Leptophyes punctatissima

Couple de leptophyes sur le massif de rosiers devant ma maison (mâle au premier plan ; femelle en arrière)

6 août : devant ma maison, sur un massif de rosiers anciens, j’observe trois petites sauterelles vertes d’une espèce assez commune : la sauterelle ponctuée ou leptophye ponctuée ; il y a deux mâles et une femelle non loin les uns des autres. Je suis frappé par leur immobilisme et leur nonchalance. Dans les jours qui suivent, je leur rends visite plusieurs fois et je découvre qu’elles sont en fait six sur ce massif : quatre mâles et deux femelles. Toujours aussi peu mobiles sauf les mâles qui adoptent une curieuse attitude, l’abdomen redressé en l’air et les pattes écartées. Intrigué par cette apparente absence de toute activité, je lance une recherche bibliographique sur internet et là, surprise, je me rends compte que j’ai tout faux : en fait, ces sauterelles sont en pleine activité de parade et elles doivent chanter à tue-tête … sauf que c’est inaudible à l’oreille humaine ! La lecture de plusieurs études pointues m’apporte une foule d’éléments nouveaux sur les mœurs reproductrices de cette espèce et ses capacités de communication sonore assez surprenantes !

Leptophye

D’emblée, on reconnaît qu’il s’agit d’une sauterelle (nom informel très général) aux très longues antennes fines, presque quatre fois plus longues que le corps. Second critère clé avec la « petite » taille : rien à voir avec la grande sauterelle verte (adulte) puisque les mâles mesurent entre 10 et 14mm de long et les femelles, plus grosses, de 12 à 17mm.

Chez les deux sexes, le corps vert jaune est couvert de petits points noirs à rouge sombre très marqués avec une ligne jaune qui part de l’œil et va au bout du thorax ; les pattes postérieures particulièrement développées (voir la chronique sur les caractères des orthoptères) semblent démesurées par rapport au corps court et trapu : le nom de genre Leptophyes, francisé en leptophye, y fait allusion avec la racine lepto pour grêle. Par contre, les ailes sur le dos se réduisent à des moignons : cette espèce est complètement inapte au vol.

Mâle

Mâles et femelles diffèrent sensiblement comme chez de nombreux autres Orthoptères. Les mâles portent sur le dos une bande brun-rouge bien marquée, deux appendices courts brunâtres en forme de pinces au bout de l’abdomen (cerques) ; les ailes même réduites restent bien visibles avec des nervures saillantes. Les femelles attirent l’attention par leur organe de ponte (oviscapte) en forme de sabre aplati coudé, impressionnant et finement denticulé au bout ; elles ont un corps plus trapu mais des ailes à peine visibles sur le dos.

Femelle ; noter l’oviscapte volumineux (organe de ponte en forme de sabre .. inoffensif !)

Les adultes deviennent visibles à partir du début de l’été jusque tard en automne si la météo est favorable. Après l’accouplement, la femelle introduit ses œufs dans des fentes d’écorces des arbres avec son oviscapte. Exclusivement végétarienne, cette espèce se nourrit de feuillages d’arbustes (ronces, lilas, framboisiers) ou d’herbacées (orties, grands cirses, berces, ..) et fréquente les parcs et jardins pas trop aseptisés et avec des zones buissonnantes jusque dans les villes mais aussi toutes sortes de milieux plus naturels comme les lisières des bois ou les friches buissonnantes. En tout cas, elle a besoin de buissons pour vivre ce qui explique son appellation de « bush-cricket » en anglais (sauterelle des buissons).

