Papaver rhoeas

Quand on s’intéresse aux rapports des insectes pollinisateurs avec les fleurs, on découvre vite que la majorité des publications scientifiques traitent avant tout de la récolte du … nectar, laissant le pollen au rang de complément. Cette distorsion excessive tient pour partie à la facilité avec laquelle on peut expérimenter sur le nectar et à sa haute valeur nutritive pour les insectes butineurs. Le pollen est pourtant une ressource tout aussi importante, riche en protéines (on dit souvent que c’est le « beefsteak » des fleurs) mais destiné surtout au nourrissage des larves des insectes. Et contrairement à une idée reçue (que je véhiculais personnellement avant de travailler sur cette chronique !) la collecte du pollen s’avère être une tâche bien plus complexe que celle du nectar. Parmi les plantes à fleur, certaines assez peu nombreuses il est vrai, ne donnent à récolter aux insectes que du pollen ; c’est le cas des banals coquelicots qui ont donc servi de support à une étude sur la collecte de leur pollen par des bourdons et vont nous éclairer sur la complexité de cette récolte du pollen.

Bourdons en train de récolter le pollen dans une fleur de pavot somnifère fraîchement ouverte (jardin) ; c’est le rush du matin dès que les fleurs s’ouvrent : un spectacle à ne pas manquer !

Fleur à pollen

Chaque fleur de coquelicot ne dure qu’une journée ; d’abord penchée, elle s’ouvre tôt le matin avec la chute du calice (en forme de chapeau à deux valves) qui enveloppe les pétales chiffonnés ; elle se redresse et les pétales se déploient rapidement.

La fleur s’ouvre complètement offrant à voir sa structure des plus simples : un gros pistil en massue centrale avec au sommet le cercle des stigmates collecteurs du pollen et tout autour des étamines nombreuses chacune avec un filet coiffé d’une anthère d’où s’échappe le pollen dès qu’elle se fend.

Cette éclosion rapide est très rapidement suivie de la visite des premiers pollinisateurs car il s’agit d’une fleur convoitée même si elle n’offre aucun nectar. Elle attire surtout des petites abeilles solitaires qui se couchent sur le flanc et tournent à la base des cercles d’étamines tout en récoltant le pollen ; les bourdons sont aussi très assidus et peuvent se montrer très excités se jetant littéralement sur les fleurs à peine ouvertes. Souvent, si on tend l’oreille, on peut alors entendre un bourdonnement aigu typique : le bourdon fait son buzz ! Pour mieux récolter le pollen encore dans les anthères, il les saisit dans ses mandibules et se met à faire vibrer intensément les muscles de ses ailes (d’où le bruit que les anglais surnomment buzzing) ce qui fait tomber le pollen et accélère la récolte ! On voit aussi régulièrement des syrphes (mouches) bien plus calmes venir butiner le pollen. Dès la fin de la matinée, la fleur est devenue l’ombre d’elle-même, ravagée par les visites des pollinisateurs zélés ; les étamines tombent vides de pollen et les pétales ne vont pas tarder à suivre !

Deux jours de suivi

Les chercheurs ont choisi de travailler sous serre pour mieux contrôler l’environnement avec des colonies élevées de bourdons terrestres (une des espèces classiques dans notre environnement) tout en recréant les conditions naturelles. Ils utilisent des bourdons de la caste des ouvrières n’ayant jamais butiné de coquelicots auparavant (qualifiées de « naïves »). Six ouvrières sont marquées individuellement et suivies chacune sur deux jours consécutifs (que nous appellerons jour1 ou J1 et jour 2 ou J2). Le matin du jour 1, on leur présente 94 fleurs de coquelicots fraîchement cueillies dehors, prêtes à s’ouvrir et présentées par deux dans des bouteilles d’eau réparties sur un plateau. Chaque ouvrière est suivie dans ses visites et sa récolte de pollen à partir de son arrivée devant le plateau jusqu’à son départ pour retourner à sa colonie : on appelle séquence de butinage un tel épisode alimentaire qui dure un peu moins d’une heure. Au moment où elle rejoint sa colonie, on la capture et on lui prélève une des deux pelotes de pollen qu’elle a accrochée aux corbeilles de ses pattes postérieures afin de peser la masse récoltée. L’expérience commence à 6H du matin en juin avec une première séquence (S1/J1) : ceci correspond à l’horaire classique d’entrée en activité des bourdons, gros hyménoptères velus capables de s’activer dès une température extérieure de 5°C ! Le suivi dure jusqu’à la quatrième séquence (S4/J1) en moyenne vers 9H 30 du matin. Le lendemain matin (jour 2), à 6H on suit à nouveau individuellement le bourdon qui va donc entamer sa cinquième séquence depuis la veille (S5/J2) devant un nouveau parterre de coquelicots tout frais…

Dès l’ouverture des fleurs de coquelicot, tôt le matin, les bourdons se ruent sur les fleurs fraîchement ouvertes

Paradoxe

Avant de voir le travail des ouvrières, intéressons nous d’abord à ce qui se passe côté coquelicot au cours de la matinée. Les anthères des étamines s’ouvrent dans le bouton floral avant même l’éclosion de la fleur ; ceci explique que dès son ouverture, la fleur subisse ainsi les assauts frénétiques des bourdons. A l’ouverture, vers 6H du matin donc, chaque fleur renferme potentiellement en moyenne 2,25 millions de grains de pollen ; à 9H, avec les visites répétées des pollinisateurs, elle n’en contient plus que 313 000. La charge de pollen disponible (CPD) diminue donc fortement et régulièrement entre 6H et 9H du matin. Autrement dit, une ouvrière de bourdon qui aborde une fleur lors de sa quatrième séquence (S4/J1) devra faire avec des fleurs très appauvries en pollen ; par contre, le lendemain matin pour S5/J2, on repart à zéro (fleurs nouvelles toutes fraîches) comme pour S1/J1.

Passons maintenant du côté des bourdons : le résultat est surprenant car moins la fleur a de pollen et plus les bourdons semblent efficaces ! La vitesse de collecte et la quantité de pollen récoltée progressent de manière continue durant le jour 1 entre S1 et S4 alors que la charge de pollen diminue fortement. En 4 séquences, chaque bourdon effectue au total entre 277 et 354 visites de fleurs (ils reviennent plusieurs fois sur les mêmes fleurs) ; donc tout indique que les ouvrières naïves (qui n’ont jamais manipulé de fleurs de coquelicots) apprennent au fil de la matinée à mieux les gérer au point de réussir à être de plus en plus performantes en dépit de la baisse de pollen !

Pollen versus nectar

Donc un minimum de 277 visites de fleurs serait nécessaire pour commencer à devenir efficace dans la récolte du pollen et encore rien n’indique qu’elles aient atteint le maximum (l’expérience ne se poursuit pas au delà de S4 le premier jour). Par comparaison, une abeille domestique naïve apprend à être efficace dans la collecte du nectar d’une fleur à la morphologie bien plus compliquée en à peine 100 visites (soit une heure de butinage) ! Est-ce à dire que les bourdons seraient des « gros nuls » ? Non, l’écart considérable s’explique très bien par la différence tout aussi grande entre la nature de ces deux tâches : récolter du nectar ou du pollen n’est pas du tout équivalent. En effet, pour le nectar, certes l’insecte doit aller le chercher souvent au fond de la fleur mais il est souvent aidé par des guides visuels, la forme de la fleur et le chemin est vite appris ; une fois atteint, il suffit de plonger la langue dedans et de lécher et hop, on repart vers une autre fleur, le jabot rempli !

Pour le pollen, c’est une autre paire … de pattes ! Il faut d’abord enlever le pollen des anthères, voire le faire tomber en buzzant ; ensuite, il faut méticuleusement toiletter sa fourrure de poils pour récolter tous les grains épars et les agréger entre eux : pas facile avec une poudre de grains microscopiques ! Ensuite, il faut compacter tout çà et le faire passer vers les pattes postérieures et le fixer dans les corbeilles ; enfin, il va falloir porter ces charges jusqu’à la colonie, alourdi et déséquilibré !

