En 1982, D.H. Janzen et P. Martin publient un article fondateur (1) dans la revue Science intitulé : « Anachronismes néotropicaux : les fruits que mangeaient les gomphothères » ; partant d’une analyse des fruits charnus (dispersés via les animaux qui les mangent : voir la chronique sur l’endozoochorie) des arbres des forêts du Costa-Rica (en Amérique centrale, dans la région néotropicale), ils mettent en évidence un ensemble de caractéristiques (ou traits) morphologiques et écologiques particuliers, partagés par certains de ces fruits (un syndrome de dispersion : voir la chronique consacrée à cette notion) et qui en font des « maladaptés » de la dispersion : il n’y a plus dans leur environnement de vertébré frugivore capable de disperser de tels fruits. Comment expliquer l’apparition et la sélection de tels traits au cours de l’évolution ?

Les fantômes des géants disparus

Les traits relevés pointent vers une dispersion par des mammifères d’un poids au moins supérieur à une tonne aujourd’hui disparus et qui peuplaient l’Amérique du sud et centrale jusqu’il y a un peu plus de 10 000 ans, regroupés sous le terme général de mégafaune, avec en tête les Gomphothères, une lignée éteinte d’Eléphants (voir la chronique consacrée à la mégafaune disparue d’Amérique du sud).

Ainsi sont nés deux concepts majeurs en écologie tropicale : le syndrome de dispersion par la mégafaune (actuelle ou disparue) et la notion d’anachronisme de dispersion définie comme une interaction plante à fruits charnus/vertébré frugivore dans laquelle les traits partagés par les fruits ne correspondent pas à la faune locale actuelle. Ces deux notions vont susciter une foule de nouvelles recherches mais aussi des controverses. Des faits similaires vont être mis en évidence sur d’autres pays dont l’Australie, la Nouvelle-Zélande (avec des oiseaux géants disparus) mais aussi avec la mégafaune actuelle illustrée ci-dessous (éléphants, rhinocéros, hippopotames et girafes) en Afrique ou en Asie. Une idée nouvelle va en tout cas s’imposer : les premières plantes à fleurs (Angiospermes) ont évolué sous la pression sélective d’une mégafaune composée dans un premier temps de Dinosaures et de Ptérosaures entre la fin du Jurassique et le Crétacé, lesquels vont céder leur place à une succession de mégafaunes de mammifères tout au long du Tertiaire pour s’achever au Pléistocène (entre – 2,6Ma et – 11 700 ans) par une mégafaune de mammifères en majeure partie disparus à la fin du dernier épisode glaciaire.

Portrait-robot du fruit mégafaunal

Une récente mise au point (2) a reprécisé les contours et les limites de ces notions en clarifiant un certain nombre d’imprécisions ou d’approximations initiales. Cette étude s’est appuyée sur les traits des fruits charnus consommés et dispersés actuellement par les Eléphants d’Afrique pour les rechercher sur des fruits charnus d’espèces végétales brésiliennes .En voici les principales caractéristiques :

  • on distingue deux types distincts : des fruits de 5 à 10cm de diamètre contenant moins de 5 grosses graines dures (chacune d’un diamètre supérieur à 2cm) et des fruits plus gros (plus de 10cm de diamètre) contenant de nombreuses (plus de 100) petites graines (type figue)
  • ce ne sont pas forcément les plus gros fruits dans un milieu donné ; certains très gros fruits éclatent à maturité mais ne contiennent pas de pulpe : la dispersion se fait par projection balistique des graines ; les fruits mégafaunaux ne s’ouvrent pas (indéhiscents) ce qui de plus protège les graines des attaques de prédateurs tels que les rongeurs
  • d’un point de vue botanique, 40% d’entre eux sont des drupes (une seule graine), 30% des baies et 19% des gousses avec un contenu charnu (pulpe interne)
  • la gamme des couleurs reste remarquablement réduite par rapport à l’ensemble des couleurs disponibles : 25% sont brun, brun-rouge ou brun verdâtre ; 35% verts ou gris-vert, 13% vert-jaune et 21% dans des tons de jaune ou jaune-vert ; rien à voir donc avec la prédominance des couleurs vives par exemple pour les fruits charnus dispersés par les oiseaux ou par les primates par excellence (en lien avec des visions des couleurs très différentes selon les groupes)
  • la forme varie de rond (avec un grand diamètre) à allongé (notamment pour les gousses) mais ces fruits sont typiquement lourds (de 50 à 1000g) avec une charge pondérale en graines élevée ; ainsi le rapport masse des graines/masse du fruit porteur varie de 0,2 à 97% pour les fruits « mégafaunaux » contre 0,1 à … 9% pour les autres ! Ces tendances (plus gros, plus lourd avec des graines plus grosses et plus nombreuses) s’accentuent encore plus quand on compare entre des espèces d’un même genre avec des modes de dispersion différents comme chez les palmiers.On retrouve ces traits chez des fruits charnus qualifiés aussi d’anachroniques en Amérique du nord où a vécu aussi une importante mégafaune disparue (mastodontes, mammouths, paresseux géants, camélidés, ….) : le févier, l’oranger des Osages ou le chicot du Canada sont des arbres portant des fruits relevant de ce syndrome.

