Oenanthe oenanthe

Traquet motteux en migration sur la côte vendéenne (15/09/2017).

Le traquet motteux est un passereau qui appartient à la famille des Muscicapidés comme les rossignols, les rouges-queues, les gorge-bleues, le rouge-gorge et les gobe-mouches d’Eurasie.

Peu connu du grand public, il possède pourtant l’une des plus vastes aires de répartition dans le Monde pour un passereau : il niche en effet dans toute l’Eurasie, en Afrique du nord (Atlas marocain) et sur les côtes du Groenland ; il habite aussi une partie de l’Amérique du nord arctique (voir ci-dessous).  Sur cette immense aire, le traquet motteux ne vit pas partout mais occupe en fait toutes sortes de milieux rocheux dénudés avec une végétation rase allant des hauts sommets aux côtes en passant par des milieux semi-désertiques ! En France, ainsi, il n’est présent que dans les massifs montagneux et sur une partie de la côte atlantique avec de rares couples installées dans des milieux artificiels en plaine.

Cet oiseau d’une taille intermédiaire entre le moineau et le merle est un migrateur dont les populations eurasiatiques vont hiverner au sud du Sahara. Pour les populations nord-américaines, on pourrait penser qu’elles aillent hiverner soit dans le sud de l’Amérique du nord, soit en Amérique du sud, comme le font la majorité des oiseaux migrateurs de ce continent. Or, on n’a jamais réussi à trouver de preuve directe d’un hivernage de ce traquet en Amérique ; on pensait donc qu’il devait aller passer l’hiver en …. Afrique comme ses congénères eurasiatiques ! Il restait à le démontrer.

Il s’éclate au Canada

En Amérique du nord, le traquet motteux ne peuple que la partie arctique du continent où il vit dans la toundra rocheuse. Sa répartition y est curieusement éclatée en deux populations fortement disjointes qui ne se rencontrent pas (sauf peut-être en migration : voir plus loin !) pendant la période de nidification. L’une occupe les côtes orientales des îles de Baffin et d’Ellesmere (Nunavut) et la côte du Labrador ; l’autre se trouve à l’autre bout du pays dans la province canadienne du Yukon et de là dans tout l’Alaska.

Carte simplifiée de la répartition mondiale du traquet motteux (d’après HBW alive). Légendes : en noir : aire de nidification en Eurasie ; en vert foncé : en Amérique du Nord ; en rouge : aire d’hivernage.Il faut ajouter la population de l’Atlas marocain (Traquet de Seebohm) (Fonds de carte : histgeo.ac-aix-marseille.fr)

Donc, si on en revient aux migrations et que l’on considère que ces traquets motteux vont hiverner en Afrique, on peut postuler deux hypothèses simples sur les plus courts chemins à parcourir : les traquets occidentaux (d’Alaska pour faire simple) devraient donc traverser l’Asie en diagonale pour atteindre l’Afrique de l’Est au plus près, soit quand même … 14600 km ; les traquets orientaux (du Canada Est pour simplifier) devraient quant à eux traverser l’Atlantique pour se rendre en Afrique de l’Ouest. Passons à la démonstration qui vient d’être faite (2012) par une équipe d’ornithologues canadiens et européens (1).

De quoi « baliser » !

On se doute bien que démontrer la réalité de tels parcours n’est pas chose facile ; la pose de bagues est une solution connue de longue date mais la probabilité de recapture en Afrique d’un oiseau bagué au Canada ou en Alaska est extrêmement faible ; et de toutes façons, cela ne dirait pas par où est passé l’oiseau ! L’évolution des technologies et de la miniaturisation fournit désormais des balises très légères permettant de géolocaliser de manière relative sur la base de l’éclairement solaire. Elles contiennent une batterie, un micro-ordinateur, une mémoire et une horloge précise et enregistrent la lumière solaire. On peut avec ces balises obtenir en gros deux positions par jour pour lesquelles latitude et longitude sont déterminées à partir d’algorithmes astronomiques. Autrement dit, avec cette méthode, on obtient des localisations plus ou moins précises selon les secteurs du globe où on l’applique. Tout çà dans 1,4grammes (fixation comprise) à poser sur un « petit » oiseau pour lequel on ne doit pas dépasser une surcharge de 5% du poids total du corps.

