Aloe vera

Elles ne sont pas nombreuses les plantes qui peuvent se vanter d’avoir un nom scientifique connu (en entier et sans fautes !) du grand public ; Aloe vera , l’aloès « tout court » comme on dit, en fait partie. Cette gloire, récemment ultra-médiatisée avec la mode du bio, du naturel et du bien-être, s’enracine en fait dans une très longue histoire de liens étroits et passionnés avec l’Homme comme plante médicinale de haut rang.

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Aloe vera en fleurs (serre)

Par contre, le même grand public ne sait souvent que très peu de choses sur qui sont les aloès : l’article « les » a toute son importance car il en existe près de 500 espèces dont un quart sont connues dans leurs pays d’origine comme des médicinales plus ou moins employées, avec des propriétés très proches ou identiques à « notre » Aloe vera. Alors, une équipe anglo-danoise (1) a voulu comprendre pourquoi cette espèce d’Aloès là et pas une autre avait pris une telle importance auprès des Hommes en s’appuyant sur une autre histoire, l’histoire évolutive de ce genre de plantes. Cette approche originale qui croise deux types d’histoires qui n’ont a priori pas grand chose en commun : la première, humaine, s’inscrit dans un temps qui se chiffre au plus en millénaires tandis que la seconde, phylogénétique, raisonne en dizaines de millions d’années !

Plus de 4000 ans d’histoire

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Inflorescence d’Aloe vera (en serre) ; noter la forte ressemblance avec le tison de Satan.

On retrouve des mentions ou traces de l’usage de l’aloès sur des tablettes d’argile de l’époque sumérienne (- 2100 ans) puis sur le papyrus d’Ebers en Egypte daté de – 1552 ans ; au moins en Egypte, il semble qu’il y était connu depuis au moins trois millénaires. La légende veut que les reines Néfertiti et Cléopâtre aient utilisé cette plante pour avoir la peau lisse. Au 4ème siècle avant J.C., chez les Grecs, on le connaissait bien (sous le nom d’aloé) comme originaire de l’île de Socotra, en mer d’Arabie dans le golfe d’Aden. L’origine du mot aloès dérive d’ailleurs de l’arabe alloeh ou de l’hébreu hala qui signifie « amer et brillant », allusion à son suc. On prétend qu’Aristote, avait persuadé Alexandre le Grand à s’emparer de cette île en – 333 avant J.C., après la conquête de l’Egypte, pour pouvoir s’approvisionner en aloès et ainsi mieux soigner les blessures de ses soldats. Cette île avait un rôle de comptoir commercial très ancien depuis l’époque égypto-byzantine avec des échanges jusqu’en Inde.

L’aloès était connu en Europe depuis très longtemps puisqu’on dit qu’il a servi à guérir le roi anglo-saxon Alfred-le-Grand (849-899). Au Moyen-Age, l’école de médecine de Salerne le vante comme un médicament précieux. Au 16ème siècle, on dit de lui qu’il « ouvre les conduits intérieurs (allusion à l’effet laxatif !), provoque les règles, guérit les hémorroïdes, purge la bile et le phlegme, empêche toute pourriture et conserve les cadavres sans corruption ».

Jusqu’en 1673, Socotra en est restée le principal centre de production avant qu’il ne soit importé par les anglais de l’île de la Barbade (d’où son synonyme latin de Aloe barbadensis) ; dès 1695, on voit ainsi sur les marchés apparaître « l’aloès des Barbades ou de Curaçao ».

Une panacée

L’aloès s’utilise sous deux formes différentes : une pulpe fraîche transparente, sorte de gel mucilagineux, contenue dans les feuilles (le mésophylle ou tissus internes des feuilles) et récoltée en coupant les feuilles en travers ; un exsudat jaunâtre obtenu par incision des feuilles et que l’on faisait sécher, donnant un produit foncé. Le gel sert de réserve en eau pour cette plante succulente (voir la chronique) et lui permet de résister à la saison sèche. Il contient par ailleurs une forte proportion de polysaccharides (sucres), des composés phénoliques, … une véritable usine chimique riche de dizaines de substances actives. Parmi ces composants figure l’aloïne très connue autrefois comme laxatif puissant, ce qui était l’un de ces usages principaux.

Nous n’allons pas ici entrer dans le détail de ses propriétés : ce n’est pas le propos principal et il faudrait dix chroniques pour couvrir le sujet. Les plus remarquables concernent son pouvoir cicatrisant (d’où l’intérêt d’Alexandre le Grand !) ou sa richesse nutritive. Il entre dans la composition de nombreux produits dérivés en cosmétique ou alimentation. Depuis les années 1960 avec la mise au point de techniques de conservation du gel, son usage a littéralement explosé, notamment en cosmétique, et le commerce mondial actuel généré par cette plante se chiffre à 13 milliards de dollars !

Venons en donc à la question initiale : pourquoi cette espèce-ci en particulier a toujours connu un tel succès et pas (ou peu) les autres ?

La planète Aloès

Les Aloès regroupent près de 500 espèces sous le genre Aloe et toute une série de genres très proches avec très peu d’espèces chacun (Aloidendron, Aloiampelos, ….). On les trouve répartis de l’Afrique subsaharienne orientale et méridionale jusqu’à la Péninsule arabique, Madagascar et des îles de l’Océan Indien. La plupart des espèces montrent une forte spécialisation dans leurs habitats et ne se trouvent souvent que dans des territoires limités d’où un très fort taux d’endémisme (espèces présentes dans une zone géographique limitée) : 70% des 170 espèces d’Afrique du sud, 90% des 90 espèces d’Ethiopie-Somalie et 100% des 120 espèces malgaches !

