Cervus elaphus

Cette chronique s’inscrit dans le thème « Bestiaire végétal » qui explore les noms populaires et scientifiques de plantes sauvages construits à partir de noms d’animaux. Ce thème vise à découvrir notre flore de manière ludique par une approche culturelle de nos liens avec le végétal sauvage i.e. nos … racines ! 

Le sujet de cette chronique concerne les noms de plantes construits directement ou indirectement autour du cerf en français, en latin scientifique et aussi en anglais. En France, nous n’avons qu’une seule espèce indigène de cerf, le cerf élaphe (Cervus elaphus) : élaphe dérive du grec elaphos qui désignait le cerf. Le même mot cerf désigne aussi bien l’espèce que le mâle, la femelle étant la biche. Cependant, en langage populaire, biche désigne souvent aussi la femelle du chevreuil ! A propos de cette dernière espèce, il est d’ailleurs remarquable qu’aucune espèce de plante de notre flore (à notre connaissance) n’a de nom populaire incluant le mot chevreuil ? Le vocabulaire anglo-américain se montre bien plus précis. L’espèce est nommée classiquement deer, la biche doe, mais pour le mâle il existe trois noms spécifiques : buck et stag très usités, et hart, un terme archaïque plus rare (qui existait d’ailleurs en français médiéval)Comme la majorité des noms de plantes utilisant l’idée de cerf se réfèrent à ses bois (donc aux mâles), ces trois noms cités ci-dessus se retrouvent dans les noms populaires anglais. 

Fausses cornes 

Tout le monde (ou presque) sait que les cerfs n’ont pas de cornes mais des bois ; pourtant, en langage populaire, pour désigner la ramure du cerf ou des autres membres de la famille des cervidés (chevreuil, élan, daim, renne), on utilise le terme de corne. Belle occasion de faire une mise au point anatomique. 

Bois de cerf en velours

Les bois, en dépit de leur nom, sont bien des organes osseux « vivants » dans le sens où ils reçoivent une riche vascularisation et sont recouverts d’une peau sensible (innervée) et protectrice, surnommée velours à cause de son aspect. Quand leur croissance est achevée, le velours se dessèche et tombe en lambeaux que l’animal achève de décrocher en frottant ses bois sur des branches. Après la période du rut, ces organes qui servent à la fois d’ornements et/ou d’armements lors des combats entre mâles, tombent (caducs … comme les feuilles) ne laissant alors qu’une protubérance au niveau du pivot. Ils repoussent pendant l’hiver et se régénèrent donc entièrement chaque année ! 

Le terme corne recouvre en fait d’un point de vue scientifique plusieurs types d’organes. Au sens strict, la corne est l’apanage des animaux de la famille des bovidés : gazelles, antilopes, chamois, mouflons, buffles, vaches ; c’est un étui creux de kératine (la « corne » que l’on retrouve dans nos cheveux) posé sur un os (cornillon), non ramifié, et qui persiste toute la vie.

On emploie ce même terme pour désigner aussi le célèbre organe nasal des rhinocéros, très différent en fait : il s’agit d’un amas plein, très dense, de filaments de kératine sans support osseux. Enfin, il existe un troisième type surprenant, la « corne » des antilocapres, ces antilopes d’Amériques du nord connues là-bas sous le nom de pronghorn (« corne à crochet ») : il y a une base osseuse et un étui creux mais un peu ramifié et qui tombe chaque année et se renouvelle ! Comme quoi, nos anciens n’avaient peut-être pas si tort de nommer cornes les bois des cerfs vu le flou qui recouvre la notion de corne ! 

Corne-de-cerf 

Ainsi, en langage populaire, plusieurs plantes sauvages ont reçu le surnom évocateur de corne-de-cerf du fait de la forme de leurs feuilles portant des pointes latérales comme les andouillers des cerfs. Nos voisins anglo-saxons ont suivi le même chemin quant à la confusion corne/bois avec l’emploi de horn (corne) et non pas antlers (bois) pour construire le nom équivalent de staghorn ou stag’s horn. On le retrouve aussi en hollandais avec hertshoorn

Deux espèces communes portent ce surnom : le plantain corne-de-cerf (Plantago coronopus), commun au bord des routes ou sur les chemins piétinés et la sénebière corne-de-cerf (Lepidium squamatum) (sénebière vient du nom d’un botaniste suisse J Senebier), une plante basse des terres cultivées et sites humides dénudés. Toutes deux possèdent des feuilles allongées irrégulièrement découpées en lobes pointus, à la manière de la ramure des cerfs. Curieusement, ces deux mêmes plantes se sont vues attribuer en latin scientifique le qualificatif de coronopus, (la sénebière a longtemps été répertoriée sous le nom de Coronopus procumbens) ce qui signifie « pied-de-corneille » là encore par allusion à la forme des feuilles !