Notre équipe de chercheurs a donc capturé des traquets motteux en été sur leurs terrains de reproduction et les a équipé chacun d’une telle balise : 30 en Alaska et 16 sur l’île de Baffin au Canda Est. Et vogue la galère : il restait à croiser les doigts en espérant que certains d’entre eux reviendraient sur place l’année suivante et que l’on pourrait alors les recapturer et récupérer la précieuse balise pour décrypter ses enregistrements !

Le retour

L’année suivante, sur les 30 capturés en Alaska en 2009, 5 sont revenus en 2010 et quatre d’entre eux ont pu être recapturés ! Ouf … même si l’un des quatre avait perdu sa balise ! Et les boîtes noires parlent : elles révèlent que ces trois oiseaux sont bien allés en Afrique de l’Est quelque part au Soudan ou entre l’Ouganda et le Kenya. Au voyage aller en automne, ils ont traversé la Russie, le Kazakhstan, puis le désert d’Arabie pour atteindre leur zone d’hivernage : soit 14 600 km parcourus en 91 jours (vitesse moyenne de 160km/jour). Le voyage retour au printemps a emprunté le même itinéraire en sens inverse mais en « seulement » 55 jours (vitesse de 250km/jour).

Sur les 16 traquets équipés au Canada Est, deux seulement sont revenus et un seul avait conservé sa balise ! Il faut savoir qu’une mortalité importante accompagne ces longs voyages, balise ou pas sur le dos : ainsi sur 33 traquets sur lesquels on avait posé des bagues colorées (mais pas de balise), seuls deux ont été revus l’année suivante (en principe, ils sont fidèles au site de naissance). Cet oiseau rescapé avait en automne traversé les 3400km qui séparent l’île de Baffin et les îles britanniques en à peine 4 jours (soit une moyenne de 850km/j !), en passant probablement par le Groenland ; de la Grande-Bretagne, il a gagné le continent européen et traversé la Méditerranée à l’ouest (comme le font les traquets motteux d’Europe de l’ouest) pour aller passer l’hiver en Mauritanie 4000km plus loin. Contrairement à ses cousins d’Alaska, cet individu a voyagé plus vite en automne (26 jours aller à 290km/jour) qu’au printemps (55 jours à 130km/jour).

Carte simplifiée des trajets migratoires effectués par les traquets motteux d’après (1) : en vert pour le Canada oriental et en rouge pour l’Alaska.

Ainsi, la preuve absolue a bien été faite, au moins pour ces quatre individus, d’une migration Amérique du nord arctique/Afrique et selon les modalités supposées : ceux d’Alaska iraient en Afrique de l’est et ceux du Canada oriental en Afrique de l’Ouest.

Balises naturelles

On reste un peu sur sa faim avec des données sur seulement quatre oiseaux même si le résultat obtenu est superbe et relève du miracle ! Or, depuis les années 2000, on a développé une nouvelle méthode qui permet de pister grossièrement l’origine d’un oiseau migrateur : la technique dite des isotopes stables de l’hydrogène (2). En simplifiant, il s’agit de mesurer sur une plume prélevée le rapport entre deux isotopes de l’hydrogène (delta D) : 1H, le « protium », l’isotope le plus commun et 2H, le deutérium, deutérium très rare dans la nature. Ce rapport varie dans l’environnement selon notamment l’importance des précipitations et constitue en quelque sorte une signature climatique relative ; elle se retrouve inscrite dans les tissus des animaux via la chaîne alimentaire. Les plumes des oiseaux ont l’avantage de devenir inertes après leur croissance et de figer en quelque sorte cette signature du lieu où elles ont grandi. En mesurant le delta des plumes, on peut ainsi indirectement avoir une idée des lieux géographiques fréquentés par l’oiseau (par exemple, on peut distinguer les trois grandes zones en Afrique : Ouest, Centre et Est au régime pluvial différent) au moment de la formation de cette plume prélevée.