Phanéroptères

La leptophye ponctuée se classe dans la grande famille des Tettigonidés, les « vraies » sauterelles, et plus particulièrement au sein de l’une de ses six sous-familles : celle des Phanéroptères. Ce nom signifie « ailes visibles » car les ailes postérieures dépassent les élytres au repos ce qui est une disposition originale. Mais nous avons vu que la leptophye n’avait pratiquement d’ailes ! En effet, comme dans de nombreuses autres sous-familles ou familles d’Orthoptères, se côtoient des espèces à ailes longues (dites macroptères), à ailes raccourcies mais encore bien visibles (brachyptères) ou à ailes vestigiales (microptères) comme notre leptophye ! Leur oviscapte aplati en forme de faux est une autre caractéristique de cette sous-famille. En se limitant aux espèces répandues dans une grande partie de la France (dans le Midi, le nombre explose !), on peut citer le phanéroptère commun comme espèce macroptère qui fréquente souvent les mêmes milieux. Parmi les microptères, comme la leptophye, on trouve les barbitistes, plus gros et ventrus et nettement plus rares comme le barbitiste des Pyrénées qui lui ressemble mais sans la ponctuation. D’ailleurs, parfois, on attribue aussi le nom de barbististe ponctué à la leptophye.

Toutes ces sauterelles partagent grosso modo un même habitat : des milieux arbustifs, des lisières, des friches buissonnantes, des haies, … Cet habitat touffu, stratifié, aux volumes importants, au feuillage faisant écran à la propagation des sons, pose un problème particulier pour leur reproduction, surtout celles qui sont microptères et ne volent pas : la rencontre des sexes pour l’accouplement. Ce n’est donc pas un hasard si l’on trouve dans cette sous-famille des modes de communication sonore très élaborés, la localisation et l’attraction des femelles se faisant via le média sonore (phonotaxie). La leptophye ponctuée, espèce commune, a servi justement de modèle expérimental et fait l’objet d’études pointues sur ce thème (1,2 et 3).

Duo

Chez ces sauterelles, mâles et femelles « chantent » ou plutôt stridulent en frottant une nervure dentée de l’élytre (l’aile durcie supérieure) gauche dotée par dessus l’élytre droite dotée d’une « bosse » faisant office de grattoir. Ce dernier possède en plus une surface membraneuse, le miroir, qui amplifie les vibrations générées par le passage répété de la nervure sur le grattoir. Dans le cas de la leptophye ponctuée, les élytres bien que réduits au minimum assurent néanmoins cette production sonore.

Les élytres du mâle bien que réduits possèdent des nervures dont le frottement engendre une stridulation

Les premiers chants se manifestent dès la mi-juillet et durent jusque tard en automne et aussi bien de jour que de nuit avec un pic en début d’après-midi. Depuis longtemps, on connaissait le chant d’appel du mâle, inaudible à l’oreille humaine (certains disent l’entendre de très près) car dans une gamme de fréquence entre 20 000 et 70 000 Hertz avec un pic autour de 35 000-40 000. Pour « l’entendre », il faut recourir aux détecteurs d’ultra-sons comme ceux utilisés par les amateurs de chauves-souris  (4) : à l’enregistrement, ce chant apparait comme un bref grésillement en « gr » ; si, sur un tel enregistrement, on « étire l’axe du temps » pour mieux lire, on constate que ce chant se compose de 3 (parfois) 4 coups brefs de castagnettes typiques. Chaque émission dure au total … 15millisecondes ! Il paraît (3) qu’on peut « reproduire » cet appel en faisant cliquer un coupe-ongles.

Par contre, le « chant » de la femelle n’a été découvert que plus récemment ; il n’est émis qu’en réponse à celui d’un mâle et constitue donc de ce fait un exemple de duo entre deux sexes. Plus le mâle reçoit de réponses de la femelle (qu’il ne voit pas forcément au début), plus il augmente son rythme de chant. La réponse de la femelle se situe elle aussi dans des fréquences inaudibles autour de 40 000 Hz et se compose de signaux très brefs. Il faut dire que les élytres de la femelle sont encore plus vestigiaux que ceux du mâle, à l’extrême limite de pouvoir produire des sons ! Notons que la brève durée de ces deux chants réduit les chances d’être détecté par un prédateur : cette brièveté résulte donc sans doute d’une forte pression de sélection.

