Ciconia ciconia

Chez la cigogne blanche, l’incubation des œufs commence dès la ponte du premier œuf. Comme la ponte des 3 à 4 œufs en moyenne est échelonnée avec un intervalle de 6 heures à 2 jours et demi entre deux œufs consécutifs, les jeunes éclosent successivement avec le même écart si bien que le premier-né peut, dans le cas extrême, avoir déjà plus de 8 jours d’âge quand le dernier-né d’une ponte de 4 éclot. En plus, le nourrissage des jeunes se fait « au plus offrant » : les premiers-nés, plus grands, ont donc tendance à accaparer la nourriture et à grandir plus vite. Les premiers-nés s’envolent donc (au bout de deux mois en moyenne) avec un avantage de condition physique non négligeable. Ce décalage entre jeunes doit avoir des incidences sur leur avenir et notamment sur leur succès reproducteur les années suivantes, élément clé pour la survie d’une espèce et sur lequel la pression de sélection s’exerce fortement.

Une étude espagnole à grande échelle

Dans la province de Madrid en Espagne, une étude a suivi une population de cigognes sur cinq ans avec pas moins de 894 cigogneaux bagués au nid (avec un numéro spécifique selon leur ordre de naissance), pesés, sexés pour certains par analyse de l’ADN sanguin. En parallèle, grâce aux bagues, on a pu les années suivantes voir les dates d’arrivée sur les nids de ces nouveaux adultes et connaitre leur succès reproducteur.

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Cigogne adulte chassant dans un marais non loin de fossés.

Des résultats surprenants

A l’éclosion, le poids des poussins ne semble pas dépendre ni du sexe ni de l’ordre d’éclosion. Par contre, à partir de deux semaines d’âge, les jeunes premiers-nés atteignent un poids supérieur à celui atteint par leurs frères et sœurs un peu plus tard au même âge, avec un léger avantage aux mâles. Ceci reste parfaitement attendu car les premiers-nés, bénéficiant d’une taille supérieure, détournent à leur profit une partie de la nourriture et accentuent leur avantage.

Par contre, les résultats obtenus par rapport à l’avenir des jeunes les années suivantes ne manquent pas de surprendre. La logique voudrait que les premiers-nés, plus forts à l’envol et donc en meilleure condition physique, arrivent plus tôt de migration et réussissent à élever plus de jeunes que les derniers-nés. Or, les chiffres obtenus disent tout le contraire. Les premiers-nés arrivent au printemps en moyenne entre le 22 et le 30 mars alors que les derniers-nés arrivent entre le 12 et 18 mars ! Au niveau de la reproduction, les premiers-nés produisent en moyenne 1,9 à 2,2 jeunes à l’envol alors que les derniers-nés atteignent un moyenne de 2,2 à 2,4 jeunes ! Avantage donc aux derniers-nés !

Ces deux données sont liées : ceux qui arrivent plus tôt (donc les derniers-nés) s’installent plus vite, choisissent les meilleurs sites et se mettent rapidement à pondre (chez la cigogne, il s’écoule souvent moins de deux semaines entre l’arrivée et la ponte) ce qui procure un avantage. Les premiers-nés ratent plus souvent leur première année de reproduction et quand ils y arrivent, ils produisent moins de jeunes.

La clé du mystère

Les chercheurs espagnols proposent un scénario explicatif lié au comportement migratoire. On sait que la cigogne blanche est un migrateur transsaharien avec un départ assez précoce et un long voyage périlleux et coûteux en énergie. Peu après leur envol, les jeunes se trouvent rapidement livrés à eux-mêmes y compris pour le voyage migratoire. C’est là que ce ferait la différence entre frères et sœurs d’une même nichée.

Les derniers-nés en moindre condition physique s’envolent déjà un peu plus tard et avec une condition physique moindre ; ils auraient tendance à « traîner » et à repousser le départ migratoire alors que les premiers-nés sont déjà partis. Or, depuis quelques décennies, deux évènements concomitants viennent changer complètement la donne : le réchauffement climatique qui rend les hivers ibériques plus supportables, au moins dans le sud et surtout une abondance de ressources alimentaires hivernales sous la forme des décharges publiques fréquentées par les cigognes et la pullulation de l’écrevisse de Louisiane, espèce introduite invasive, source de nourriture facile à capturer. Ainsi, voit-on de plus en plus des cigognes hiverner dans les rizières du sud espagnol. Celles qui n’ont pas migré et qui en plus ont bénéficié d’une abondante nourriture arrivent facilement les premières et en très bonne condition pour nicher alors que celles qui ont réellement migré reviennent d’un long périple et ont perdu le bénéfice initial de leur naissance !

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La pullulation de l’écrevisse de Louisiane dans les fossés des marais fournit une ressource alimentaire abondante et facilement disponible y compris en hiver pour les cigognes non migratrices.

Mais pourquoi les premiers-nés continueraient-ils alors à partir ? Les cigognes n’ont pas les moyens de s’échanger des infos ou des tuyaux via les réseaux sociaux !!! Migrer est un comportement instinctif, impératif en quelque sorte et ne pas migrer serait un choix par défaut, imposé par la condition physique moindre. Autrement dit, ce qui était un handicap majeur a priori au départ (avec de forts risques de ne pas survivre en hiver sur place) se retourne et devient un avantage appréciable au niveau du succès reproducteur ; et tout çà, à cause des perturbations (climatiques et écologiques) induites par l’homme ! Belle leçon d’évolution où l’on voit que la pression de sélection se modifie avec l’évolution rapide de l’environnement.

Il reste néanmoins une inconnue importante : rien ne dit que les premiers-nés, compte tenu de la longévité de la cigogne, ne finissent par « rattraper leur retard » en se reproduisant plus longtemps (plus vieux) et en améliorant progressivement leur succès reproducteur ; seule une étude à plus long terme (ici, elle n’a porté que sur 5 années) pourrait lever cette interrogation.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Younger, weaker white stork (Ciconia ciconia) nestlings become the best breeders. José I. Aguirre and Pablo Vergara. Evolutionary Ecology Research, 2007, 9: 355–364
  2. Article cigogne blanche sur le site HBW alive http://www.hbw.com/species/white-stork-ciconia-ciconia

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la cigogne blanche
Page(s) : 170 Le Guide Des Oiseaux De France