Une autre espèce, peu commune, la laitue vivace (Lactuca perennis), consommée comme salade sauvage, hôte de sites secs et souvent pierreux, porte aussi ce surnom de corne-de-cerf : les lobes pointus de ses feuilles se prêtent d’ailleurs peut-être plus à cette comparaison que ceux des deux précédentes ! 

De loin, les tiges rampantes du lycopode en massue rappellent bien les bois d’un cerf !

En anglais, le lycopode en massue (Lycopodium clavatum), une plante rare des landes montagnardes tourbeuses, est nommé stag’s horn clubmoss club moss renvoie au feuillage minuscule rappelant celui des mousses (moss) et aux organes reproducteurs en forme de massue (club) ; stag’s horn, donc corne-de-cerf, convient très bien pour traduire le port général de cette plante très particulière aux tiges rampantes se divisant de manière dichotomique (en fourches). Pour autant, la tradition française n’a pas du tout suivi cette voie du cerf et s’est engagée vers l’image du loup avec lycopode (Lycopodium) pour patte-de-loup (aussi griffe-de-loup), ne retenant que l’aspect des tiges recouvertes de micro-feuilles serrées terminées par une soie, imitant des poils et donnant un aspect velu hérissé. 

Parmi les plantes exotiques d’intérieur, il en est une bien connue comme corne-de-cerf : une grosse fougère tropicale épiphyte, cultivée en suspensions, Platycerium bifurcatum (staghorn fern) ; vu la conformation de ses frondes, elle mérite encore mieux son autre surnom de corne d’élan (elkhorn fern) ! 

Bois-de-cerf

Jeune rameau velouté d’un sumac de Virginie

Il existe bien pourtant au moins un arbuste avec le « bon » nom de bois-de-cerf : le sumac de Virginie (Rhus typhina), un arbuste nord-américain introduit, parfois naturalisé et très planté comme ornemental sous le nom populaire de vinaigrier. D’une part, ce nom est bien plus récent que les précédents puisqu’il s’agit d’un arbuste introduit au 18ème siècle. Certes, cet arbuste a bien un port ramifié de manière dichotome (par fourches) mais cela a sans doute très peu joué dans cette dénomination : ce surnom s’applique avant tout à l’aspect des jeunes rameaux brun velouté couverts de poils hérissés et qui ressemblent furieusement à des bois de cerf en velours (voir ci-dessus). 

Cette ressemblance ressort aussi de manière inattendue dans l’épithète latine de cette espèce, typhina. Personnellement, avant de faire une recherche pour rédiger cette chronique, je croyais que typhina dérivait simplement de Typha, le nom latin des massettes ou roseaux à quenouille par allusion aux inflorescences fructifiées en forme de panicules denses veloutées d’un rouge vif, telles des torches que cet arbuste conserve une bonne partie de l’hiver (d’où son autre surnom d’amarante ou de sumac à queue-de-renard). Mais non, l’origine réelle s’avère plus compliquée. Cette épithète typhina introduite par Linné viendrait de la description latine de l’arbuste faite par un de ses étudiants, E. Torner : Ramis hirti uti typhi cervini, i.e. « les rameaux sont rugueux comme des bois de cerf en velours ». En se référant à des dictionnaires latins, on trouve comme définitions du latin typhus : enflure, gonflement d’une partie du corps. Ainsi, contre toute attente, typhina rappelle de nouveau les bois du cerf ! 

Notons que bois-de-cerf s’applique aussi à un autre sumac indigène cette fois mais localisé dans les garrigues du Midi seulement, le sumac des corroyeurs (Rhus coriaria), assez proche d’aspect.   

