Nous appréhendons souvent les milieux de vie qui nous entourent d’une manière très globale avec nos yeux et à notre taille d’humains; ainsi, une forêt ne nous semble être qu’un ensemble d’arbres qui se côtoient ; nous percevons bien qu’il y a des essences différentes, des répartitions différentes dans l’espace, des variations dans le relief, …. Et pourtant, si on accepte à se mettre à l’échelle de l’écrasante majorité des animaux vivants dans ces milieux, i.e. des êtres petits à minuscules, chaque arbre devient alors lui-même un monde à lui tout seul avec d’emblée une série de milieux de vie possibles : le tronc, les branches, les brindilles, les bourgeons, les feuilles, les fruits ou les fleurs, … Mais, même avec cette nouvelle perspective, nous restons bien en deçà de l’immensité des possibles pour chacun de ces éléments. Sur chacun d’entre eux, si l’on zoome encore plus, on découvre des irrégularités, des détails, , … ce que les écologistes forestiers appellent des microhabitats. L’écorce qui enveloppe le tronc et les branches en est un exemple extraordinaire et méconnu alors que c’est de loin la partie de l’arbre qui nous est la plus accessible ! Nous allons parcourir et découvrir dans cette chronique ce monde parallèle avec sa faune et sa flore, un monde vertigineux de verticalité.

A fleur d’écorce

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Une araignée spécifique des écorces (ici, sur un noyer) : Philodromus sp. (peut être margaritatus ?) ; elle se tient près de sa mue.

Dans la chronique « Dans la peau d’une écorce », nous avons présenté la structure complexe de l’écorce avec sa couche interne vivante dédiée à la circulation de la sève élaborée et la couche externe, en grande partie faite de tissus morts au rôle protecteur entre autres. Ici, nous allons essentiellement parler de cette dernière et plus particulièrement de sa partie superficielle au contact de l’air, celle qui nous est directement accessible en tant qu’observateurs. Nous allons ici nous centrer sur les animaux qui vivent sur cette écorce, la faune corticole (« qui aime l’écorce »), essentiellement composée d’arthropodes (insectes, araignées, acariens, cloportes) mais aussi de quelques vertébrés plus conséquents en taille comme des oiseaux Nous laisserons de côté les organismes qui vivent « dans » l’écorce dont les nombreux insectes qui y creusent des galeries. De même, nous ne parlerons que de l’écorce des arbres vivants car celle des arbres morts (très riche et intéressante elle aussi par ailleurs) relève d’une autre problématique, celle de la décomposition du bois mort.

Paysage cortical

Tout le monde sait que selon l’essence d’arbre observée, l’aspect de l’écorce varie considérablement mais aussi au sein d’une même espèce et notamment selon l’âge de l’arbre avec un très net changement à maturité et l’apparition du rhytidome (voir la chronique précédente). Les adjectifs ne manquent pas pour décrire cette belle diversité : écailleuse ; hérissée ; sillonnée ; lisse ; rugueuse ; tressée ; … Si on se place toujours du point de vue des « microanimaux » qui vivent sur l’écorce, l’important c’est de disposer d’une diversité d’espaces pour se reposer, se nourrir, se reproduire, se cacher, …. au premier rang desquels figurent les irrégularités que sont les fissures ou les plaques ou écailles de rhytidome en cours de détachement : une écorce lisse, unie, sans le moindre relief ne peut abriter que très peu d’espèces compte tenu de la dimension verticale de cet espace de vie.

Aussi, pour comparer les écorces entre elles du point de vue de leur intérêt pour la faune corticole les scientifiques ont mis au point des indices statistiques consistant à compter le nombre de fissures et leur densité, leur profondeur et leur largeur (1). On distingue notamment deux types de « creux » : ceux disposés dans le sens de la longueur (dits radiaux), nés de la fissuration de la couche externe sous la pression de la croissance du tronc en diamètre (voir la chronique sur l’écorce) et ceux dit tangentiels qui se forment là où des couches se chevauchent et se soulèvent. Les seconds par exemple seront plus propices pour s’abriter, se cacher ou conserver de l’humidité.

Vieille branche !

