Nycticorax nycticorax

La question de l’impact des activités récréatives de plein air sur la reproduction des oiseaux nichant en colonies au bord de l’eau devient une préoccupation forte en matière de conservation. En effet, ces activités connaissent un fort développement dans ces milieux d’autant qu’elles génèrent une activité économique non négligeable et que la population humaine ne cesse d’augmenter. D’autre part, notamment en zone périurbaine, les populations d’oiseaux d’eau nicheurs se trouvent de plus en plus souvent directement au contact de ces activités. Les deux sont-ils conciliables à moyen et long terme ? Peut on aller vers une « nature » fortement humanisée mais toujours capable d’abriter des populations animales autre que celles d’espèces banales ou opportunistes ?

Des chercheurs américains ont étudié ces questions (1) d’une manière très originale et inédite : ils ont, pendant deux années successives, reconstitué de manière très programmée deux activités touristiques à proximité d’une grosse colonie de bihoreaux et suivi l’impact sur le comportement des jeunes au nid. Comme le bihoreau gris est présent aussi en Europe et en France, cette étude s’en trouve doublement intéressante et riche d’enseignements.

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Bihoreau gris immature en position de pêche. Photo J. Lombardy

Le corbeau de nuit

Le bihoreau gris est un petit héron (55 à 65cm de long) au plumage adulte bien contrasté de gris clair et de noir avec une calotte noire distinctive d’où le qualificatif anglo-saxon de black-crowned.

Ses mœurs surtout crépusculaires à nocturnes associés à ses cris croassants très sonores (kwak !) lui ont valu le nom latin de Nycticorax, « corbeau de nuit », que l’on retrouve dans l’appellation anglaise de Night heron. Les jeunes ont un plumage très différent tout brun rayé de clair qui se confond bien avec la végétation environnante.

Comme beaucoup de hérons, le bihoreau niche en colonies plus ou moins nombreuses dans des arbres, des buissons ou des roselières le long des rivières ou de grands plans d’eau. Souvent situées non loin de l’eau libre, avec des nids parfois placés très bas dans la végétation, elles peuvent être plus ou moins faciles d’accès ou proches de voies de passage régulières : voie aquatique pour les canoës ou voie terrestre pour les promeneurs, cyclistes, motocyclistes, pêcheurs, observateurs, …

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Ripisylve le long de l’Allier : un milieu favorable à l’installation de colonies de bihoreaux gris.

Homo recreationis : prédateur à son insu

Ce mode de vie colonial rend les colonies de bihoreau gris tout particulièrement sensible aux dérangements liés aux activités humaines dont celles de loisirs et ce pour des raisons multiples. En période de reproduction, des dérangements dans la période d’installation de la colonie peuvent conduire à son abandon pur et simple : les oiseaux se replient alors vers un autre site pas forcément aussi sûr. Après la ponte, tout dérangement des adultes qui les fait s’envoler laisse le champ libre aux pilleurs d’œufs très efficaces comme les corneilles. Après l’éclosion, les poussins peuvent subir des attaques de prédateurs en cas d’envol généralisé des adultes, subir un stress permanent qui freine leur développement et altère leur état de santé ; les parents dérangés nourrissent moins bien leur progéniture. Les dérangements peuvent aussi provoquer en fin de séjour au nid un envol prématuré : les jeunes à peine volants se dispersent loin du nid devenant alors des proies faciles. Au total, l’homme peut donc devenir, sans le savoir, un « prédateur indirect » cause de pertes plus ou moins importantes et d’une baisse éventuelle du succès reproductif ce qui, à long terme, entraînera localement le déclin ou la disparition de l’espèce.

Mais il reste une question majeure : parmi les activités de loisirs, lesquelles dérangent ou pas, à partir de quel seuil et avec quels effets à court terme ou à moyen terme et comment y remédier ?

Des chercheurs … très dérangeants !

Pour répondre à toutes ces questions, l’équipe américaine a mis sur pied un protocole très astucieux de semi-expérimentation mais en situation naturelle. Autour une grande colonie de bihoreaux, dans une zone humide de l’Illinois non accessible au public, ils ont simulé régulièrement tout au long de la période d’élevage des jeunes (en gros de début à fin juin) des perturbations programmées et calibrées (avec deux niveaux d’intensité) à partir de deux activités potentiellement dérangeantes : la promenade sur des sentiers proches (la première année) et la pratique du canoë kayak sur le plan d’eau aux abords de la colonie (la seconde année de l’étude). Ils ont « partagé » la colonie en trois secteurs : un soumis à une intensité d’activité de loisir forte ; une autre à un niveau faible et la troisième comme témoin sans aucune activité.

Pour mesurer l’impact des promeneurs, ils ont simulé à l’aide de groupes de 2 à 3 personnes volontaires trois types de situations : la « marche normale » le long du chemin au rythme de 1,5 pas/seconde sans s’arrêter ; la « marche inquisitive » : moins rapide et en s’arrêtant souvent pour scruter la végétation en direction de la colonie et la « marche rapide » à plus de 3 pas/s.

Trois fois par semaine, et régulièrement pendant plusieurs heures, ces simulations sont effectuées avec toutes les 20 minutes un événement perturbateur consistant à s’arrêter en un point précis et de parler très fort ! L’intensité de la perturbation globale dans les trois scénarios se jouait par le nombre de passages répétés.

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L’observation des oiseaux dans la nature (ici dans les marais salants de Vendée devant une colonie d’échasses blanches) constitue une forme d’écotourisme en plein développement. Les observateurs pratiquent la « marche inquisitive » : nombreux arrêts prolongés pour scruter et chercher les oiseaux.

