscur de l’orchis bouc), nous avons détaillé la vie souterraine si particulière de cette espèce dont la germination des graines dépend de l’interaction très subtile avec un champignon du sol. De ce fait, les débuts de la vie d’un orchis bouc sont déjà fort compliqués : plusieurs années parfois avant d’atteindre le stade de plantule avec une seule feuille. Mais le long parcours vers le stade adulte et la possibilité de fleurir ne fait que commencer. Après un ou deux ans à ce stade, la jeune plante passe au stade à deux feuilles ; encore plusieurs années plus tard, elle atteint le stade à trois feuilles mais elle peut aussi alterner d’une année à l’autre avec deux feuilles ou quatre.

Arrivée au stade à quatre feuilles et mieux à cinq feuilles, elle entre « enfin » dans la période où potentiellement elle va pouvoir fleurir. La probabilité de fleurir dépasse les 90% pour les plantes qui ont plus de neuf feuilles, preuve de cette forte corrélation floraison/taille ou nombre de feuilles. Il ressort de cette présentation que la maturité sexuelle (l’aptitude à fleurir) ne dépend pas directement de l’âge mais de la taille atteinte par la plante. Deux plantes de même âge peuvent très bien avoir une taille (un nombre de feuilles) fort différente sur un même site selon la végétation environnante, les aléas microclimatiques (un coup de gel au printemps par exemple), la compétition (selon qu’elle est seule ou entourée de nombreux congénères parfois très proches) ou les dégâts infligés par des herbivores qui consomment les feuilles.

Ce long parcours se comprend assez bien et est assez classique : la plante doit accumuler suffisamment de réserves (dans ses tubercules : voir l’autre chronique) pour pouvoir produire une tige, des feuilles et une longue inflorescence très fournie en fleurs puis nourrir les ovules qui se transforment en graines, tout en supportant la compétition et en gardant des réserves pour survivre l’année suivante !

Suivi individuel

 

En Thuringe allemande, une remarquable étude (1) menée dans une réserve naturelle avec une pelouse calcaire riche en orchidées dont des orchis boucs a permis le suivi individuel sur une période de 25 ans allant de 1976 à 2001 ; plus de 13 000 individus ont ainsi été marqués par des bâtonnets et suivis année après année. On dispose ainsi d’une base de données incroyablement riche et précise.

Le suivi de ces cohortes souligne l’augmentation exponentielle de cette population depuis les années 1990 alors que nous sommes aux confins de l’Europe du nord, dans un secteur où l’espèce semblait aux limites de sa répartition, en écho à ce qui a été observé parallèlement en Angleterre où l’espèce était pratiquement au bord de l’extinction dans les années 1970-80 (2). En même temps, le nombre d’individus fleuris chaque année augmente fortement.

L’autre enseignement qui confirme l’impression commune signalée dans l’introduction, c’est la très grande variabilité du nombre annuel d’individus fleuris avec une sorte de plafond de verre : au maximum, 14% des individus présents une année fleurissent. Ainsi sur les 25 ans de suivi, seulement 1812 individus sur les 13687 suivis ont réellement fleuri ! Les bonnes années au cours de cette période ont été 1995, 1997, 1998 et 1999 avec ces années là une plus forte proportion de plantes de grande taille (plus de cinq feuilles) et une bonne partie d’entre elles ayant fleuri. Tout ceci pointe une corrélation vers les conditions météorologiques qui ont pu permettre à plus de plantes d’atteindre une taille suffisante pour pouvoir fleurir. Cependant, le suivi détaillé conduit parallèlement en Angleterre sur plusieurs populations ne donne pas forcément les mêmes « bonnes années » ; autrement dit, s’il y a des facteurs météorologiques déterminants, ils ne sont pas à une échelle continentale mais relativement locale.

Des deux rosettes au premier plan photographiées au printemps, celle de gauche fleurira (on voit l’amorce de la tige et de ses feuilles) et celle de droite ne fleurira pas.

Météo-sensible

Comme la taille atteinte à l’entrée du printemps est le facteur clé pour la floraison, il faut interroger les conditions météorologiques qui ont accompagné la préparation de ce stade. L’hiver qui précède représente une phase critique car les plantes ont commencé à développer leur rosette dès l’automne (voir l’autre chronique) : les précipitations à l’automne qui précède seront donc déterminantes. Si l’automne est sec, les rosettes ne vont pas pouvoir s’étoffer et vont s’étioler ; les feuilles virent au jaune et le printemps venu, si des tiges florales réussissent quand même à se former, elles avortent et sèchent sur pied. L’autre facteur sensible concerne les températures pendant l’automne-hiver qui précède. Des gelées précoces en automne altèrent le bourgeon de la future tige florale alors en pleine formation ; les jeunes feuilles à peine déployées subissent des lésions. Au cœur de l’hiver, la rosette maintenant bien formée, semble nettement plus résistante au froid et supporte assez bien des températures basses prolongées. Par contre, si le sol gèle en profondeur cela peut endommager les racines.