Epine-de-cerf 

Les bois du cerf ont inspiré un troisième type de nom populaire toujours sur la base de la forme : épine-de-cerf, buckthorn en anglais (thorn = épine) ; il a été attribué à deux arbustes ou petits arbres qui partagent la présence d’épines terminales ou latérales sur les rameaux et une ramification souvent fourchue : le nerprun cathartique (Rhamnus catharticus) et l’argousier (Hippophae rhamnoides). Le premier, assez répandu mais souvent méconnu, fréquente les lisières forestières et les haies et le second habite soit les dunes littorales nordiques, soit les bords des torrents des montagnes. Si le nerprun cathartique est bien surnommé ainsi en français et en anglais, l’argousier ne reçoit ce qualificatif qu’en anglais (sea buckthorn).

Il existe peut-être un autre lien avec le cerf en ce qui concerne le nerprun cathartique. Cet arbuste est un très proche parent de la bourdaine (Frangula alnus) dans la famille des rhamnacées ; cette parenté se retrouve notamment au niveau des fruits, des drupes noires et brillantes de la taille d’un petit pois et à la chair verdâtre et n’avait pas échappé aux Anciens qui le surnommaient « bourdaine épineuse », déformée en bourge-épine. Tous les deux renferment des substances actives assez toxiques et notamment laxatives : cathartique vient de catharein qui signifie nettoyer, relâcher (sous-entendu le ventre !). Or, la bourdaine est bien connue pour provoquer au printemps chez les chevreuils qui consomment les feuilles ou les bourgeons des effets spectaculaires quasi psychotropes : certains animaux deviennent « ivres » ou « fous » et s’approchent ou agressent les humains ! Y a t’il eu une association d’idée indirecte avec le nerprun cathartique en passant du chevreuil (jamais mentionné comme nous l’avons dit en introduction) au cerf ? En tout cas, je n’ai pas trouvé de mention d’un comportement identique avec la consommation du nerprun cathartique. 

Langue-de-cerf 

Colonie de scolopendres : noter les sores brunes sous les frondes sur deux lignes parallèles

Une fougère facile à reconnaître, la scolopendre (Asplenium scolopendrium), qui habite les sous-bois ombragés des ravins ou des forêts humides ou les vieux murs et les puits, porte depuis l’Antiquité ce joli surnom de langue-de-cerf, lingua cervina au moyen-âge, hart’s tongue en anglais. Ses frondes se démarquent nettement par leur forme entière et très allongée, prolongée en pointe. Or, effectivement, le cerf, comme nombre d’autres ruminants sauvages qui se nourrissent de feuillage d’arbres et arbustes (le groupe des browsers en anglais) , possède une langue très allongée et étroite, très souple aussi, ce qui lui permet de cueillir délicatement de petits éléments tels que du jeune feuillage sur des rameaux ; ce caractère se retrouve exacerbé chez les girafes à la langue démesurée avec laquelle elles récoltent les minuscules feuilles des acacias au milieu des épines redoutables ! Mais, le choix spécifique du cerf pour qualifier cette langue tient peut-être aussi au comportement des mâles en rut au moment du brame : ils suivent les femelles, la langue nettement sortie, pour capter les molécules odorantes émises par celles-ci qui les renseignent sur leur état sexuel et leur entrée en chaleur, synonyme de réceptivité pour les accouplements.

Enfin, un dernier détail a peut-être en plus joué en faveur des cerfs : les jeunes frondes des scolopendres, comme toutes celles des fougères classiques, apparaissent enroulées en crosses et se déplient progressivement en se déroulant ; à ce stade, la ressemblance avec l’enroulement de la langue du cerf en train de prélever des petits feuillages semble frappante ! Tout ceci pour rappeler que nos Anciens savaient souvent finement observer la nature et les comportements des animaux qu’ils côtoyaient quotidiennement à la campagne. 

Remarque (hors thème !) : pour comprendre l’origine surprenante du nom de scolopendre, il faut retourner la feuille de cette fougère pour y découvrir les amas de spores ou sores, sous forme de barres sombres parallèles entre elles, symétriques des deux côtés de la feuille … comme les pattes d’une scolopendre, ce gros mille-pattes du Midi ! 

