Lasallia pustulata

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La tripe de roches est un grand lichen qui vit sur les parois rocheuses et se distingue par son port ombiliqué : la chronique « une vie ombilicale » décrit son mode de vie et sa croissance. Elle forme des populations denses quasi exclusives au sein desquelles règne une compétition féroce tant envers les congénères que vis-à-vis d’autres espèces ombiliquées comme elle : cet aspect a été exploré dans la chronique « L’enfer, c’est les autres ». Dans cette dernière chronique, nous allons explorer les processus de colonisation et de dispersion : comment les tripes de roche s’installent-elles sur des espaces nus ?

Des microperturbations !

On pourrait croire que une fois installées et que la compétition a éclairci les rangs, les populations de tripes de roches mènent une vie « tranquille » ; c’est oublier que sur les parois rocheuses ou des gros blocs colonisés, divers évènements extérieurs peuvent remettre en cause ce calme apparent en détruisant des petites portions de la population et en créant ainsi des vides qu’il va falloir reconquérir. On se situe là à une micro-échelle de quelques cm2 ou dm2, rarement plus, proportionnelle à la taille des thalles de l’ordre d’une dizaine de centimètres ! Il va donc falloir mettre à la « hauteur » de ces organismes si particuliers pour comprendre comment ils réussissent à combler les vides ainsi créés et à recruter de nouveaux individus. Une étude menée en Norvège sur des rochers côtiers nous servira de guide (1).

 

Sur les falaises habitées, les vides récents ouverts dans les colonies denses de tripes de roche se repèrent soit comme des taches nues qui ne représentent rarement plus de 10% de la surface totale ou des taches en voie de recolonisation récente avec une forte densité de très petits thalles de moins de 1cm.

Des rochers soumis à rude épreuve

Les agents climatiques viennent évidemment en tête des causeurs de vides ! Sur les côtes et en montagne, les vents violents peuvent constituer une source d’arrachement des grands thalles qui se trouvent soulevés, balancés de droite et de gauche et finalement arrachés par rupture du pilier central ; souvent, le décrochage d’un premier thalle ouvre la voie à des dégâts collatéraux en facilitant l’action du vent autour. Ainsi, lors de violentes tempêtes, des vides en forme de traînées dans le sens des vents peuvent se créer à la manière des couloirs de chablis en forêt ! La glace hivernale sur les parois les plus verticales peut aussi entraîner des arrachements. La répétition des processus de gel/dégel sur des parois rocheuses faillées avec des infiltrations d’eau est bien connue pour aboutir à des éboulements brutaux : des pans entiers ou de simples morceaux de blocs se décrochent et c’en est fini pour les tripes de roche accrochées ! Enfin, les roches granitiques ou gréseuses les plus appréciées subissent en permanence une érosion à toute petite échelle : des grains finissent par se détacher progressivement, donnant une arène sableuse. Leur chute peut décrocher un pilier fixé sur quelques millimètres seulement.

La part du vivant

La mort des thalles de tripe se fait progressivement si bien que la disparition d’un thalle n’a pas le temps de créer un véritable vide, d’autant que souvent il aura réussi à se reproduire avant de mourir (voir ci-dessous). Par contre, d’autres organismes vivants peuvent intervenir indirectement.

Sur les parois rocheuses, des tapis de mousses et d’hépatiques s’installent aussi et entrent d’ailleurs en compétition avec les tripes de roche (voir la chronique « l’enfer, c’est les autres »). Comme ces tapis ou coussinets ne sont qu’à peine fixés au substrat (qui se désagrège comme nous l’avons vu) par de fins rhizoïdes qui ne sont pas des racines, ils peuvent eux aussi être balayés par un ruissellement important, par un coup de vent, le passage d’un animal (ou d’un grimpeur !) ; ainsi se créent des vides plus ou moins importants disponibles pour la reconquête.

Souvent autour des parois rocheuses, des arbres peuvent se développer à la faveur de replats ou de fissures dont des résineux comme le pin sylvestre, un excellent colonisateur de ce genre de lieux. Les branches proches des parois pourront, lors de grands coups de vent, balayer les parois et arracher des thalles ou des tapis de mousses. Plus pervers est l’accumulation des aiguilles qui tombent tout au long de l’année. Leurs amas d’une part cachent une partie de la lumière nécessaire à la survie du lichen mais ils peuvent en plus servir de base d’ancrage de lichens opportunistes comme des cladonies buissonnantes ou en trompettes. Si une surface d’une colonie de tripe se trouve ainsi enfouie et étouffée, elle finira par mourir et se décrochera, entraînant dans sa chute les amas d’aiguilles et libérant un nouvel espace vide !

