13/06/ 2020 Quand on soulève le problème majeur de l’usage des pesticides en agriculture intensive et de ses conséquences sur l’environnement et la santé humaine, on s’entend le plus souvent dire, outre l’accusation automatique et creuse d’agribashing, « on ne peut pas faire autrement ». Ainsi, il serait impossible de produire sans utiliser de pesticides ? Les vergers de pommiers font partie des cultures soumises à de nombreux épandages de pesticides : parmi eux, on trouve des insecticides ciblant l’un des bio-agresseurs (les ex « ravageurs ») majeur des pommiers cultivés, le puceron cendré qui cause des dégâts importants au feuillage et aux fruits. Même en agriculture biologique, on utilise des insecticides minéraux ou d’origine végétale (comme le neem extrait d’un arbre, le margousier) : certes bien moins nocifs pour l’environnement mais ils n’en affectent pas moins l’ensemble des arthropodes (insectes, araignées, …) vivant dans les vergers. Des agronomes suisses se sont donc lancés un défi en 2006 : créer un verger de pommiers capable à moyen terme d’autoréguler la présence du puceron cendré sans utiliser aucun insecticide d’aucune sorte tout en assurant une production durable de fruits. Sept ans plus tard, ils font le bilan apportant des preuves de l’efficacité des dispositifs et choix mis en place et éclairant leur mode d’action. 

Ennemi public

Colonie de pucerons cendrés sous une feuille de pommier

Première étape indispensable : bien cerner le comportement son ennemi ! Dans les vergers de pommiers gérés en mode biologique, la majorité des efforts pour le contrôle des bio-agresseurs se tournent vers le puceron cendré du pommier, le plus commun et le plus dangereux car très fécond et se manifestant tôt au printemps. Dès mars, les œufs ayant passé l’hiver à la base des bourgeons ou sous l’écorce donnent naissance à des pucerons femelles appelés fondatrices ; chacune d’elles engendre par parthénéogénèse (sans s’accoupler : il n’y a pas de mâles à ce stade) et de manière vivipare près de soixante dix individus sans ailes (aptères), de forme globuleuse, d’un vert foncé à rose comme poudré de blanc avec deux cornicules noires à l’arrière de l’abdomen : on les appelle des virginipares. A leur tout, par parthénogénèse, ils engendrent des colonies très denses. A l’occasion de leurs piqûres pour prélever la sève dont ils se nourrissent, ils injectent une toxine qui provoque un enroulement des feuilles attaquées dès leur éclosion et jaunissent rapidement avant de tomber prématurément. Ils piquent aussi les rameaux qui se déforment et, à l’occasion de l’éclosion massive des fleurs en avril-mai, ils vont aussi piquer les très jeunes fruits en formation : ceux-ci vont rester petits et difformes, impropres à la consommation. 

Au bout de plusieurs générations successives, apparaissent des individus sexués (sexupares) sans ailes ou avec des ailes. Leur nombre va croissant et, vers la fin mai jusqu’en juillet, ils finissent par « essaimer » en vol et vont quitter les pommiers pour aller s’installer sur une toute autre plante hôte, une herbacée très commune, le plantain lancéolé (d’où l’épithète plantaginea dans le nom latin de ce puceron). Là, ils donnent naissance à de nouvelles colonies selon le processus décrit ci-dessus tandis que celles sur les pommiers disparaissent. De fin septembre à novembre, de nouveaux individus ailés se forment et vont migrer en retour vers les pommiers sur lesquels ils s’accouplent et déposent les œufs qui passent l’hiver. Pas simple comme cycle  avec ces phases complexes  de migration aller puis retour ! 