Herbe-aux-cerfs 

Nous quittons maintenant l’anatomie du cerf pour aborder les liens directs avec les plantes censées être consommées par les cerfs : les herbes-aux-cerfs. L’une d’elles se détache par l’insistance de ce lien : le peucédan des cerfs ou cervaire ou herbe aux cerfs (hart’s wort wort pour plante médicinale) (Cervaria rivini) : cette ombellifère peu commune mais souvent abondante dans ses stations habite les coteaux calcaires dans les pelouses, les friches, les bois clairs et sur les talus ; le nom de genre de cervaria lui a été attribué parce qu’on disait qu’elle était aimée des cerfs.

Herbe-aux-cerfs a aussi été attribué à d’autres plantes : la menthe des cerfs (Mentha cervina) du Midi, le peucédan de montagne (Oreoselinum nigrum) (aussi appelé persil-de-cerf à cause de son feuillage découpé), l’ail de la Victoire (Allium victorialis) (voir la chronique sur cette espèce), la dryade (Dryas octopetala) ; ajoutons dans le même ordre d’idée l’herbe-à-la-biche pour l’Euphorbe des dunes (Euphorbia paralias) et le sureau des cerfs pour le sureau rouge ou sureau à grappes (Sambucus racemosa). 

Si on essaye de trouver une cohérence dans cette liste à la Prévert, on peut constater qu’il s’agit essentiellement de plantes peu communes, souvent montagnardes, vivant dans des environnements naturels assez sauvages, donc plus proches des animaux sauvages que du bétail ?  Mais pour la majorité d’entre elles, elles ne semblent pas spécialement être consommées par les cerfs et certaines sont carrément toxiques (euphorbe des dunes). Alors pourquoi ce lien avec les cerfs ? 

Elaphoboscon 

Représentations de panais à la page de l’Histoire Naturelle consacrée à l’élaphoboscon

Une piste d’explication émerge peut-être avec une plante un peu mystérieuse, citée dès l’Antiquité, au nom improbable : élaphoboscon ! Or, nous avons vu que élaphe signifiait cerf en grec (voir l’introduction). J. Daléchamps (1513-1588) dans son Historia generalis latinum, traduite plus tard sous la forme française de Histoire Naturelle en 18 livres, y consacre un chapitre dont voici quelques extraits choisis : 

« De l’Elaphoboscon Chapitre XVI…. Elaphoboscon signifie « panais de cerf » ; pource comme dit Pline, que les cerfs l’ont donné à connaître. … Sa racine .. blanche et douce, … Cette herbe est bonne à manger… Or, les herboristes sont en dispute pour raison de l’Elaphoboscon … les apothicaires établissent deux espèces de panais sauvages : l’une, celle de Disocoride, avec laquelle on ne saurait trouver aucune différence. Aucuns la prennent pour le panais des prés de Pline … de laquelle ils mangent la racine… On tient dit Dioscoride que les biches se guérissent de la morsure des serpents, en mangeant de cette herbe. De là vient qu’on ordonne à ceux qui ont été mordus par des serpents, de prendre la graine de cette herbe avec du vin. … elle est bonne aussi contre la morsure des serpents (répétition !) et de toutes bêtes venimeuses. Et de fait on dit que les biches n’ont autre remède que cette herbe contre la morsure des serpents. » 

Comme dans tous ces textes anciens, il reste difficile de savoir ce qui est réellement décrit quand l’auteur relate et décline les récits antiques eux-mêmes hautement imprécis et sans illustrations. Le panais sauvage semblerait donc se dégager comme candidat au titre d’élaphoboscon mais sans aucune certitude quant à la réelle identité de la plante décrite par les auteurs antiques qui de plus habitaient en milieu méditerranéen ! Par contre, on trouve là, peut-être, le fameux lien qui unirait toutes ces « plantes aux cerfs » : elles seraient consommées instinctivement par les cerfs pour se guérir des morsures de serpents. Appliquer l’épithète « aux cerfs » reviendrait donc à lui mettre le sceau d’antivenimeuse ? Ceci nous rapproche d’une nouvelle pratique pour soigner les animaux domestiques: la zoopharmacognosie, basée sur les observations d’automédication chez les animaux sauvages pour composer des produits curatifs à base de plantes

Bibliographie

FLORA GALLICA Flore de France. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014 

Plantes médicinales. P. Fournier. 3 tomes. Connaissance et mémoire européennes. 1999

Dictionary of plant lore. D.C. Watts. Ed. Elsevier. 2007

Le livre des bonnes herbes. P. Lieutaghi. Ed. Actes Sud. 1996