Avec ou sans sexe ?

Pour se reproduire, la tripe de roche dispose de modes moyens de reproduction, l’un asexué et l’autre sexué (2).

Au stade jeune (petit thalle), le lichen produit sur ses bords retournés et tendant à s’éroder des organes noirs appelés isidies et que l’on retrouve chez de nombreux autres lichens. Ces organes sous forme d’amas friables (dits coralloïdes) se cassent facilement et libèrent de minuscules fragments contenant des filaments du champignon (le corps du lichen) enrobant quelques algues vertes symbiotiques ; ce sont en fait des micro-lichens prêts à l’emploi, des boutures en quelque sorte et donc asexuées ! Il semble que ce soient les gouttes d’eau qui en tombant les décrochent et les emportent ; elles se fixent sur la moindre aspérité et en se développant donneront un nouveau thalle. Ce mode de reproduction très efficace et peu coûteux en énergie pour le lichen n’assure en général qu’une dispersion à brève distance, l’eau entraînant un peu plus bas les propagules qui se fixent très rapidement. D’ailleurs, sur le terrain, les populations de tripes de roche progressent souvent sur les surfaces nues dans le sens d’écoulement de l’eau !

Mais cette reproduction asexuée ne produit que des copies identiques d’un même thalle, des clones. Pour assurer une survie à long terme, l’espèce a besoin de diversité génétique pour affronter toutes sortes de nouvelles situations. Sur les thalles les plus vieux (et les plus grands) apparaissent des organes reproducteurs d’un autre genre, des apothécies en forme de disques noirs ; elles produisent par voie sexuée des spores. Par éclatement, celles-ci sont projetées dans l’air au-dessus du lichen et se trouvent ainsi entraînées à grande distance par les courants d’air. Cette fois la dispersion se fait complètement au hasard et en plus, une fois arrivée sur un rocher, la spore devra rencontrer une algue pour s’associer avec elle. A ce prix, naîtra un nouveau lichen mais génétiquement différent du thalle parent et qui pourra peut être conquérir un nouveau site rocheux !

Et les vides se referment

Dans son étude en Norvège (1), le chercheur a créé artificiellement des vides de taille variable en détachant des thalles au couteau et a suivi leur évolution sur quatre ans. Au bout de cette période, tous les vides créés étaient remplis de petits thalles de moins de 1cm de diamètre, très serrés ; par endroits, il a noté des paquets de mini-thalles formant des amas et installés à l’emplacement du point de fixation d’un thalle arraché : il y a donc une certaine forme de rejets sur « souches » ! De toutes façons, la pluie permanente de propagules depuis les bords isidiés des thalles fait qu’à la moindre disparition la relève est prête, pourvu qu’il y a it un espace nu éclairé disponible. Les grands individus meurent surtout à cause des agents climatiques alors que les petits moins résistants périssent surtout à cause des compétitions avec des mousses ou des chutes de feuilles.

Les vides fonctionnent donc comme des sites de renouvellement de la population et s’inscrivent dans une sorte de cycle permanent à l’image de ce qui se passe dans les forêts non gérées par l’homme. La tripe de roche possède donc un système de régénération permanent très efficace, parant ainsi à tous ces accidents imprévisibles et d’ampleur variable.Il est frappant de voir comment ce rocher microcosme rappelle ce qui se passe avec de grands arbres dans une forêt ; voilà une belle occasion de regarder autrement ces « nano-paysages » que sont les rochers couverts de tripes de roche : des espaces mouvants sans cesse remaniés de manière imprévisible et théâtre d’une lutte acharnée.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Gap-dynamics, recruitment and individual growth in populations of Lasallia pustulata. GEIR HESTMARK. Mycol. Res. 101 (10): 1273–1280 (1997)
  2. Sex, size, competition and escape-strategies of reproduction
 and dispersal in Lasallia pustulata (Umbilicariaceae, Ascomycetes). Geir Hestmark. Oecologia (1992) 92 : 305-312