L'émondage consiste à couper régulièrement les grosses branches pour favoriser la croissance du tronc en diamètre

L’émondage consiste à couper régulièrement les grosses branches pour favoriser la croissance du tronc en diamètre. Aubrac 15

Avec de tels indices, on peut suivre l’évolution de la texture de l’écorce chez une même espèce avec l’âge. Effectivement, on constate que plus un arbre vieillit, plus son écorce se fissure ou de desquame : la diversité paysagère de l’écorce se bonifie avec l’âge. Cependant, si on escalade un arbre, on constate que l’écorce devient de plus en plus lisse quand on monte vers la cime puisque les branches sont plus jeunes que le tronc. Chaque arbre offre donc un gradient décroissant de fissuration en allant vers la canopée. A cet égard, le comportement des oiseaux typiquement corticoles (cherchant leur nourriture presque exclusivement sur l’écorce qu’ils ne peuvent creuser) que sont les grimpereaux (deux espèces en France) est révélateur : ils escaladent les troncs des arbres en partant toujours de la base, montent en spirale tout en explorant les fissures et dès qu’ils abordent les premières grosses branches où le tronc se ramifie, ils s’envolent et recommencent sur un autre arbre en repartant de la base !

Mais la taille de l’arbre pas le seul critère décisif : le rythme de croissance influe beaucoup aussi puisque c’est l’expansion en diamètre qui génère ne grande partie cette évolution. Autrement dit, deux arbres de même espèce et de même âge pourront avoir une texture d’écorce bien différente selon leur rythme de croissance (notamment selon le sol sur lequel ils se développent ou l’éclairement ou la disponibilité en eau) et ce parfois à très peu de distance l’un de l’autre. Cet effet transparaît nettement sur les arbres taillés par l’homme en « têtards » dans les zones de bocage : on étête régulièrement l’arbre pour récolter les grosses branches. Ainsi, le tronc ne grandit plus ou peu mais grossit considérablement ce qui provoque un « vieillissement » accéléré de l’écorce qui se fissure fortement (sans parler des cicatrices et cavités qui se forment) devenant ainsi encore plus propice à l’installation de la faune corticole.. Bel exemple d’action positive de l’homme sur la biodiversité ou quand une pratique ancestrale s’avère favorable à l’environnement.

Essences et écorces

Evidemment, dès lors qu’on a plusieurs espèces d’arbres ou essences dans un peuplement, la diversité de structures d’écorces disponibles va augmenter car il s’agit d’un caractère hautement spécifique. Ainsi, dans une étude menée aux U.S.A. (1), les chercheurs ont comparé la « quantité » de fissures disponibles selon l’essence dominante. Dans les forêts dominées par les érables à sucre, la longueur totale de fissures sur les troncs est estimée à 30 mètres par hectare contre 48 mètres pour des forêts dominées par le frêne à grandes feuilles. Le peuplement animal de tels boisements sera forcément différent !

Au Japon (2), une étude a comparé deux peuplements forestiers dans le temps : des forêts de pin rouge du Japon (Pinus densiflora) qui ont évolué suite à l’exploitation des pins vers des forêts de chênes sempervirents dont le chêne bambou (Quercus myrsinaefolia). L’étude a mis en évidence une nette augmentation dans l’écoulement de l’eau au sol lors des précipitations dans les chênaies par rapport aux pinèdes. L’écorce des pins, épaisse et écailleuse, joue un rôle d’éponge et retient à elle seule 88% de l’eau qui ruisselle sur les troncs ! L’écorce des chênes, plus lisse et peu absorbante, laisse ruisseler l’eau sans la retenir. Certes, la nature du feuillage et la forme des ramures (branches plus relevées à la verticale) influe aussi mais ce rôle de l’écorce des pins en fait un « ingénieur de l’écosystème » (voir la chronique sur le castor) capable de modifier profondément l’environnement immédiat. On devine aussi que le microclimat plus ou moins humide à la surface de l’écorce changera la nature du peuplement animal corticole !

Des forêts sur l’écorce

Mais la structure de l’écorce ne fait pas tout : il faut y ajouter les épiphytes, i.e. les organismes fixés installés à demeure sur l’écorce et qui y forment souvent des peuplements étendus. Sous nos climats, trois grands groupes se partagent la conquête des écorces : des végétaux tels que les mousses et les hépatiques et les lichens qui, rappelons le, ne sont pas des végétaux mais des champignons (voir la chronique sur ce sujet).