Toutes les espèces d’Aloès sont succulentes (voir la chronique) avec les feuilles enduites d’un revêtement cireux protecteur mais leur degré de succulence ainsi que l’importance des épines le long des feuilles varie beaucoup selon les espèces. 120 espèces sont connues localement pour leurs propriétés médicinales et pourtant seulement dix d’entre elles ont fait l’objet d’un commerce avec, largement en tête, l’Aloe vera. Or, l’écrasante majorité des espèces utilisées sont très succulentes bien que les espèces peu succulentes contiennent les mêmes substances chimiques. Visiblement, les choix humains ont été orientés par des critères bien particuliers.

Pour comprendre ces choix, les chercheurs (1) ont construit à partir de données génétiques un arbre de parentés (phylogénétique) de 197 espèces d’aloès dont la moitié sont connues comme médicinales ; ils y ont ajouté 41 espèces d’autres genres appartenant à la même famille, les Asphodélacées qui inclut notamment les asphodèles ou les tisons de Satan (voir la chronique sur ces plantes).

Histoire naturelle des Aloès

On peut reconstituer un scénario probable de l’histoire évolutive des Aloès (au sens large). Leur origine se situe en Afrique du sud, il y a environ 19 millions d’années (Ma), soit au début du Miocène : ils ont divergé à partir de lignées de plantes proches des bulbines actuelles.

A partir de – 16Ma, la diversité a commencé à augmenter accompagnée d’une expansion géographique vers la région du Zambèze et l’Afrique du nord-est atteinte vers – 10Ma. Au cours de cette progression, des populations périphériques s’isolent et évoluent vers autant d’espèces nouvelles à la faveur de niches écologiques différentes. A partir de – 5Ma, plusieurs événements de dispersion à grande distance, répétés (au moins seize !), vont conduire à la colonisation de Madagascar (depuis le Zambèze), l’Afrique de l’ouest ou la péninsule arabique (depuis la corne de l’Afrique). Cette accélération de la diversité et de l’expansion s’explique par un changement climatique global entamé au Miocène avec une aridité croissante, l’expansion des déserts, l’installation en Afrique du sud d’un climat de type méditerranéen et la baisse continue de la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Ce contexte favorable à ces plantes succulentes explique ainsi leur radiation évolutive forte à cette période. Par contre, dans la région du Karroo en Afrique du sud, célèbre pour l’extrême richesse de sa flore en succulentes (plus de 5000 espèces), l’installation d’un régime de pluies hivernales a chassé les Aloès pratiquement absents de cette zone aride.

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Histoire évolutive des Aloès (d’après 1). Fond de carte d’après le site http://www.histgeo.ac-aix-marseille.fr/

Parallèlement, la succulence des Aloès a évolué en suivant cette expansion des zones arides ; les premières formes étaient peu succulentes et plutôt arborescentes ; ensuite au cours du Miocène, l’évolution s’est faite vers une succulence plus marquée et un port plus bas et moins ramifié ; des lignées à port herbacé sont apparues en Afrique du sud avec la perte secondaire de la succulence.

Rencontre du premier type

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Aloès sp. en pleine floraison. (photo D. Bermudes)

Cette trame de fond sert de grille de lecture par rapport aux choix opérés par les humains. Les espèces utilisées effectivement comme médicinales ne se trouvent pas dispersées au hasard sur cet arbre phylogénétique, preuve que les choix ont été orientés car toutes ont potentiellement cette capacité. Ainsi, dans quatre des lignées où la succulence a disparu secondairement, on ne trouve pas d’usage médicinal ; sur 81 des espèces analysées et reconnues comme médicinales, 98% sont succulentes. Clairement, le critère succulence a été déterminant dans l’usage de telle ou telle espèce, sans doute par pragmatisme avec l’idée que des feuilles charnues riches en liquide devaient être forcément actives. Mais il y a d’autres critères : ainsi, dans une des lignées internes des Aloès, sur 29 espèces à courte tige et aux grandes feuilles succulentes et tachetées, plus de la moitié sont utilisées ; par contre, dans une lignée voisine au port différent, seulement un quart l’ont été.

Ceci nous ramène à notre espèce phare, Aloe vera. Que dit l’arbre à son propos ? Il s’inscrit dans une petite lignée isolée de huit espèces toutes originaires de la péninsule arabique dont trois sont médicinales. Ceci clôt au passage un vieux débat sur l’origine réelle de cette espèce disparue à l’état sauvage ou tout au moins tellement introduite de ci de là qu’on ne sait plus son aire originelle. On avait même imaginé un temps qu’il provenait des îles Canaries ou de l’Espagne.

Sa position tout au nord de l’aire de répartition des Aloès le place sous des conditions climatiques limites d’aridité et de variations des températures diurnes ; ainsi, cette lignée arabique aurait acquis un ensemble de caractères atypiques : port bas, tige unique non ramifiée, feuillage succulent peu épineux mais très coriace avec une épaisse cuticule bleutée. Ces caractères réunis en ont fait une espèce idéale pour être choisie comme médicinale et plus facile à cultiver et à acclimater ailleurs ; comme elle se trouvait juste sur la route commerciale qui partait de la Méditerranée (voir Socotra), elle a croisé très tôt le chemin des hommes et est ainsi devenue l’espèce de référence. On pense d’ailleurs qu’elle a été rapidement éliminée dans ses milieux naturels du fait de la surexploitation et n’aurait survécu que par les cultures.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Evolutionary history and leaf succulence as explanations for medicinal use in aloes and the global popularity of Aloe vera. O.M. Grace et al. BMC Evolutionary Biology (2015) 15:23
  2. Aloe vera: a wonder plant its history, cultivation and medicinal uses. Karkala Manvitha, Bhushan Bidya. Journal of Pharmacognosy and Phytochemistry 2014; 2 (5): 85-88

A retrouver dans nos ouvrages

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