Localisation

La grande originalité en dehors de l’aspect duo, c’est que le mâle se déplace tout en chantant et utilise les réponses de la femelle pour la localiser et s’en rapprocher le plus vite possible. La femelle peut se trouver dans le même plan que le mâle, au-dessus de lui ou en-dessous dans la masse de feuillage de son environnement ! Le système de localisation fonctionne jusqu’à 5 mètres de distance et il faut que la réponse de la femelle tombe dans une courte fenêtre temporelle (20 à 50 ms !!) après l’appel du mâle pour qu’il réagisse et entame une approche. Ceci doit lui éviter les « approches pour rien » vers une femelle « non intéressée » ! Lui de son côté, dispose de 150 à 200 ms pour relancer la femelle et il approche à pas comptés vers la belle. Rien à voir avec la manière de chanter de la majorité des mâles des autres sauterelles qui chantent de manière continue ou sur de longues strophes et attendent que la femelle ne vienne à eux !

La rencontre des deux sexes dans ce décor végétal touffu est loin d’être facile sans le recours à la communication sonores

Des études expérimentales (1, 2) très sophistiquées avec des réseaux de baguettes en 3D sur lesquels les mâles peuvent se déplacer vers un haut-parleur émettant une réponse de femelle montrent que les mâles utilisent de manière très efficace ces informations séquentielles (je t’appelle ; tu me réponds ; je t’appelle ; …) car ils suivent le plus court chemin possible parmi tous ceux qui s’offrent à eux ! Même des haut-parleurs placés à 45° en hauteur ou en contrebas par rapport aux mâles sont atteints en un temps minimal avec le chemin minimal ! Au delà de 45°, certains mâles se montrent de moins en moins performants mais quelques uns réussissent à trouver la source sonore même à 75° au-dessus d’eux !

Le gros avantage de ce système réside dans sa fiabilité : le mâle gagne en efficacité car il sait si la femelle est réceptive et où elle se trouve (rappelons qu’il ne vole pas!) tout en conservant une sécurité maximale vis-à-vis des prédateurs, notamment pour les femelles plus grosses aux chants très courts ressemblant au bruit de fond de l’environnement.

Femelle séparée du mâle après un accouplement : elle garde le spermatophylax accroché et va le manger ; les spermatozoïdes auront eu le temps d’entrer dans les voies génitales.

Quelles oreilles ?

Et pourtant, les organes auditifs de ces sauterelles semblent bien rudimentaires au regard des performances réalisées par les mâles. Les récepteurs se situent sur les deux tibias de la paire de pattes avant : une petite dépression avec deux membranes vibratoires (« tympans ») visible de l’extérieur. Chaque paire de tympans est reliée par un long tube (trachée) à un orifice (spiracle) situé sous les bords latéraux du pronotum, l’espèce de selle qui recouvre le thorax (voir la chronique sur les caractères propres aux Orthoptères). En fait, les sons arrivent au niveau du spiracle et voyagent à l’intérieur via les trachées creuses vers les tibias et les « oreilles » où ils font vibrer les tympans ! Ceux-ci pourraient jouer un rôle dans la perception de la direction des sons en jouant sur l’écartement des pattes : si le son arrive de côté, il atteindra une oreille à deux tympans plus vite que l’autre et ce décalage permet de s’orienter. En tout cas, rien à voir avec les oreilles à pavillon des mammifères redoutablement précises ou les ouvertures décalées des oreilles des rapaces nocturnes (une ouverture plus basse que l’autre) ; les leptophyes compensent en jouant sur la répétition et l’interaction appels/réponses pour affiner la localisation.