Dans le cas du coquelicot, néanmoins, la tâche est simplifiée par le fait que son pollen est naturellement adhésif et tend à former des paquets ; par contre, au fil de la matinée, le pollen exposé à l’air libre commence à sécher et devient moins facile à ramasser : et pourtant, là encore, l’efficacité des ouvrières ne cesse d’augmenter !

Apprendre sur le tas

Il y a plusieurs espèces de coquelicots dans la nature dont le pavot douteux aux fleurs plus orangées, tout aussi appréciées que le grand coquelicot rouge foncé

L’observation du comportement des ouvrières confirme largement les résultats bruts. Lors des premières visites (S1/J1), les ouvrières semblent très maladroites ; les chercheurs ont même vu un bourdon réaliser une séquence S1 de 56 visites de fleurs .. sans récolter le moindre pollen ! Au début, les pelotes de pollen, sans doute mal compactées et fixées, tendent à se fragmenter et à tomber ou bien elles sont trop grosses ce qui aboutit aussi à leur perte. Ces imperfections s’estompent rapidement au fil des séquences S2 et surtout à partir de S3 puis S4.

Un autre changement notoire concerne le buzzing (voir ci-dessus) ; lors des premières séquences, les ouvrières pratiquent le tout ou rien : soit elles ne buzzent pas du tout, soit elles le font sur toutes les fleurs. Or, plus tard l’expérience venant, elles ne buzzent que sur les fleurs contenant moins de pollen ; le faire sur des fleurs riches en pollen est contre-productif car coûteux en énergie.

Notons qu’il s’agit là d’un apprentissage très rapide en quelques heures et opérationnel tout de suite sans lien avec une quelconque maturation du système nerveux de l’animal qui vit par ailleurs plusieurs semaines voire mois.

Le fait que les résultats s’améliorent quand la ressource diminue et surtout dès le lendemain de l’apprentissage initial montre qu’en tout cas il ne s’agit pas de la part des bourdons d’un changement délibéré de stratégie de récolte qui suivrait l’évolution de la ressource ; sinon, le lendemain matin, ils reviendraient au même niveau que S1.

Au jardin, les grosses fleurs des pavots ornementaux attirent une foule de pollinisateurs avides de pollen : abeilles, syrphes, bourdons, petits coléoptères, …

Et le lendemain ?

Nous avons laissé de côté ce qui se passe le lendemain, le jour 2 de l’expérience. Si on compare la première séquence du jour 2 (S5) avec S1/J1, quand l’ouvrière naïve « débarque », on constate une très nette différence dans la vitesse d’exécution et le rendement de pollen récolté ; elles visitent plus de fleurs par séquence. Donc clairement, même après une nuit passée à dormir, les ouvrières ont conservé une mémoire de leur apprentissage ; elles ont perdu leur naïveté et sont immédiatement opérationnelles.

Par contre, si on compare les résultats entre la dernière séquence du jour 1 (S4) avec la première (S5) du lendemain matin, on observe une certaine baisse de vitesse et de rendement qui est vite récupérée dès S6, la seconde séquence du deuxième jour. Donc, la nuit a effacé une partie de l’apprentissage mais pas trop non plus. En fait, curieusement, cette perte partielle pourrait s’avérer être un avantage adaptatif permettant aux ouvrières de réagir rapidement en cas de changement dans la ressource et la nécessité alors de changer de fleurs et de techniques de récolte qui varie d’une espèce à l’autre ! Il ne faut aps trop se spécialiser non plus.

Au final, la collecte du pollen requiert donc de la part des pollinisateurs un apprentissage plus approfondi et plus long que celle du nectar ce qui explique que les espèces de bourdons et d’abeilles soient beaucoup plus spécialisées dans leur choix de fleurs pour le pollen alors qu’elles sont souvent généralistes pour le nectar.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Pollen foraging: learning a complex motor skill by bumblebees (Bombus terrestris). Nigel E. Raine & Lars Chittka. Naturwissenschaften (2007) 94:459–464

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le coquelicot
Page(s) : 416-17 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez les pavots et coquelicots cultivés
Page(s) : 501-08 Guide des Fleurs du Jardin