Castor fiber

 

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30 mars 2017 : je me promène sur les bords de la Sioule (63) dans un petit boisement alluvial installé sur une terrasse de galets au milieu des tapis d’anémones et de corydales quand soudain je tombe en arrêt devant un érable plié en deux et taillé en « double crayon » à sa base. Signé Castor ! J’avance un peu à la recherche d’autres indices et j’arrive au milieu d’une large clairière créée de toutes pièces par le sieur Castor : des dizaines d’érables, de noisetiers, de frênes et même deux chênes taillés à quelques centimètres au-dessus du sol ; deux arbres fraîchement abattus mais pas encore terminés sont couchés en travers. Incroyable pour qui, comme moi, n’avait vu qu’une fois jusque là un saule taillé par un castor. Respect et admiration devant la tâche accomplie par cet industrieux rongeur si difficile à observer mais qui sait laisser des traces des plus voyantes. Ainsi est née cette chronique : j’ai voulu comprendre comment ce gros rongeur pouvait ainsi abattre des arbres au bois dur pour certains.

Brève histoire des castors

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Impressionnant chantier d’abattage de castor au bord de la Sioule (63 Auvergne)

Pas besoin de présenter les castors : tout le monde connaît la silhouette au moins en image. Avec une longueur de un mètre et leur large queue écailleuse en raquette de 30cm de long, ce sont les plus gros rongeurs en Europe et le second plus grand dans le monde après les cabiais ou capybaras d’Amérique du sud. Outre leur capacité à nager et plonger, ils sont bien connus pour leur caractère de bûcheron mentionné dans l’introduction.

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Castor européen naturalisé (Musée H. Lecoq. Clermont-Ferrand 63)

Actuellement, il n’existe plus que deux espèces de castors : le castor européen (Castor fiber) et le castor américain (C. canadensis). Très proches morphologiquement, ils ne s’hybrident pas entre eux ce qui témoigne de leur statut d’espèces séparées. Ils diffèrent par leurs comportements : l’américain est un grand bâtisseur de barrages (ça doit être la terre qui veut ça !!), capable d’inonder des vallées là où l’européen creuse des terriers dans les berges et ne construit que de petits barrages ou pas du tout. Ces deux espèces (1) descendent d’un ancêtre commun qui aurait vécu vers– 8Ma en Eurasie ; de là, profitant de l’exondation du détroit entre Asie et Alaska (Béringie), des populations se sont installées en Amérique du nord et sont devenues isolées avec la remontée du niveau de la mer il y a quelques millions d’années ; elles ont évolué vers une nouvelle espèce, le castor américain.

La famille des Castoridés (1) a été bien plus diversifiée dans un passé lointain avec pas moins de trente genres connus comme fossiles dont des espèces « géantes » disparues. Les castors actuels partageraient un ancêtre commun avec des rongeurs étranges des forêts africaines, les anomalures ou « écureuils volants » (mais ce ne sont pas des écureuils au sens habituel du mot) qui, outre la peau tendue entre les membres (patagium) possèdent deux rangées d’écailles sous la queue. Leur lignée commune serait apparue au début de l’ère Tertiaire sans doute vers – 54Ma ; la lignée conduisant vers les castors aurait divergé il y a au moins 40Ma : cette longue histoire explique les considérables transformations morphologiques qui ont eu le temps de se mettre en place.

Un "chantier d'abattage" de castor qui a créé ainsi une clairière dans le boisement proche de la rivière ; en cela, le castor se comporte comme un architecte du paysage !

En abattant des arbres, le castor créé ainsi une clairière dans le boisement proche de la rivière ; en cela, il se comporte comme un architecte du paysage ou un ingénieur de l’écosystème !

Lignivore, en partie

Si arbres et arbustes constituent une part importante du régime alimentaire des castors, ils n’en restent pas moins des herbivores généralistes. En été notamment, ils consomment de grosses quantités de plantes herbacées (plus de 300 espèces différentes) dont des plantes aquatiques mais aussi des plantes cultivées comme du maïs des pommes ou des betteraves. En hiver, par contre, l’alimentation se base sur l’écorce des arbres et les brindilles ou petites branches très tendres avec, pour le castor européen, une nette préférence pour les saules, peupliers ou aulnes au bois tendre mais aussi des bois plus durs comme ceux des frênes ou des érables.

