Perissodactyla

Comme d’habitude, dès lors que l’on essaie de classer des mammifères sur la base de leurs simples ressemblances physiques, on aboutit à de grossières erreurs. Ainsi, chevaux, tapirs et rhinocéros forment bel et bien un groupe de parenté, l’ordre des Périssodactyles. Chevaux et tapirs : pourquoi pas ? Mais chevaux et rhinocéros : là, il y a de quoi rester dubitatif ! D’autant qu’on associe souvent rhinocéros, éléphants et hippopotames sous l’appellation de pachydermes (« à peau épaisse »), groupe qui en fait n’a aucun fondement évolutif. Voyons donc ce qui unit ces animaux fort différents d’aspect et leur place par rapport aux autres mammifères ; ce sera aussi l’occasion d’explorer certaines spécificités internes au groupe comme la trompe du tapir ou la diversité inattendue des rhinocéros.

Tarpans (Equus ferus) : espèce disparue, « reconstituée » par des croisements de races de chevaux actuels

Naissance d’un groupe

Dès 1848, R. Owen avait pressenti cette parenté en réunissant les trois familles actuelles (voir ci-dessous) mais il y adjoignait une quatrième famille, celle des Damans (Hyracoidés). Dès 1869, T. Huxley écarta cette dernière famille dont on sait maintenant qu’elle est proche de celle des éléphants (Proboscidiens) et ce, dans une toute autre grande lignée de mammifères. Par la suite, il fallut attendre un certain temps avant que ce groupe de parenté des Périssodactyles soit entériné et accepté de toute la communauté scientifique.

L’ordre des Périssodactyles compte donc actuellement trois familles. Les Equidés regroupent les ânes, les chevaux et les zèbres, soit huit espèces toutes dans le même genre Equus. (voir les trois chroniques sur les Zèbres : Quelle mouche a bien pu piquer les zèbres ; Les zébrures du zèbre sèment la zizanie ; Zèbres : la question à ne pas poser) Les Tapiridés comptent quatre espèces, toutes dans le même genre Tapirus : une asiatique noire et blanche, le tapir indien à chabraque et trois espèces sud-américaines. Les Rhinocérotidés tranchent par leur diversité relative pas évidente a priori : cinq espèces seulement mais réparties dans quatre genres bien différents.Deux caractères clés unissent ces mammifères et concernent le squelette des pattes.

Impair joue et gagne

Pattes de rhinocéros blancs (Kenya) avec 3 orteils par patte ; le doigt central n°3 est le plus développé. (photo D. Bermudez)

Les périssodactyles sont tous onguligrades, i.e. qu’ils se déplacent en s’appuyant sur l’extrémité des orteils des doigts ; ils font partie d’un groupe informel bien connu : les ongulés, les mammifères « à sabots ». En fait, seuls les Equidés sont munis d’un sabot unique englobant toute l’extrémité de la patte. Les tapirs et les rhinocéros ont des « petits » sabots limités aux extrémités des orteils. Ce qui fonde leur unité, c’est la structure du pied dit mésaxonienne : l’axe porteur de la patte postérieure passe par l’orteil n°3. Mais, ce caractère se retrouve chez d’autres mammifères et il est ici complété par une seconde caractéristique : la tendance à la disparition ou la réduction des orteils latéraux si bien qu’à chaque patte le doigt n°3 est toujours le plus long.

Cette réduction varie selon les familles. Chez les tapirs, il y a trois orteils à l’arrière et quatre à l’avant, ces derniers servant lors des déplacements dans les terrains marécageux typiques de leur habitat ; chez les rhinocéros, il y a trois orteils pour toutes les pattes : les orteils 1 et 5 ont disparu ; enfin, chez les Equidés, seul l’orteil n°3 persiste et porte son sabot unique. Cette évolution marquée s’inscrit dans le développement de la course comme moyen de déplacement, facteur clé pour ces herbivores qui sont des proies recherchées.

De ce fait, à part l’exception relative des pattes avant des tapirs, les périssodactyles ont un nombre impair de doigts d’où leur nom populaire anglo-saxon odd-toed ungulates (odd = impair). Odd signifie aussi étrange, étymologie associée à « l’étrangeté imaginaire des nombres impairs » opposée à celle des nombres pairs : ceci explique l’étymologie de Périssodactyles où perissos signifie « étrange » et dactyle, doigt. Ceci les oppose à leurs cousins (voir ci-dessous) avec lesquels on tend à les mélanger, les artiodactyles (vaches, moutons, cerfs, antilopes, girafes, chameaux, cochons, …) qui ont un nombre pair d’orteils en appui (even-toed ungulates) et chez qui l’axe porteur passe entre les doigts 3 et 4 (voir la chronique sur les camélidés).

Astragale

Un second caractère distinctif propre aux Périssodactyles les différencie des Artiodactyles : la forme de l’astragale, un des osselets qui compose le tarse. Dans les deux groupes, la face supérieure est en forme de poulie qui s’articule avec la tête du tibia au-dessus. Chez les Périssodactyles, la face inférieure, dite naviculaire car elle s’articule avec le naviculaire (petit os en forme de bateau, parfois appelé scaphoïde), est soit incurvée légèrement concave soit plane alors que chez les artiodactyles, cette facette inférieure présente elle aussi une forme de poulie comme la supérieure (d’ù l’appellation d’astragale en « double poulie », l’osselet utilisé autrefois dans les jeux). Cette structure de l’articulation chez les Périssodactyles limite fortement la mobilité du pied dans le cadre d’une meilleure efficacité pour la course.

Ces caractères qui peuvent sembler de l’ordre du super détail n’en sont pas moins capitaux notamment en paléontologie car ils permettent de différencier les groupes à partir de bribes de squelette. Signalons au passage une autre particularité du squelette, mais non exclusive de ce groupe : la perte de la clavicule elle aussi associée à une évolution vers une course plus rapide.

Terminons par une autre caractéristique méconnue de ces animaux, surtout chez les Equidés : une évolution très rapide du nombre de chromosomes, inhabituel chez des mammifères. Ainsi, le tapir asiatique possède 50 chromosomes alors que les espèces sud-américaines en ont 76 à 80 ; mieux encore chez les équidés : le zèbre de montagne possède 32 chromosomes alors que le cheval de Prjevalski en a … 66 et que ces deux espèces sont très étroitement apparentées.

Fantômes du passé

Au sein des périssodactyles, comment s’organisent les parentés entre ces trois familles ? Une étude récente (2) a combiné des gènes issus du noyau et des mitochondries de 16 des 18 espèces actuelles du groupe ce qui permet d’accéder à un plus haut degré de confiance dans l’élucidation de l’arbre de parentés des espèces. Avec le principe de l’horloge moléculaire, on peut de plus dater l’âge des nœuds de cet arbre, i.e. les moments où des lignées ont divergé et ont évolué chacune de leur côté.

L’étude confirme la subdivision déjà ancienne en deux sous-ordres sur la base de données anatomiques : les hippomorphes (Equidés) et les cératomorphes (Tapirs et Rhinocéros) (cerato = corne). Autrement dit, tapirs et rhinocéros partagent un ancêtre commun qui a divergé d’avec celui de la lignée des chevaux il y a environ 54Ma au début de l’ère Tertiaire (Paléocène supérieur) ; puis vers – 51Ma, au tout début de l’Eocène, il y a une divergence entre deux lignées, celle des tapirs et celle des rhinocéros.

Cet arbre ne nous relate que l’histoire des espèces actuelles, lesquelles ne constituent en fait qu’un très maigre résidu de la diversité passée de ce groupe ; en incluant les formes fossiles, on compte pas moins de seize familles dont seulement trois ont donc atteint l’époque actuelle avec très peu de rescapés. Une bonne partie de l’ère tertiaire, surtout la première moitié, a en fait été dominée au niveau de la faune mammalienne herbivore par des périssodactyles. Outre les membres disparus des trois familles actuelles, on peut citer plusieurs familles qui ont connu une large diversification ete expansion géographique. Les brontothères, formes massives avec des cornes osseuses sur le nez, ont dominé » le continent nord-américain et l’Asie avant de s’éteindre à la fin de l’Eocène. Les hyracondontidés ont donné parmi les plus grands mammifères terrestres de tous les temps avec les Paraceratherium, sortes de rhinocéros gigantesques sans cornes qui vivaient au Miocène en Asie : haut de presque 5 mètres, long de presque 8 mètres et pesant sans doute entre 15 et 20 tonnes ! Citons enfin les plus étranges peut-être, qui n’ont disparu que récemment il y a 2Ma, les Chalicothères aux membres antérieurs très allongés et qui se déplaçaient en s’appuyant sur les doigts repliés à la manière …. des grands singes !

Tapirs

Explorons maintenant chaque famille. Pour les tapirs (2), l’espèce asiatique, d’aspect nettement différent (noire et blanche !), a divergé assez tôt vers – 30 à – 20Ma.

On trouve des fossiles de vrais tapirs dès l’Oligocène en Amérique du nord et en Europe : ils seraient issus de la migration des premières formes asiatiques. Il faut attendre la surrection de l’isthme de Panama qui reconnecte l’Amérique du sud, restée pendant des dizaines de millions d’années isolée, avec l’Amérique du nord vers – 3Ma ; là, (3) des formes nord-américaines migrent vers l’Amérique du sud où, dans le bassin amazonien, une diversification va se mettre en place : au moins sept espèces fossiles sont connues en plus des trois actuelles. Il y aurait même eu une migration en sens inverse vers le continent nord-américain.

Un des traits typiques des tapirs, c’est leur courte trompe nasale qui leur donne un profil busqué si spécial. Cette innovation évolutive (4) s’est accompagnée d’un profond bouleversement de l’anatomie de l’avant de la tête avec notamment une réduction du squelette facial osseux et cartilagineux et une réorganisation des muscles. Cette trompe leur sert à saisir des branches ou des pousses et quand ils se déplacent, ils la tiennent vers le bas sans doute pour flairer les prédateurs ou les pistes des congénères dans ce milieu fermé. Elle fonctionne sur le même mode que celle des éléphants ou que les tentacules des poulpes ou la langue des lézards : le mode « hydrostat musculaire » qui permet des mouvements complexes. Cet organe riche en eau mais « fermé » fonctionne à volume constant : toute contraction entraîne une augmentation dans l’autre sens selon le jeu des muscles longitudinaux ou transverses.

Rhinocéros

Rhinocéros blanc au Kenya (photo D. Bermudez)

Là aussi, la lignée des rhinocéros (5) au sens large a connu une incroyable diversité avec une multitude de formes fossiles connues dans la première moitié du Tertiaire. La plupart, de grande taille, avaient des allures bien différentes de celle de la famille actuelle : pas de corne pour la plupart, des mœurs amphibies rappelant celles des hippopotames ou des formes aux longs membres capables de déplacements rapides !

Les rhinocéros actuels offrent un paradoxe surprenant : seules cinq espèces existent encore sur les centaines d’espèces fossiles connues dont des formes encore présentes au Quaternaire comme les rhinocéros laineux aux côtés des mammouths. Pourtant, ces cinq espèces relèvent de quatre genres différents dont les divergences semblent anciennes ; autrement dit, nous avons là quatre lignées différentes anciennes représentées chacune par une seule espèce … en situation très précaire comme chacun le sait ! Ce sont les rhinocéros indien et le rhinocéros de Java (genre Rhinoceros), le rhinocéros de Sumatra (genre Dicerorhinus), le rhinocéros noir (genre Diceros) et le rhinocéros blanc (genre Ceratotherium).

La lignée des rhinocéros actuels a divergé vers la fin de l’Oligocène (– 26Ma). Le genre Rhinoceros, avec une seule corne, a divergé en premier vers – 15Ma ce qui indique que la situation unicorne serait ancestrale. Vers – 10Ma, la lignée du rhinocéros de Sumatra a divergé : il est le seul rhinocéros asiatique à deux cornes et en plus avec un pelage presque laineux, ce qui indique son originalité extrême. Les rhinocéros africains se détachent vers – 17Ma.

Les deux rhinocéros africains ont été malencontreusement mal nommés avec les qualificatifs de noir et de blanc qui n’ont aucun sens concret. Cette supposée opposition de couleur cache en fait une profonde divergence entre ces deux espèces ce qui confirme leur appartenance à deux genres anciens. Ils diffèrent par la taille (1,7 à 2,2 tonnes pour le blanc contre 0,9 à 1,4 tonnes pour le noir) mais surtout par leur écologie. Le noir est un mangeur de feuilles d’arbres (des acacias) qu’il prélève avec sa lèvre supérieure pointue préhensile alors que le blanc, massif et aux formes basses, près du sol, est un brouteur d’herbe aux lèvres larges et plates.

Equidés

Pour illustrer les Périssodactyles on choisit souvent les chevaux alors qu’en fait cette famille est la plus dérivée du groupe avec de nombreux caractères très transformés comme la patte réduite à un seul orteil avec un seul sabot. Les tapirs seraient plus à même de représenter ce groupe !