On comprend mieux à la lumière de ces facteurs météorologiques déterminants l’influence de l’évolution globale climatique en cours : plus de pluies et des températures hivernales basses atténuées augmentent les chances de réunir des conditions favorables au développement des rosettes des orchis boucs qui peuvent atteindre plus souvent une taille ad hoc pour fleurir.

Effort reproductif

Sur ces rosettes imbriquées, l’une d’elles est prête à fleurir comme l’indique l’émergence des futures feuilles de la tige plus claires au centre de la rosette.

Outre les conditions météorologiques, il ressort de l’étude allemande un autre facteur clé : l’histoire individuelle de chaque plante. Plusieurs observations allant dans le même sens illustrent ce point. L’année qui suit une floraison, la plante subit généralement une baisse de taille : à l’automne qui suit sa floraison, elle tend à produire moins de feuilles et ainsi au printemps suivant, elle aura moins de chances de fleurir. Les individus non fleuris qui avaient entre 8 et 15 feuilles retrouvent le même nombre de feuilles l’année suivante alors que ceux qui ont fleuri voient le nombre de feuilles baisser. Les plantes qui fleurissent sont plus grandes l’année où elles fleurissent. Celles qui sont grandes et qui pourtant n’ont pas fleuri une année donnée auront une très forte probabilité de fleurir l’année suivante. Enfin, donnée la plus frappante, sur l’ensemble des individus fleuris qui sont morts par la suite, 55% d’entre eux l’ont fait juste après leur floraison et ce, indépendamment de leur âge. On voit donc se dégager un effet d’épuisement relatif lié à l’effort reproductif l’année précédente : le prélèvement opéré aux dépens du tubercule estival pour assurer la floraison et la fructification diminue d’autant la reconstitution au cours de l’automne suivant lors de la sortie de la rosette. Un certain nombre d’individus doivent même mourir sans avoir réussi à fleurir puisque sur 443 individus suivis de leur naissance à leur mort, un tiers d’entre eux n’ont jamais fleuri.

Si en plus, l’automne qui suit la floraison est très sec, il s’en suivra une plus forte mortalité et une probabilité de fleurir l’année suivante encore plus basse.

Globalement

On comprend donc mieux ce côté capricieux de la floraison des orchis boucs (et de nombreuses autres espèces d’orchidées fréquentant les mêmes milieux) compte tenu des corrélations qui lient taille, histoire individuelle reproductive et conditions météorologiques les années précédentes. Il reste à savoir si ce schéma peut s’appliquer ailleurs car l’étude allemande se situe en bordure septentrionale de l’aire de répartition actuelle même si elle est en progression vers le nord.

L’augmentation forte observée des populations y compris en France tient donc au changement climatique en cours qui permet à ces plantes de stocker plus de réserves d’une année sur l’autre et donc d’augmenter les probabilités de se reproduire. D’autre part, les conditions estivales ont aussi leur importance notamment sur l’étape ultime de la maturation des fruits : les étés chauds et secs semblent nettement plus favorables à la production de graines. Tous ces effets s’ajoutent pour favoriser globalement l’expansion de cette espèce.

Dans une même colonie, toutes les plantes qui fleurissent ne le font pas à la même vitesse ; certaines commencent plus tôt et cela peut avoir une influence sur la production de graines selon la météo au moment de la formation des fruits.

Il se peut aussi que d’autres facteurs interviennent dans ce succès grandissant dont celui d’une évolution dans les exigences écologiques avec l’acquisition de la capacité à croître sur des sols différents. Sa capacité naturelle à tolérer la végétation herbacée élevée, en partie liée sans doute à sa grande taille à la floraison, l’aide aussi à conquérir ou à se maintenir dans des milieux non entretenus par le pâturage ou le fauchage, facteur souvent décisif pour nombre d’autres orchidées.

L’orchis bouc supporte bien la végétation herbacée haute des friches et pelouses grâce notamment à sa haute stature et au développement de ses rosettes en automne quand la végétation est basse.

Un dernier apport de l’étude allemande (3) qui, rappelons le, a porté sur une période de 25 ans, c’est qu’on ne peut pas tirer d’enseignements valables sur l’évolution de populations si on se base sur des études à court terme ne portant que sur quelques années, compte tenu de l’extrême irrégularité de la floraison. Un recul sur au moins dix ans semble nécessaire avant de dégager des modèles ou des préconisations sur la gestion des milieux et des espèces.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Himantoglossum hircinum (L.) Sprengel. P. D. CAREY and L. FARRELL. BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES. List Br. Vasc. Pl. (1958) no. 641, 1
  2. Climate, size and flowering history determine flowering pattern of an orchid. M. PFEIFER, W. HEINRICH and G. JETSCHKE Botanical Journal of the Linnean Society, 2006, 151, 511–526.
  3. Long-term demographic fluctuations in an orchid species driven by weather: implications for conservation planning. M. PFEIFER, K. WIEGAND, W. HEINRICH and G. JETSCHKE
 Journal of Applied Ecology 2006
43, 313–324

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'orchis bouc
Page(s) : 20-21 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages