Aller plus haut, aller plus haut

Et croire encore à l’avenir

Ces paroles de la chanson culte de T. Arena, complètement sorties de leur contexte originel de chanson d’amour, pourraient quand même très bien s’appliquer à ce qui est en train de se passer en altitude dans les hautes montagnes dont les Alpes. Devant la progression du réchauffement climatique global, on sait que les espèces végétales d’altitude tendent à migrer vers les sommets pour retrouver plus haut les conditions climatiques optimales nécessaires à leur survie. D’aucuns se rassurent de cette tendance en se disant que ce simple glissement vers le haut limitera la casse de la biodiversité ; ils rejoignent en cela les paroles de la chanson. Mais est-ce aussi simple ? Est-on sûr que toutes les plantes vont en être capables ? Vont elles effectivement occuper tous les nouveaux sites devenus favorables climatiquement pour elles plus haut ? Et puis, au fait, plus on va vers le haut et moins il y a de place vu la forme « conique » globale des hautes montagnes ; alors, ne va t’il pas y avoir plus de dégâts qu’il n’y paraît naïvement ? Une étude ultra pointue (1) à l’échelle de tout le massif alpin apporte un point de vue bien moins optimiste et incite à revoir les paroles :

Aller plus haut, aller plus haut

Et disparaitre pour toujours

C’est nettement moins romantique, je l’accorde !

Etage alpin dans la Vanoise

Super modèle

Toute l’étude évoquée repose sur l’utilisation d’un modèle ; d’aucuns (dont moi-même) ont tendance à rester sceptiques devant les conclusions souvent « à la louche » tirées de modèles bâtis sur des critères très grossiers et ne prenant en compte qu’une partie d’entre eux. Mais, ici, c’est du « lourd » ! Pas moins de 21 chercheurs ont collaboré à cette étude en s’appuyant sur une base de données colossale comportant notamment plus de 14 000 relevés botaniques de terrain (couvrant des surfaces de 1 à 100m2) sur l’ensemble de tout le massif des Alpes !

Les chercheurs sont justement partis des critiques adressées aux classiques modèles « statiques », largement utilisés jusqu’ici, qui se basent seulement sur les exigences écologiques des espèces. Or, ces modèles dits « de niche » négligent complètement des éléments clés tels que la capacité de dispersion des espèces, la croissance des populations sur les nouveaux sites disponibles ou, au contraire, la persistance temporaire de populations sous des conditions pourtant devenues défavorables. Pour pallier à ces défauts majeurs, le modèle mis en œuvre ici, qualifié de modèle hybride intègre donc les éléments classiques précédemment entrés en y ajoutant tout un ensemble de données nouvelles concernant la dispersion et la démographie locale des espèces : les potentiels de dispersion selon que la plante est anémochore (dispersée par le vent) ou zoochore (dispersée extérieurement ou intérieurement par des animaux de haute montagne) ; la persistance des graines dans le sol ; la durée de vie globale des plantes ; la capacité clonale à se multiplier végétativement ; la fréquence de floraison ; la production de graines ; le taux de germination ; … Et tout çà pour 150 espèces de haute montagne sur la base d’une grille spatiale de 100m sur 100m, soit 20 millions de cellules sur l’ensemble de la zone !

Simulations

Il faut maintenant nourrir le « monstre » de données climatiques : les données actuelles et celles du futur à la fin du 21ème siècle, en 2100. Pour cela, les chercheurs ont retenu un des scénarios IPCC : le scénario intermédiaire A1B. A1 signifie qu’il parie sur un monde futur avec une croissance économique très rapide (!!!), une population mondiale qui atteint un pic au milieu du siècle puis décline ensuite et l’introduction rapide de nouvelles technologies ; B suppose un équilibre entre les sources d’énergie, où l’on ne s’appuie pas sur une seule source particulière avec une amélioration similaire de toutes les technologies de ces énergies. Notez bien que ce scénario qualifié d’intermédiaire a désormais de moins en moins de chance de se produire et que l’on a plus de « chance » de se trouver dans un scénario au-dessus !

On introduit enfin évidemment les cartes de répartition actuelles des espèces retenues. Le modèle hybride peut alors prédire espèce par espèce l’évolution de sa future répartition à l’horizon 2100. Par ailleurs, pour avoir des points de repère, les chercheurs ont en parallèle fait tourner les « anciens » modèles statiques en ne retenant deux extrêmes : un modèle « sans limite de dispersion » où les espèces suivent instantanément les changements et colonisent les nouveaux sites devenus favorables ; un autre « sans aucune dispersion » où on imagine que les espèces ne peuvent se déplacer au delà des aires qu’elles occupent actuellement. Deux modèles tout aussi irréalistes l’un que l’autre mais qui permettent de se situer par rapport aux résultats obtenus avec le modèle hybride.

Dette

Globalement, les résultats fournis par le modèle hybride prédisent que d’ici la fin du 21ème siècle, soit dans 80 ans, les espèces de plantes habitant les milieux alpins et subalpins auront perdu 44 à 50% de la surface de leur répartition actuelle : dit autrement, les aires de répartition des espèces de haute montagne vont se contracter de moitié. On est donc loin d’un scénario optimiste où les espèces compenseraient en se déplaçant simplement dans l’espace. Curieusement, ces résultats se rapprochent fortement de ceux obtenus avec le modèle statique sans aucune dispersion ce qui soulève l’importance de ce facteur dispersion.

Contrairement à l’idée naïve initiale que l’on pouvait avoir, tous les nouveaux sites devenus climatiquement favorables et libres a priori pour être colonisés ne le seront pas forcément, loin s’en faut, à cause des difficultés de dispersion ou de leurs limites. D’ailleurs si on restreint l’analyse aux seuls sites devenus climatiquement favorables, les prévisions du modèle hybride deviennent encore plus pessimistes avec une réduction moyenne de 57 à 66% de l’aire de répartition des espèces !

Le modèle hybride fait apparaître un décalage dans l’espace entre les sites occupés à un moment donné et ceux devenus climatiquement convenables : une forte proportion des populations actuelles par exemple se trouvent en fait déjà sous des conditions climatiques défavorables mais sans pour autant avoir disparu instantanément. C’est le principe classique de la dette d’extinction (voir la chronique générale consacrée à ce processus). Cela s’explique notamment par le fait qu’une forte proportion des espèces ont de fortes capacités de multiplication végétative (espèces dites clonales) et peuvent persister des décennies tout en étant sous des conditions devenues défavorables : elles « végètent » en se reproduisant par voie sexuée un peu ou presque plus et finissent au bout d’un certain temps par s’éteindre localement.

Il faut donc s’attendre dans les décennies à venir à voir disparaître un certain nombre de populations d’espèces encore en place, lesquelles donnent une illusion de relatif bon état global. On estime que plusieurs décennies sont nécessaires pour que toute cette dette soit payée (voire de l’ordre du siècle pour certaines espèces très résistantes) et ce d’autant si le réchauffement s’accentue. Mais même si, par miracle, il s’arrêtait il y aurait quand même cette dette qui finirait par s’exprimer ! Les chercheurs avancent que toutes les espèces ne sont pas égales par rapport à ce processus selon leur histoire de vie.

Qui va payer ?

Le modèle hybride prédit que 25 à 31% des espèces retenues pour l’analyse auront perdu plus de 80% de leur habitat favorable d’ici 2100 ! Pour analyser plus dans le détail, les chercheurs ont classé les 150 espèces retenues en groupes. Ainsi, on peut distinguer 98 espèces subalpines (entre 1700-1900 et 2300-2500m) et 52 espèces alpines (au-dessus jusqu’à 3000m).

Le processus de contraction d’aire de répartition va nettement plus affecter les espèces alpines que les subalpines ; cela peut sans doute se comprendre en raison des surfaces disponibles respectivement au-dessus des aires actuelles : les plus hautes ont moins de chance de voir se libérer des espaces favorables au-dessus vu que l’espace se rétrécit physiquement vers le sommet. Il y a aussi sans doute des facteurs d’histoire de vie qui interviennent mais difficiles à discerner.

D’ailleurs, 8 à 12% des espèces alpines risquent de disparaître définitivement et n’occuperont plus aucun site même climatiquement favorable ; littéralement, elles se trouvent « éjectées » par le sommet ayant atteint les limites supérieures du possible ! Pour les espèces subalpines, la proportion des extinctions prévisibles atteint « seulement » 5 à 6%. Les paysages des sommets, outre les changements de végétation et d’enneigement, vont donc voir leur composition floristique profondément changer d’ici 2100. Et encore, tout ceci sous un scénario climatique assez raisonnable … mais cet adjectif ne sied guère à l’espèce humaine en ce moment !

Le poids des histoires

L’Adénostyle à feuilles blanches, endémique des Alpes occidentales à l’étage alpin

Les chercheurs ont aussi classé les espèces selon un second critère : endémiques (i.e. dont l’aire de répartition est confinée à une partie du massif alpin) ou non-endémiques (avec une aire plus vaste). Le modèle annoncé que les endémiques vont payer bien plus que les non-endémiques : 72 à 76% des endémiques n’occuperont plus que 80% de leur aire originelle en 2100 (versus 39-48% pour les non-endémiques) ; un quart d’entre elles vont s’éteindre complètement (versus 3 à 4%) !

A quoi tient une telle différence ? L’aire actuelle de nombre d’espèces endémiques résulte d’un processus qui remonte à la période des grandes glaciations quaternaires. Ces espèces de milieux froids se sont alors réfugiées vers les chaînes externes (comme les Préalpes), moins hautes et donc non recouvertes de glace à l’époque. Mais maintenant, cette localisation périphérique sur des sommets moins élevés devient un piège fatal : elles ne disposent relativement que de très peu d’espace pour remonter ; l’éjection par le sommet (pour reprendre cette image triviale) va les frapper encore plus.

Un peu d’optimisme ?

Dur de s’imaginer qu’avant peu ces « petits » glaciers auront disparu ; un nouveau domaine à conquérir … pour les espèces qui pourront l’atteindre et réussir à s’y installer

Cherchons un peu quelques bribes d’espoir contre vents et sommets. On peut avancer que, peut-être, au moins une partie des plantes concernées puissent s’adapter soit par plasticité phénotypique soit génétiquement ; mais tout va si vite et semble même s’emballer ?

On peut aussi arguer que, même amélioré, ce modèle hybride a encore des imperfections : il ne prend pas en compte les évènements extrêmes (tempêtes, gelées tardives, …), les changements de vitesse des vents (qui agissent sur la dispersion des espèces anémochores), des interactions entre plantes en migrations, des conséquences des pertes d’interactions entre espèces qui cohabitaient (voir la chronique sur le déplacement d’une prairie de montagne), … Mais peut-être bien que les dits facteurs vont en fait aggraver le processus ?

Et que pensez-vous vont faire les hommes, de plus en plus nombreux, devant ces nouveaux espaces qui se libèrent plus haut : sûrement pas que les admirer ! On va poursuivre la folle course en avant : installer des pistes plus haut tant qu’il y aura de la neige sans doute ?

S’il existe une dette d’extinction pour les espèces vivantes, peut-être bien que notre espèce elle aussi, au moins localement, est entrée dans ce processus ? Je termine donc par cette dernière version du couplet, destinée cette fois à nous-mêmes :

Aller plus haut, aller plus haut,

Et tels Icare, tomber de très haut ?

BIBLIOGRAPHIE

  1. Extinction debt of high-mountain plants under twenty-first-century climate change. Stefan Dullinger et al. NATURE CLIMATE CHANGE ; VOL 2 ; 2012