Dégâts occasionnés sur les feuilles qui jaunissent très vite

Ennemis naturels

La stratégie de base adoptée par ces agronomes n’a rien de nouveau en soi et est bien connue en arboriculture bio : s’appuyer le plus possible sur les ennemis naturels des pucerons pour limiter les populations de ces derniers à un niveau acceptable pour la production. Classiquement, on essaye de conserver un maximum d’habitats non cultivés dans le paysage environnant et on installe des bandes fleuries et/ou des haies le long des parcelles : on fournit ainsi des ressources sous forme de pollen et nectar pour les adultes des insectes prédateurs des pucerons, des abris et des sites d’hivernage et on entretient des populations de proies alternatives pour maintenir les ennemis naturels quand les populations de pucerons disparaissent (ici, au cœur de l’été : voir le cycle). Si ces pratiques sont bien connues, peu d’études ont par contre validé les effets des populations d’ennemis naturels ainsi favorisées vis-à-vis des pucerons ; le plus souvent on suppose les effets sur la base de la seule observation de la diversité des espèces d’ennemis naturels ainsi attirés : mais est-ce bien efficace pour autant et dans quelle mesure ? C’est pourquoi les agronomes ont mis au point un protocole de suivi pour évaluer réellement l’impact de telles actions (voir ci-dessous).

Grande berce infestée de pucerons et servant de plante relais pour nourrir les coccinelles quand ceux des pommiers ont disparu en été

Le recours aux ennemis naturels fonctionne bien dans les vergers fruitiers du fait qu’il s’agit d’arbres installés dans la durée et offrant une structure à strates multiples (sol nu, tapis herbacé, grandes herbes, buissons des haies, arbres) : on dispose ainsi de multiples niches favorables à l’installation de nombreuses espèces. Par contre, même en agriculture biologique classique, on tend à conserver une approche basée sur l’usage de biocides compatibles avec l’environnement au lieu de miser sur les ennemis naturels ; or, ces insecticides « naturels » n’ont rien de sélectif et détruisent souvent une bonne part des ennemis naturels au passage, annulant les effets bénéfiques potentiels de ces derniers ! Le recours aux ennemis naturels n’est que secondaire et non pensé en amont de la création du verger tant dans son plan que dans sa gestion. Les allées herbeuses très larges et fauchées sont conçues avant tout pour laisser passer les tracteurs ; on plante des cultivars de hauts rendements mais souvent susceptibles à des maladies récurrentes comme la tavelure, nécessitant donc des traitements fongicides ; les pratiques courantes (taille, fertilisation, irrigation, désherbage) sont orientées vers un rendement maximisé ; …

C’est là que nos agronomes suisses apportent une solution radicalement différente : bannir tout usage d’insecticide quel qu’il soit afin de ne pas perturber les processus d’autorégulation et « penser » le verger en amont avec un cahier des charges entièrement dédié aux ennemis naturels pour avoir un impact maximal sur les pucerons, éviter les maladies et assurer l’autosuffisance dans la nutrition des arbres. 

Eden pour ennemis 

Un ensemble de mesures vise directement l’installation et le maintien de populations d’ennemis naturels des pucerons en agissant sur la végétation associée aux pommiers du verger. 

Plan du verger auto-régulé ; les 4 « blocks » sont les carrés ayant fait l’objet du suivi scientifique

Au niveau des rangées de pommiers, on adopte la technique dite du « sandwich suisse » ( !) qui évite l’usage d’herbicides : le sol est labouré peu profondément au printemps sur une bande étroite de chaque côté de la rangée mais pas la bande centrale sur laquelle, trois fois par an, on ajoute du mulch. Ainsi, sur celle-ci, se développent des espèces vivaces à rosettes, basses, résistantes à l’ajout de mulch telles que l’épervière piloselle ou la potentille rampante ; ces fleurs peuvent donc attirer et héberger des ennemis naturels. 

Dans les allées entre les rangs, accessibles aux tracteurs, on entretient des bandes herbeuses fleuries riches en espèces basses ; ces bandes sont fauchées en alternance quatre fois par an et le « foin » est récupéré et mis à composter. Ceci évite l’enrichissement nutritif du sol et la dominance des grandes graminées peu propices aux ennemis naturels.

Pas moins de trente espèces toutes indigènes dont des graminées basses peu envahissantes composent ces bandes : quelques unes sont présentées en photos. Des haies sont implantées tout autour du verger, composées de 19 espèces locales de buissons sauvages (voir exemples en photos) , servant à favoriser les ennemis naturels et aussi à servir de réservoir de proies alternatives. On ajoute une haie au centre du verger composée d’arbustes à fruits.

Adjacentes aux haies périphériques, des bandes fleuries gérées de manière extensive sont entretenues à base de grandes herbes, riche en espèces et fauchées du côté intérieur trois fois par an pour contrôler les campagnols.