Dans le cas des traquets motteux, on prélève une couverture alaire ce qui ne gène pas l’oiseau. Un tiers des traquets changent partiellement ces plumes (mue) sur les lieux d’hivernage ; pour autant en été, on peut en examinant l’oiseau en main (couleur, forme, degré d’usure) savoir s’il s’agit de plumes récentes (fabriquées sur en hiver) ou anciennes (datant de l’année précédente et fabriquées sur place). Les résultats obtenus présentent une part d’incertitude mais ils confirment la tendance observée : Alaska/Afrique de l’Est et Canada/Afrique de l’Ouest. Ils n’excluent pas pour autant la possibilité de séjours en Afrique centrale et ainsi, peut-être des rencontres entre ces oiseaux issus des deux « bouts de l’arctique nord-américain » sur les lieux d’hivernage !

Le poids de l’histoire et des gènes

Le bon sens humain (bassement terre-à-terre !) amène à se poser la question de pourquoi un oiseau de cette taille « s’acharne t’il à aller passer l’hiver à de telles distances, y compris pour les jeunes de l’année sans aucune expérience. En tout cas, il s’agit là sans doute du voyage le plus long connu pour un oiseau migrateur, rapporté à sa taille ! Pour comprendre, il faut remonter le temps après le Dernier Maximum glaciaire qui a vu le début de la déglaciation des terres arctiques devenues ainsi de nouveaux territoires à conquérir pour les traquets motteux adeptes de toundra. Le peuplement s’est donc fait à partir de l’Eurasie sans doute par les deux extrémités du vaste continent ce qui expliquerait ces deux populations disjointes.

D’accord me direz-vous mais pourquoi, une fois installé, ne pas aller hiverner au sud en restant sur le nouveau Monde. C’est que le comportement migratoire se trouve profondément inscrit et déterminé dans le génome comme le montre une étude menée en 2010 (3). On a capturé et élevé en captivité des traquets motteux issus de trois populations différentes par leurs trajets migratoires :

– des oiseaux islandais qui traversent l’Atlantique nord sur 800 à 900km avant de faire une pause en Grande-Bretagne et de poursuivre ensuite via l’Europe de l’ouest et la Méditerranée ; on suppose même que certains atteignent l’Afrique par un vol direct non stop au-dessus de l’Atlantique !

– des oiseaux norvégiens qui n’ont que 600km de mer du Nord à traverser avant une pause

– des oiseaux du Maroc (sous-espèce autrefois considérée comme une espèce à part, le traquet de Seebohm) qui ont juste à traverser le Sahara.

Carte réalisée d’après les données de (3) : trajets migratoires de trois populations de traquets motteux. rouge : Islande ; violet : Norvège ; Bleu : Maroc.

Le suivi de ces oiseaux captifs montre qu’ils présentent au moment des migrations des phases d’agitation nocturne typiques des oiseaux migrateurs ainsi qu’une tendance à prendre du poids. Le moment de cette activité et la prise de poids en automne dépendent de la distance à parcourir (s’ils étaient libres !), preuve de l’ancrage génétique de ces comportements. Pour les trois populations, la prise de poids est plus importante en automne qu’au printemps : le programme semble imposer plus de temps passé à un stockage d’énergie en automne (faire de la graisse !) pour un voyage sûr et rapide alors qu’au printemps l’investissement porte plutôt sur le vol de manière à atteindre le plus tôt possible les sites de reproduction et conquérir les meilleurs territoires.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Cross-hemisphere migration of a 25 g songbird. Franz Bairlein, D. Ryan Norris, Rolf Nagel, Marc Bulte, Christian C. Voigt, James W. Fox, David J. T. Hussell and Heiko Schmaljohann. Biology letters 2012
  2. Using stable hydrogen and oxygen isotope measurements
of feathers to infer geographical origins of migrating European birds. Keith A. Hobson . Gabriel J. Bowen .
Leonard I. Wassenaar . Yves Ferrand . Hervé Lormee. Oecologia (2004) 141: 477–488
  3. Endogenous Rhythms of Seasonal Migratory Body Mass Changes and Nocturnal Restlessness in Different Populations of Northern Wheatear Oenanthe oenanthe. I. Maggini ; F. Bairlein. JOURNAL OF BIOLOGICAL RHYTHMS, Vol. 25 No. 4, August 2010 268-276

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le traquet motteux
Page(s) : 402 Le Guide Des Oiseaux De France