Timarcha

Sur les chemins de mon enfance, combien de fois ai-je croisé le pas lent d’un crache-sang et combien de fois ai-je joué à le mettre dans ma main et le voir « cracher son sang » après avoir ajouté un peu de salive ? Ce gros insecte reste encore assez présent dans notre environnement immédiat, là où les ravages de la « dératisation biologique » n’ont pas sévi et où il subsiste un peu de nature. Mais au-delà de son curieux comportement de défense, le crache-sang cache d’autres singularités que je n’ai découvert que bien plus tard, dont certaines au moment présent de rédiger cette chronique.

Facile à reconnaître ?

Le novice qui découvre le crache-sang dira « tiens, un scarabée » (beetle en anglais) ; si on assimile ce terme général à coléoptère, alors oui on peut le qualifier ainsi. D’emblée, il fait penser à une énorme coccinelle (1,5 à 2cm de long) toute noire avec des reflets bleu sombre à cause de sa silhouette massive et bombée, l’abdomen étant recouvert par deux ailes très dures ou élytres. Là s’arrête la ressemblance ; notre crache-sang possède des antennes bien visibles constituées de nombreux articles en forme de perles, des pattes robustes dont le tarse (le segment terminal qui appuie au sol) se compose de trois articles aplatis, en forme de petits cœurs et un dernier article qui porte deux griffes. Ses élytres, observées de très près, montrent de fines ponctuations et, surtout, elles sont soudées au milieu selon la ligne de jonction, formant une carapace dorsale en bouclier. Bref, difficile de le confondre sauf que ….

Le problème c’est que, comme c’est souvent la règle dans l’univers foisonnant des coléoptères, il y a pas moins de seize espèces de craches-sangs en France et qui de plus se ressemblent très fortement et ne diffèrent souvent que par des détails infimes ! Cependant, seulement deux de ces espèces sont vraiment communes et largement réparties : le grand et le petit ! Le tableau de comparaison ci-joint permet de les distinguer.

Tableau comparatif des deux espèces de crache-sang les plus communes en France

Tableau comparatif des deux espèces de crache-sang les plus communes en France

En plus, le petit crache-sang est représenté par plusieurs sous-espèces dont deux sur le littoral atlantique que l’on l’observe communément dans les dunes. Dans le reste de cette chronique, nous allons essentiellement parler du grand crache-sang.

Un grand marcheur

Le plus souvent, on rencontre le crache-sang en train de marcher en plein soleil, dès le mois de mars, sur un chemin de terre ou une route, de sa lourde et lente démarche qui le rend facile à capturer. S’il tombe sur le dos, il a du mal à se relever tellement il a une forme bombée ! Effectivement, dans le portrait ci-dessus, nous avons vu que les élytres étaient soudés : le crache-sang est donc aptère, incapable de voler. Ses pattes robustes et ses griffes lui permettent de se déplacer dans la végétation et de s’accrocher aux plantes ou même d’escalader les murs.

Il semble toujours être en quête de quelque chose : ce peut être soit la recherche d’une femelle pour les mâles au printemps ou celle de plantes nourricières pour y pondre ses œufs (voir ci-dessous), lesquelles se trouvent souvent dispersées dans son environnement. Essentiellement diurne, il ne craint pas la chaleur grâce à sa carapace et à sa manière de soulever son corps assez haut quand il marche ce qui l’éloigne du support souvent brûlant. Il semble capable de parcourir ainsi de longues distances  pourvu qu’il dispose de « corridors » sous la forme de sentiers, de chemins, … et du temps vu la lenteur du pas ! Il se peut aussi qu’il bénéficie parfois de transport à longue distance en s’accrochant à des moyens de transport humains ! Mais il est aussi très souvent victime des voitures en se faisant écraser au bord des routes : des suivis en Angleterre ont permis de recenser des centaines d’individus tués localement ! On ne connaît pas l’impact de ces pertes sur les petites populations locales.

Sélectif

Le crache-sang est un élément typique de la biodiversité ordinaire : il fréquente toutes sortes de milieux plus ou moins perturbés par les activités humaines pourvu qu’y soient réunies trois conditions : du soleil et de la chaleur car comme les autres espèces de craches-sangs, il est nettement thermophile (l’espèce ne dépasse pas 1000m en altitude) ; des milieux herbacés avec une végétation pas trop haute : si la végétation devient buissonnante et dense, il est rapidement exclu ne serait-ce que par le manque de lumière ; enfin et surtout la présence des plantes nourricières : cette espèce, comme les autres de son genre, est relativement stricte dans ses choix alimentaires. Les larves ne se nourrissent que sur quelques espèces de gaillets ou caille-laits (Galium) (famille des Rubiacées) : essentiellement le gaillet blanc (G. mollugo) et le gaillet gratteron (G. aparine). Le premier est assez commun mais souvent très dispersé ; le second, grand amateur de sols enrichis, abonde souvent près des hommes et des cultures mais forme lui aussi des peuplements discontinus. On peut aussi observer le crache-sang sur des espèces proches comme la garance voyageuse (Rubia peregrina) sur les coteaux secs. La sous-espèce maritima du petit crache-sang se nourrit sur le gaillet des dunes (Galium arenarium).