Le castor américain se montre beaucoup plus éclectique dans ses choix d’essences. Les castors mangent jusqu’à 5kg par jour d’écorce et pour se la procurer ils doivent abattre les arbres qu’ils écorcent ensuite mais ils ne consomment pas le bois proprement dit : en témoignent les copeaux laissés sur place et non ingérés. En automne et début d’hiver, ils se constituent en plus des réserves de branches et de troncs dans l’eau pour se ravitailler au cœur de l’hiver.

Pour digérer une nourriture aussi fibreuse et assez peu nutritive, le castor dispose, comme la majorité des rongeurs, d’un long intestin avec un caecum digestif abritant de nombreux microorganismes qui participent à la digestion. A l’instar des lapins (qui ne sont pas des Rongeurs mais leurs plus proches parents actuels : voir la chronique sur ce sujet), ils réingèrent leurs crottes pour parfaire la digestion.

Ciseaux à bois

Pour le castor européen (2), la majorité des arbres coupés a un diamètre de 20cm. Le découpage laisse au sol de nombreux copeaux  d’écorce ou d’écorce et de bois, les premiers étant bien plus allongés : leur longueur varie de 5 à 15cm avec une épaisseur comprise entre 0,3 et 1,4cm. Les copeaux taillés dans des saules (cas le plus fréquent) mesurent entre 2 et 4,5cm de large pour une épaisseur maximale de 2cm ; le rebord est marqué de nombreuses marques de coups de dents pouvant aller jusqu’à une douzaine par copeau.

Quand le castor s’attaque à un arbre, il se sert de ses deux paires d’incisives (supérieures et inférieures : voir la chronique sur les lapins ne sont pas des rongeurs).Ces dents au profil très courbé comportent une couche externe (côté lèvres) d’émail très dur et une couche interne (côté langue) de dentine plus tendre. Quand l’animal ronge, l’usure différentielle de ces deux matériaux conduit à la forme en biseau de leur extrémité comme un ciseau à bois. La croissance continue compense cette usure rapide (dents hypsodontes) à partir de la racine. Les taux de croissance des incisives inférieures sont de l’ordre du millimètre/jour ; pour les incisives supérieures, la croissance s’arrête en hiver ce qui correspond à leur moindre usure (voir paragraphe suivant).

La taille en crayon

Les incisives supérieures se plantent dans le bois et servent plus ou moins de point d’ancrage et elles ne bougent pratiquement pas pendant la phase de grignotage ; ceci explique leur moindre usure sur l’année. Les incisives inférieures agissent à la manière d’un rabot et laissent des traces sous forme de plissements plus ou moins parallèles ; comme le castor peut bouger un peu sa mandibule latéralement (comme les autres rongeurs), ces mouvements permettent aux incisives d’entailler le copeau en laissant des sillons adjacents. L’animal tient sa tête obliquement et varie son angle d’attaque au fur et à mesure qu’il progresse.

Pour les petits arbres, il se contente d’attaquer d’un seul côté ; pour les plus gros, il doit attaquer successivement sur deux côtés : il évide progressivement  la base de l’arbre tout en tournant et réalise ainsi une hyperboloïde à une nappe de révolution pour être précis !

Pour comprendre ce qui se passe, il faut faire appel au jargon des travailleurs du bois et des machines à bois (1) : pas évident quand on n’est pas bricoleur ; aussi, nous allons essayer de restituer les résultats en termes simplifiés ! La grande difficulté pour les chercheurs a été de prendre en compte l’extrême hétérogénéité des bois selon leur structure, leur humidité, la croissance des cernes, …

Une mécanique de précision

Contrairement à ce qu’on pensait, le castor n’ouvre pas sa bouche très grand (20° environ) quand il travaille et la distance entre les pointes des deux rangées d’incisives est alors de quelques centimètres seulement. L’angle de coupe (voir schéma) varie assez peu et se rapproche d’une valeur de 27° ce qui correspond à l’angle optimal pour un outil de découpe du métal. Le castor réussit ainsi à minimiser les forces requises pour entamer ce matériau dur qu’est le bois ; il joue aussi sur l’orientation de sa tête. Il progresse essentiellement selon la technique du « déroulage » en découpant dans le sens des cernes et perpendiculairement aux fibres. Plus l’écorce est rugueuse, plus il dispose de points d’appui pour ancrer ses incisives supérieures ce qui lui permet de s’attaquer alors à des troncs plus gros.