Pour simuler l’impact de la pratique du canoë, un groupe de 2 personnes dans un canoë s’approche perpendiculairement au rivage et s’arrête d’abord à 45m du bord, puis à 25m et enfin à 5m ; à chaque arrêt, une bande son de personnes parlant fort est diffusée pendant 3 minutes. Sur la zone « à forte perturbation » le protocole est répété deux fois de suite contre une seule pour la zone « faible ».

Sous vidéo surveillance

A chaque fois, pendant toutes ces simulations, une caméra est braquée sur cinq nids avec des jeunes non volants et filme en continu (avec changement de nids d’une journée à l’autre). Le dépouillement des enregistrements permet ensuite de dénombrer les comportements de ces jeunes et de les corréler ensuite statistiquement avec le dérangement en cours minutieusement chronométré.

Six activités ont ainsi été recensées, trois d’entre elles étant directement induites par les dérangements : le « scanning » : les jeunes en alerte dressent la tête et la tournent pour chercher à voir ; le « freezing » : ils se figent brusquement avec la tête dressée, réflexe adopté en cas de peur pour se confondre avec l’environnement ; la toilette du plumage avec le bec ; les déplacements d’une branche à l’autre autour du nid ; le sommeil, cou rentré et yeux fermés ; des étirements d’ailes pour se muscler ; la station debout, le corps droit.

Quels effets ?

A court terme, les deux activités de loisirs n’engendrent pas les mêmes effets avec des variations au sein de chacune d’elles selon le comportement adopté et son intensité. La présence de canoës près des nids augmente le scanning et les déplacements et diminue les temps alloués au sommeil et au toilettage. Les effets s’amplifient nettement quand le canoë se rapproche à moins de 40 m du bord. Les promeneurs provoquent plus d’étirements des ailes, plus de scanning et de freezing et le temps passé à dormir diminue. La marche inquisitive engendre le plus de réactions négatives alors que la marche normale provoque des perturbations moyennes et la marche rapide a le moins d’effets. Même en dehors des moments de dérangements, les jeunes peuvent continuer à adopter de tels comportements ce qui pourrait indiquer le maintien d’un certain niveau de vigilance même après le départ des « perturbateurs ».

A moyen terme, sur l’ensemble du mois, les variations de fréquence de la perturbation ont significativement peu d’effets mais par contre la proximité par rapport à la colonie a une forte influence.

Quel impact ?

Plus de temps passé au « scanning » ou au « freezing » ou à s’éloigner signifie moins de temps passé à s’entretenir (se toiletter, dormir, se reposer, …) avec donc une possibilité d’impact sur la croissance des jeunes et leur santé. De plus, cette étude ne mesure que les comportements ; mais qu’en est-il en termes physiologiques internes ? On sait que les dérangements du type « écotourisme » (observations des oiseaux dans leur milieu naturel) peuvent induire une augmentation des taux d’hormones de stress (corticostérone) : cela a été montré sur des colonies de manchots de Magellan soumises à une forte pression de tourisme ou sur les hoazins dans la forêt amazonienne ; chez ces derniers, très prisés pour leur aspect spectaculaire, les jeunes montrent des réactions comportementales aux dérangements peu marquées et pourtant leur taux de corticostérone augmente nettement au point de diminuer leur chances de survie !

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Une colonie de manchots du Cap (une espèce très proche du manchot de Magellan sud-américain) mondialement connue et très visitée par les touristes qui viennent au plus près des oiseaux. Photo Gilles Guillot

Les chercheurs n’ont pas constaté par ailleurs de phénomènes d’hyper sensibilisation (des réactions négatives de plus en plus fortes). Par contre, ils ont pu montrer une certaine habituation dans la mesure où au fil du mois de l’expérimentation (et donc du vieillissement des jeunes), les taux de réactions négatives tendent à diminuer.

Quelles leçons ?

Les auteurs de l’étude préconisent donc quelques mesures simples pour rendre compatible la présence d’une colonie de hérons avec ces activités de loisirs :

– restreindre l’activité canoës en début saison pour éviter les risques d’abandon de la colonie

– gérer le positionnement et l’accès aux sentiers de manière à augmenter la distance à la colonie

– installer une zone tampon interdite d’accès dans un rayon de 50m autour de la colonie.

Par contre, comme la fréquence des activités ne semble pas avoir d’influence à moyen terme, il n’est pas besoin de restreindre l’accès au site en période de reproduction.

Notons pour finir que l’activité la plus « dérangeante » reste la « marche inquisitive », …. celle pratiquée par les écotouristes ou les ornithologues amateurs ! Les associations de protection qui préconisent volontiers le développement de cette forme de tourisme devraient peut être plus tempérer leur prosélytisme et apporter de sérieux bémols. Cela signifie aussi qu’il appartient aussi à chacun d’entre nous individuellement de se faire un peu violence en tant qu’observateur : passer vite même si le spectacle est superbe ! Les joggeurs peuvent se dire qu’ils ne dérangent pas beaucoup !

P.S. Un grand merci à J. Lombardy dont les photos illustrent cet article. Les individus photographiés sont des adultes ou immatures après la reproduction. Pas de jeunes au nid : on ne dérange pas !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Responses of Nestling Black-crowned Night Herons (Nycticorax nycticorax) to Aquatic and Terrestrial Recreational Activities: a Manipulative Study. ESTEBAN FERNÁNDEZ-JURICIC, PATRICK A. ZOLLNER, CHERIE LEBLANC AND LYNNE M. WESTPHAL. Waterbirds 30(4): 554-565, 2007

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le bihoreau gris
Page(s) : 158 Le Guide Des Oiseaux De France