Tympans sur les tibias antérieurs (orifices) d’un mâle (première paire de pattes)

Bascule

Dans mon introduction, j’ai évoqué le comportement particulier de certains mâles qui se tiennent dans une drôle de position : ils abaissent la tête et le thorax et redressent le bout de leur abdomen presque à la verticale. En plus, ils exécutent des mouvements imperceptibles comme une espèce de danse du ventre ! J’ai trouvé la réponse dans ces études (2) ! Les chercheurs interprètent cette posture comme un « scanning acoustique » pour aider à localiser les femelles qui répondent. En faisant varier ainsi l’orientation de leur corps, les mâles induiraient des variations dans le décalage de réception des sons. En effet , nous avons dit que les sons arrivent en fait par le thorax et voyagent ensuite vers les tympans des tibias ; en se positionnant ainsi, les mâles exposent leur thorax aux ondes sonores selon des angles différents ! Les auteurs comparent ce comportement à celui des mammifères et des oiseaux qui tournent la tête de côté pour mieux localiser ! On ne peut pas exclure non plus que cette posture n’influence la portée du chant émis par le mâle. Cependant, le fait que la fréquence de ce comportement augmente quand la femelle se trouve fortement décalée (75°) en hauteur et encore plus quand elle est à la verticale (car alors il n’y a plus de décalage dans l’arrivée des sons !) plaide en faveur du scanning.

Spéciation

On pressent facilement qu’avec un système de communication sonore aussi précis et complexe, la moindre variation ne débouche rapidement sur un isolement reproducteur des individus exprimant de nouvelles vocalises, lesquelles peuvent être induites par de subtiles variations de la forme des élytres responsables des émissions sonores. Une étude publiée en 2010 en Italie (5) confirme cette hypothèse avec la découverte de deux nouvelles espèces dans le sud du pays. Le genre Leptophyes compte 15 espèces connues dans le monde dont 6 en Europe : L. punctatissima est la plus commune et présente dans le sud de l’Italie. Ces deux nouvelles espèces ont été détectées à partir d’enregistrements acoustiques ; nommées L. lisae et L. calabra, elles diffèrent sensiblement de L. punctatissima : cette dernière a donc un chant (mâle) en une syllabe d’environ 20ms ; chez lisae, la syllabe est fragmentée en 3  segments et chez calabra idem mais avec le 3ème plus court. Une étude morphologique à partir d’individus capturés sur la base de leurs émissions sonores a même permis de dégager des critères de différenciation à partir des cerques (forme), des dents de la râpe de stridulation (nervure dentée) plus nombreuses que chez la L. ponctuée et l’importance du grattoir de l’élytre droit plus ou moins proéminent. Il s’agit néanmoins de critères très subtils qui justifient l’appellation d’espèces cryptiques, i.e. très difficiles à différencier en dehors d’enregistrements sonores.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Spatial orientation in the bushcricket Leptophyes punctatissima (Phaneropterinae; Orthoptera): I. Phonotaxis to elevated and depressed sound sources. Rheinlaender J, Hartbauer M, Römer H (2007) J Comp Physiol A 193:313–320
  2. Spatial orientation in the bushcricket Leptophyes punctatissima (Phaneropterinae; Orthop- tera): II. Phonotaxis to elevated sound sources on a walking com- pensator. Ofner E, Rheinlaender J, Römer H (2007) J Comp Physiol A 193
  3. High-speed duetting – latency times of the female acoustic response within the bush-cricket genera Leptophyes and Andreiniimon (Orthoptera, Phaneropteridae). ZooKeys 750: 45–58. Heller K-G, Korsunovskaya O, Massa B, Iorgu IȘ (2018)
  4. Feuille de liaison des amateurs de chauves-souris en Belgique : L’Echo des rhinos ; http://plecotus.natagora.be/fileadmin/Plecotus/Echo/EDR68.pdf
  5. Two new cryptic Leptophyes species from southern Italy (Orthoptera: Tettigoniidae). ROY M.J.C. KLEUKERS et al. Zootaxa 2506: 26–42 (2010)