A l’intérieur de la mandibule, chaque incisive est maintenue par des fibres périodontales qui drainent en quelque sorte la pression engendrée par le découpage. Ceci décharge la dent de la tension engendrée et évite de la forcer alors qu’elle est courbée et pourrait donc se rompre.

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Mandibule de castor (redessiné d’après (3)) ; noter les fibres qui maintiennent l’incisive inférieure à croissance continue dans l’os

Masséters et compagnie

De beaux outils tranchants, c’est bien mais encore doivent-ils être utilisés avec la force nécessaire. Une autre étude (3) conduite par la même équipe de chercheurs (2) s’est intéressée aux muscles et aux forces engendrées à partir de la dissection d’une tête de castor canadien.

Les muscles masticateurs actionnent la mandibule et permettent ses mouvements qui découpent les copeaux. Trois muscles principaux interviennent : le masséter profond qui vient se fixer en avant de l’orbite dans une fossette osseuse ; le masséter superficiel a deux points de fixation et un masséter postérieur. Or, si on compare avec d’autres rongeurs proches, on découvre que le premier a une taille relativement modeste alors qu’il est censé jouer un rôle majeur dans la « morsure » ; le second par contre est relativement plus développé et assure l’essentiel du travail contrairement à ce qui se passe chez les autres rongeurs proches. Ce n’est pas donc pas du côté des « gros muscles » qu’il faut chercher la solution.

En fait, ce qui fait la différence c’est l’efficacité du système masticatoire : quand les incisives se touchent (occlusion), 37% de la force musculaire générée est convertie en force de découpe et on passe à 47% quand la bouche est ouverte. Ces chiffres dépassent nettement ceux observés chez d’autres rongeurs et s ‘expliquent par l’orientation de l’axe longitudinal des incisives inférieures assez proche de l’horizontale : 99% de la force générée notamment par le masséter superficiel (contrairement aux autres rongeurs où c’est le masséter profond qui domine) se trouve ainsi projetée le long de cet axe si bien que l’incisive pénètre plus facilement dans le bois. Ainsi, par de très subtiles transformations des dents et des muscles, et pas spécialement par la « force bestiale », les castors sont devenus des experts en taille du bois. Pas besoin de grands chamboulements pour accéder à une telle expertise : juste une série de petits réaménagements sélectionnés progressivement au cours de la longue histoire de cette famille ! On n’en reste pas moins « sciés » devant de telles prouesses !

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Sur les îles au milieu de la rivière (la Dore, affluent de l’Allier), le castor est plus à l’aise pour travailler car moins susceptible d’être dérangé ; c’est un animal très craintif.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Mitochondrial Genomes Reveal Slow Rates of Molecular Evolution and the Timing of Speciation in Beavers (Castor), One of the Largest Rodent Species. Susanne Horn, Walter Durka, Ronny Wolf, Aslak Ermala, Annegret Stubbe, Michael Stubbe, Michael Hofreiter. PLoS ONE 6(1): e14622. 2011
  2. Biomechanical aspects of incisor action of beavers (Castor fiber L.) Clara Stefen, Jörg HaberSetzer, and UlricH Witzel. Journal of Mammalogy, 97(2):619–630, 2016
  3. Masticatory Muscle Anatomy and Feeding Efficiency
of the American Beaver, Castor canadensis (Rodentia, Castoridae). Philip G. Cox & Hester Baverstock. J Mammal Evol ; 2015
  4. L’illustration d’annonce de la chronique est une réalisation de Nelly Monteil d’après un modèle du site Scrap, quilt and stitch