Enfin, on ajoute toute une batterie de nichoirs tant pour des insectes (hibernation des chrysopes par exemple) que pour les oiseaux ou les chauves-souris. 

Choix tactiques

On a planté les pommiers à 1,5m les uns des autres sur les rangs écartés de 4mafin d’atteindre une densité assez basse (1666 arbres/ha) pour améliorer la circulation de l’air et faire baisser l’humidité ambiante afin que les arbres sèchent plus vite après des précipitations afin de réduire les maladies fongiques très dommageables comme la tavelure ou la maladie dite des « crottes de mouches » (petits points noirs). Cette préoccupation de limiter au maximum les risques de maladies constitue le second axe de conception afin d’éviter le recours aux autres traitements dont les fongicides, susceptibles eux aussi d’affecter la biodiversité dans son ensemble. Le choix des variétés, dans ce contexte, s’est donc porté sur des variétés résistantes à la tavelure (Opal, Ecolette, Topaz, Ariwa), plantées en rangées alternées afin de limiter la propagation des maladies et des bioagresseurs spécifiques de telle ou telle variété. L’entretien des arbres suit des règles pensées pour réduire les risques de maladies et gêner le plus possible les mouvements des pucerons ailés : ainsi on pratique un éclaircissement sélectif des groupes de bourgeons floraux en amont au lieu d’enlever individuellement les fleurs juste avant leur éclosion. 

Enfin, un dernier volet s’attache à améliorer le plus possible la nutrition des pommiers pour les rendre plus résistants et plus résilients. Avant la plantation, on a semé un mélange de trèfle pour enrichir le sol en azote ; un mois après la plantation, on ajoute du compost mûr au pied des arbres pour améliorer la structure du sol et sa richesse en microorganismes. On choisit aussi des porte-greffes mieux adaptés à une pression forte de couvert herbacé et de faible apport global d’azote. L’ajout périodique du compost issu des fauches des allées centrales apporte un complément azoté auto-suffisant. 

On voit donc que la réflexion s’est faite dans toutes les directions avec la volonté de mettre toutes les chances de son côté afin d’obtenir un verger en quelque sorte autonome. Certains de ces choix vont à l’encontre du productivisme avec des variétés pas forcément très « commerciales » et une densité réduite ; mais il faut mettre en parallèle les économies liées à l’arrêt des traitements et les bénéfices pour l’environnement. 

Suivi 

En parallèle de chantier, il a fallu mettre en place un plan d’échantillonnage permettant un suivi à la fois des populations de pucerons cendrés (l’espèce cible retenue) et de celles des ennemis naturels. On a délimité artificiellement quatre blocs répartis au sein de ce verger de 20m sur 20m chacun qui ont fait l’objet d’un suivi intensif et très précis pendant six ans depuis l’année de plantation. Dans chaque bloc, on choisit au hasard 50 « éléments » des arbres selon les groupes recherchés (fruits, fleurs, pousses feuillées) que l’on inspecte en détail pour recenser les œufs, larves, nymphes ou adultes présents. 

Pour les pucerons, on s’appuie sur le cycle pour cibler les périodes de recensement : juste avant la floraison en avril, on recherche les fondatrices sur les paquets de fleurs ; après la seconde phase d’éclaircissement des jeunes fruits, fin juin, on inspecte des pommes pour évaluer les dégâts infligés. 

Pour les ennemis naturels, la gamme est large et comprend plusieurs groupes d’insectes : les coccinelles (adultes et larves), les syrphes (larves), les punaises prédatrices (miridés et anthocoridés), les chrysopes (larves), les cécidomyies (mouches) et les perce-oreilles ou forficules. Mais il faut ajouter un autre groupe majeur de non-insectes : les araignées, notamment celles tissant des toiles circulaires (aranéidés et tétragnathidés). Pour ces dernières, en automne, phase critique avec le retour des pucerons ailés vers les pommiers (voir le cycle), on mesure par exemple la surface totale de toiles installées sur 50 branches ou pousses feuillées. 

Avec toute cette batterie d’indicateurs, sur une période de six ans soit une perspective de moyen terme, on peut donc analyser l’impact de toutes ces mesures et apprécier si ce verger devient capable d’autocontrôler les pucerons sans aucun traitement chimique. 