Là encore, cette famille a connu un incroyable développement au tertiaire notamment en Amérique du nord avec des milliers de fossiles connus et une grande diversité de formes dont la majorité avaient souvent encore trois doigts par patte. Seul le genre Equus a survécu jusqu’à nos jours se scindant en deux lignées ; celles des ânes (les non-chevaux) et celle des chevaux et zèbres. La divergence entre ces deux sous-groupes remonte à – 4Ma avec l’âne sauvage d’Afrique qui se détache en premier au sein des non-chevaux. Les zèbres ont divergé des ânes asiatiques vers – 1,9Ma avant de coloniser l’Afrique.

Même s’il ne reste que des « miettes » de cette diversité passée, il n’empêche que les équidés continuent par leurs nombres (pensez aux zèbres ou aux mustangs américains) à dominer certains écosystèmes et n’oublions pas qu’ils ont largement aidé l’homme à transformer son environnement via la domestication des ânes et des chevaux.

Aux origines

Une publication récente (6) suggère que l’ordre des périssodactyles aurait émergé à partir d’un groupe longtemps resté énigmatique, les Cambaythères datés de – 54,4Ma ; or, ces fossiles se trouvent sur le continent indien qui, à cette époque formait une plaque isolée en cours de migration vers le nord avant sa rencontre avec le continent asiatique et la surrection de l’Himalaya. Les Périssodactyles auraient donc commencé à se diversifier alors que l’Inde était encore une gigantesque île avant de se répandre ensuite sur l’Asie après la collision ; ceci expliquerait notamment les divergences précoces du tapir indien ou du rhinocéros de Sumatra.

Arbre des Laurasiathériens d’après Classification Phylogénétique du vivant/ T. 2. Le trait rouge indique la partie non résolue de cet arbre où trois lignées se retrouvent au même rang. en orange : les Cétartiodactyles (Artiodactyles + Cétacés)

La place des Périssodactyles au sein des Mammifères reste un sujet de controverses en dépit de nombreuses études génétiques. Tout le monde s’accorde à les placer au sein d’une grande lignée, les Laurasiathériens qui a évolué sur l’ancien supercontinent de la Laurasie. Au sein de ce vaste groupe, plusieurs scénarios ont été avancés ; nous présentons celui retenu dans la Classification Phylogénétique du Vivant où la sagesse a prévalu en plaçant les périssodactyles au même niveau que les Carnivores (avec les pangolins ou pholidotes) et les Cétartiodactyles qui réunissent les tylopodes (chameaux, lamas, …), les suinés (porcs, sangliers, …), les ruminants, les hippopotames et les Cétacés. Une étude très récente (7) suggère un rapprochement entre les Périssodactyles et … les Chauves-souris (chiroptères) qui en serait le groupe-frère, mais l’étude n’a porté que trop peu d’espèces pour être sûre. A suivre donc pour savoir un jour qui sont les vrais plus proches parents des chevaux, tapirs et rhinocéros ! J’aimerais bien, à titre personnel de doux rêveur, que ce soient effectivement les chiroptères, histoire une fois de plus de casser les codes des vraies fausses ressemblances.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Classification phylogénétique du vivant : voir encart ci-dessous
  2. Molecular phylogeny and evolution of the Perissodactyla. j_752 C. C. STEINER and O. A. RYDER. Zoological Journal of the Linnean Society, 2011, 163, 1289–1303.
  3. Reappraisal of the Genus Tapirus (Perissodactyla, Tapiridae): Systematics and Phylogenetic Affinities of the South American Tapirs. Elizete Celestino Holanda & Brenda Soledad Ferrero. J Mammal Evol (2013) 20:33–44
  4. The proboscis of tapirs (Mammalia: Perissodactyla): a case study in novel narial anatomy. Lawrence M. Witmer, Scott D. Sampson and Nikos Solounias. J. Zool., Lond. (1999) 249, 249±267
  5. Horns, tusks and flippers. D. Prothero ; R. M. Schoch. The J. Hopkins University Press. 2002
  6. Early Eocene fossils suggest that the mammalian order Perissodactyla originated in India. Kenneth D. Rose et al. NATURE COMMUNICATIONS. 2014
  7. Phylogenomic Resolution of the Phylogeny of Laurasiatherian Mammals: Exploring Phylogenetic Signals within Coding and Noncoding Sequences. 
Meng-Yun Chen et al. Genome Biol. Evol. 9(8):1998–2012. 2017

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Périssodactyles
Page(s) : 542-544 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée
Retrouvez l'arbre des Mammifères
Page(s) : 480-593 Classification phylogénétique du vivant. Tome II. 4ème édition revue et augmentée