Quelles espèces et dans quels milieux ?

L’analyse pour l’Amérique du sud montre que ces espèces à fruits charnus avec les traits anachroniques (puisque là il n’y a plus aucun mammifère « géant ») se répartissent un peu partout dans les branches de l’arbre des plantes à fleurs avec des groupes récents très représentés en nombre d’espèces (les Fabales ou Légumineuses, les Malvales ou les Ericales) mais aussi des branches nettement plus anciennes comme les Arécales (les palmiers) ou les Magnoliales. Cela signifie que cette évolution s’est poursuivie dans des contextes différents puisque les toutes premières lignées ont évolué au cours du crétacé (ère des Dinosaures et Ptérosaures) et les plus récentes au cours du Tertiaire (avec les mégafaunes de Mammifères).

La liste des espèces concernées côté végétal est peu parlante pour des naturalistes de pays tempérés ; nous citerons donc comme espèces familières l’ananas (faux-fruit qui est une infrutescence), les cabosses des cacaoyers, les avocats. (Voir aussi les chroniques sur le févier d’Amérique, sur le chicot du Canada ou sur l’oranger des Osages).

Dans le cas du Brésil, il existe une répartition très contrastée selon les milieux : dans les lambeaux de la forêt côtière dite Atlantique, on trouve 13% de fruits charnus relevant du syndrome de dispersion par la mégafaune alors que dans le Pantanal, autour du Rio Negro, gigantesque savane inondable au sud-ouest du Brésil (la plus grande zone humide au monde), 30% des fruits sont de ce type. Cette différence se retrouve dans les couleurs : dans le Pantanal, on trouve 46% de fruits charnus oranges, bruns ou verts contre 5% de fruits rouges alors que dans la forêt Atlantique, il y a 23% des premiers contre 24% de fruits rouges ! Tout ceci accrédite donc l’hypothèse fondatrice des traits anachroniques et l’existence de ce syndrome mégafaunal.

Survivre sans les géants

Une des objections opposées au syndrome mégafaunal tenait dans la non-disparition de nombre d’arbres à fruits charnus présentant ces traits. Comment ont-ils pu s maintenir en l’absence de leurs principaux agents de dispersion ? Quelques centaines de générations se sont effectivement succédé depuis les dernières extinctions de masse. Des études génétiques confirment une diversité génétique réduite pour plusieurs de ces espèces, les jeunes arbres côtoyant souvent leurs parents. Il s’agit pour la plupart d’arbres de grande taille avec une forte longévité et souvent une forte capacité de rejeter du pied (multiplication végétative) ce qui amortit ces conséquences. Mais, surtout, il semble bien que des moyens de dispersion dits secondaires (répandus d’une manière générale) n’aient pris en partie le relais : les inondations (et ce n’est sans doute pas un hasard si le Pantanal conserve autant de végétaux mégafaunaux), la gravité (les fruits qui roulent), quelques « gros » animaux encore présents comme les tapirs qui se rapprochent du gabarit mégafaunal, les gros rongeurs (tels que les agoutis) qui extirpent les graines pour en cacher une partie (à la manière des mulots ou des écureuils chez nous) et enfin (et peut-être surtout) à cause de l’Homme, nouveau venu sur la scène justement au moment où disparaissaient les géants. L’Homme a dispersé lui-même certains de ces fruits comestibles ou en a planté ; les « gros » animaux domestiques (chevaux, porcs, vaches, ..) sont souvent friands de ces fruits appétissants et participent activement à leur dispersion. Ainsi, tant bien que mal (mais sûrement pas à un niveau maximal), ces plantes ont réussi à se maintenir tout en déclinant probablement.

De ce fait, ces concepts théoriques a priori débouchent sur un aspect très pratique : la conservation à long terme de la flore néotropicale et l’impact de la disparition de cette mégafaune mais aussi de ceux qui ont pris le relais comme les agoutis, les primates ou les tapirs victimes de la chasse intensive et de la déforestation.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Neotropical Anachronisms: The Fruits the Gomphotheres Ate. Daniel H. Janzen and Paul S. Martin. SCIENCE, VOL. 215, 1 JANUARY 1982
  2. Seed Dispersal Anachronisms: Rethinking the Fruits Extinct Megafauna Ate. Paulo R. Guimaraes Jr., Mauro Galetti, Pedro Jordano. PLOS ONE 2008 | Volume 3 | Issue 3.
  3. The ghosts of evolution. Nonsensical fruit, missing partners, andother ecological anachronisms. C. Barlow. Basic Books. 2000

ILLUSTRATIONS (dessins fossiles reconstitués) A history of land mammals in the western hemisphere, by William B. Scott … illustrated with 32 plates and more than 100 drawings, by Bruce Horsfall. Scott,. New York,The MacMillan Company,1913. Copyright Status: Public domain. The BHL considers that this work is no longer under copyright protection.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la notion de mégafaune
Page(s) : 444-454 Guide critique de l’évolution
Retrouvez la mégafaune disparue d'Amérique du sud
Page(s) : 488-500 Guide critique de l’évolution