Araignées : 1/Insectes : 0

En dépit du non-usage absolu d’insecticides, les dégâts aux fruits restent à des niveaux très acceptables de l’ordre de 6% des fruits. Qui des insectes et/ou des araignées a permis de tels résultats ? 

Du côté insectes ennemis des pucerons, les mesures prises permettent effectivement le développement d’une forte diversité d’espèces appartenant à des groupes variés. Pour autant, l’analyse des données ne montre aucun effet bénéfique significatif de ces insectes prédateurs des pucerons ni au printemps ni en été par rapport aux dégâts occasionnés aux fruits ! Dans ce verger, les syrphes ceinturés, connus comme prédateurs des pucerons par leurs larves, étaient pourtant très présents dès le début du printemps au moment de l’émergence des fondatrices ; ici, clairement, cette espèce ne se montre pas capable de contrôler les pucerons cendrés alors que dans d’autres études elle se montre capable de le faire ; peut-être qu’ici les conditions météorologiques du printemps ne conviennent pas ? Plus tard en été, les chrysopes adultes, avides de nectar et donc de la disponibilité en fleurs, deviennent très abondantes : mais là encore, leurs larves se montrent incapables de contrôler les pucerons. Enfin, les guêpes parasitoïdes, dans ce verger, ne semblent pas non plus jouer de rôle significatif. 

Toile d’araignée orbitèle en automne : un piège intercepteur d’insectes ailés

La surprise vient en fait du côté des araignées avec une forte corrélation entre l’abondance des toiles en automne et la baisse des dégâts des pucerons sur les fruits au printemps suivant ; une augmentation de 10,5% des populations d’araignées diminue les dégâts aux pommes de 11% ! Ce lien décalé s’explique par leur intervention à une étape clé du cycle des pucerons : le retour des fondatrices ailées depuis les plantains en automne. Les toiles nombreuses les interceptent alors et diminuent de facto le nombre d’œufs pondus avant l’hiver, ceux qui donneront les colonies du printemps suivant ! De plus, ces araignées capturent bien plus de proies qu’elles n’en consomment du fait des réserves qu’elles constituent et leurs toiles, même abandonnées, continuent de piéger ces insectes très fragiles et délicats. Le rôle décisif des araignées se trouve confirmé par l’observation d’un verger proche, en bio conventionnel (donc avec des traitements organiques ou minéraux) : l’abondance des araignées y était de 40% moindre et les dégâts aux fruits bien plus importants. Ainsi se trouve certifié cet adage avancé par des chercheurs de l’INRA : « avoir la bonne biodiversité au bon moment » ! Autrement dit, cet effet des araignées ne touche les pucerons qu’à cause de leur cycle particulier ; sur d’autres bioagresseurs, rien ne dit qu’elles auraient le même impact ! 

En pratique…

Il faudrait donc éviter a minima les traitements, même en bio, en été, au moment où les populations d’araignées entament leur développement et encore plus en automne au moment où leurs toiles interceptent le retour des pucerons. Même les fongicides devraient être évités à cause de leur toxicité relative générale. Pour éviter la recrudescence des maladies fongiques, les chercheurs avaient diminué la densité au détriment des rendements évidemment ; or, leur étude indique que l’écartement des rangées ne change pas grand chose et qu’on pourrait donc aller vers des densités plus fortes. Les choix des variétés et de leur mode de conduite et de nutrition semblent plus déterminants dans la limitation de ce problème. Ainsi, pour la maladie des taches de suie, le choix de variétés résistantes s’impose pour limiter les pertes commerciales. 

Le verger cadre de cette étude se trouvait inséré dans un paysage assez diversifié et riche en biodiversité qui a ainsi pu ajouter une part des populations d’arthropodes prédateurs via une immigration vers le verger. En tout cas, au vu des résultats, tout élément du paysage voisin favorable aux populations d’araignées ne pourrait que renforcer ces effets : par exemple, la présence de haies ou de friches buissonnantes. 

Le paysage environnant avec ses éléments semi-naturels a toute son importance comme pourvoyeur d’ennemis naturels

Bibliographie

Reduced crop damage by self-regulation of aphids in an ecologically enriched, insecticide-free apple orchard. Fabian Cahenzli & Lukas Pfiffner & Claudia Daniel Agronomy for Sustainable Development (2017) 37: 65