La présence de ces organismes en plus ou moins grande quantité et avec plus ou moins de diversité va ajouter un plus considérable à l’attraction de l’écorce en tant que milieu de vie pour la faune corticole. A l’échelle des animaux corticoles, une touffe de mousse est un bosquet, une plaque d’hépatique une prairie à brouter et un lichen foliacé une grande tente sous laquelle se cacher ! A la diversité des espèces d’épiphytes s’ajoute la diversité de leurs structures : ainsi, selon que les lichens installés sont de type « buissonnant » (fruticuleux), aplati et étalé (foliacé), poudreux (lépreux) ou en croûte (crustacé), la faune associée sera de nature sensiblement différente.

Ainsi, une étude sur des écorces des arbres des régions tempérées (3) distingue quatre types d’assemblages d’espèces de microarthropodes associés au couvert des épiphytes : une communauté dominée par un collembole (insecte) dans les lichens foliacés en hiver ; une autre dominée par des acariens oribates sur les lichens en croûte, une autre avec des espèces différentes sur les lichens foliacés et enfin, dans les lichens « arbustifs » une communauté dominée par un collembole et un psoque (« pou des livres ») !

En plus des épiphytes, il y a aussi les lianes grimpantes qui s’accrochent à l’écorce comme le lierre, capable de créer un environnement entièrement nouveau sur l’écorce et qui abrite une nouvelle communauté d’animaux plus ou moins spécialisés.Sous les climats tropicaux, il faut ajouter toute une série de plantes spécialisées dans ce milieu de vie : des fougères, des broméliacées, des orchidées et bien d’autres !

Maître de la biodiversité

Une manière de démontrer l’influence forte de la structure de l’écorce sur la biodiversité associée est d’aller voir ce qui se passe pour une même espèce d’arbre avec une écorce variable. Une telle étude a été menée en Australie (4) sur une des nombreuses espèces d’eucalyptus qui peuplent cette île-continent. L’écorce de ces arbres se caractérise par un rhytidome (voir la chronique Dans la peau d’une écorce) qui se détache progressivement en longues lanières, ménageant ainsi des abris potentiels pour toute une faune d’arthropodes. Des centaines d’espèces d’insectes et d’araignées y habitent, soit une biodiversité presque aussi importante que celle présente dans la canopée et le feuillage. Cette biodiversité entretient via les réseaux trophiques une faune d’oiseaux et de mammifères qui recherchent tout ou partie de leur nourriture sur ces écorces.

Or, compte tenu notamment de l’immensité de ce pays, les espèces d’eucalyptus ayant une vaste répartition présentent de fortes variations avec des variétés géographiques différenciées génétiquement. Chez l’eucalyptus commun ou gommier bleu (E. globulus) étudié, on distingue ainsi au moins cinq variétés qui différent par l’épaisseur de leur écorce vivante et donc par la quantité d’écorce en plaques en surface et le degré de fissuration. Les chercheurs ont échantillonné la faune d’arthropodes sur cinq variétés différentes : entre les deux extrêmes (écorce riche en lanières ou pas), l’abondance et la richesse en espèces varient du simple au double ! Or, dans le sud-est australien, on a planté à grande échelle des gommiers bleus très productifs pour le bois mais ayant une écorce fine et peu différenciée : ces forêts présentent un assemblage (une guilde) d’oiseaux chassant sur les écorces très pauvre en espèces et peu abondante. On voit donc que la structure de l’écorce influence tout l’écosystème bien au delà de ses simples résidents !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Quantifying tree and forest bark structure with a bark-fissure index. David W. MacFarlane and Aidong Luo. Can. J. For. Res. 39: 1859–1870 (2009)
  2. Change of interception process due to the succession from Japanese red pine to ever- green oak. Iida, S., Tanaka, T., and Sugita, M. 2005. J. Hydrol. (Amst.), 315(1-4): 154–166.
  3. Associations between corticolous microarthropod communities and epiphytic cover on bark. H.M. André ; Holarct. Ecol. 8 : 113-119 ; 1985
  4. Biodiversity Consequences of Genetic Variation in Bark Characteristics within a Foundation Tree Species. ROBERT C. BARBOUR et al. Conservation Biology, Volume 23, No. 5, 1146–1155 2009