On le trouve donc dans une large gamme de milieux : pelouses sèches semi-naturelles sur des coteaux (son milieu d’élection) ; prés secs en pente ; bords des chemins et talus herbeux ; friches herbeuses ; bords des haies au pied desquelles se développent des colonies de gratteron ; landes sèches ; jardins « naturels » ; …

Cette espèce connaît un déclin certain. La destruction systématique des espaces naturels dans les zones cultivées, l’usage des pesticides jusqu’au ras des chemins et des talus refuges, la mise en culture des prairies, l’enfrichement des pelouses qui ne sont plus pâturées sont autant de responsables potentiels. Les bords des routes peuvent constituer des refuges majeurs pour cette espèce mais encore faut il abandonner tout usage de désherbants ou débroussaillants et pratiquer une ou deux fauches par an seulement pour éviter la destruction des larves et nymphes. La fragmentation de ses habitats par les vastes espaces cultivés et la construction d’infrastructures infranchissables constituent autant d’obstacles à sa dispersion … à pied rappelons le !

Larves obèses !

Au printemps, en dehors du Midi, les adultes apparaissent dès mars-avril et désormais même dès février à la faveur de « vagues de chaleur » devenues coutumières ! Les mâles déambulent alors à la recherche des femelles et les accouplements ne passent pas inaperçus : le mâle légèrement plus petit, s’agrippe tant bien que mal sur le dos ultra-lisse de la femelle grâce aux articles élargis du tarse.

La femelle pond ensuite les œufs blancs jaunâtres par paquets sous les feuilles des gaillets hôtes. Comme le liquide des oeufs a une couleur orangée, on peut penser qu’il contient les mêmes substances toxiques que dans le corps de l’adulte (voir ci-dessous). Ils donnent naissance à de grosses larves dodues d’un noir métallique que les adultes et qui semblent presque sans pattes : elles ne bougent que très lentement et en se cachent pas du tout. Elles bénéficient sans doute d’une immunité préventive via leur coloration « vive » qui signale aux prédateurs qu’elles sont peu appétissantes du fait de leur goût. Au bout de leur abdomen, elles possèdent un organe coloré en forme de ventouse qui renforce leur accrochage à la plante. Vers la fin mai, elles ont achevé leur développement larvaire et se transforment en nymphes ou chrysalides dans le sol, au pied des plantes nourricières. Entre temps, la majorité des adultes ont disparu.

Un lecteur, J-L. Collignon, me signale qu’en élevage en captivité, il a observé que les oeufs étaient enrobés dans les excréments; ce comportement est effectivement signalé par un spécialiste (Jolivet 1948) mais il ajoute que ce n’est pas systématique. Cet enrobage aurait sans doute une fonction protectrice. 

Selon les espèces mais aussi selon les conditions climatiques, ces nymphes peuvent soit entrer en hibernation et ne donner des adultes qu’au printemps suivant ou soit éclore en fin d’été et donner une seconde génération d’adultes qui auront soit le temps de pondre des œufs et de mourir soit d’entrer eux aussi en hibernation. Ainsi, au printemps, les premiers adultes peuvent avoir deux origines très différentes et on peut voir des larves au moment où les adultes s’accouplent !

timar-larvdecor

Self-défense

Vu son mode de vie diurne, son déplacement lent et sa forte visibilité (noir sur fond vert !), le crache-sang semble bien vulnérable vis-à-vis des prédateurs potentiels (musaraignes, oiseaux et lézards). Il dispose de deus armes. Dès qu’il se sent menacé, il fait le mort en repliant ses pattes sous son abdomen : s’il est sur des plantes, il tombe au sol dans la végétation et sinon, il offre ainsi à l’attaquant sa carapace « blindée ». Si celui-ci le saisit, c’est là que le crache-sang sort l’artillerie chimique : la saignée réflexe ! Par la bouche et par les articulations des pattes, il rejette une grosse goutte de liquide rouge orange. Le grand public assimile ce liquide à du sang mais en fait les insectes n’ont pas de sang mais un liquide interne appelé hémolymphe (l’appareil circulatoire n’est pas clos) : d’où le surnom bien choisi de crache-sang ou « saigne-nez » en anglais (bloody-nosed beetle). On retrouve un tel réflexe chez les coccinelles qui partagent de ce fait avec le crache-sang le surnom de bête à bon Dieu (allusion au sang du Christ sur la croix). Comme indiqué dans l’introduction, pour l’observer, vous prenez l’insecte dans le creux de la main (il se met en boule !), crachez délicatement juste à côté et aussitôt, on voit le liquide rouge se mélanger à la salive. Attention, avec des enfants, bien avertir que le liquide est toxique !

Ce liquide est effectivement très toxique car il contient des anthraquinones et son goût est amer. Comme les gaillets contiennent de telles substances, on peut penser que l’insecte les stocke dans son corps comme moyen d’échapper à leur toxicité. Il constitue donc une arme répulsive défensive efficace ; les prédateurs qui ont appris à associer la couleur noire avec cet inconvénient ne s’attaqueront pas ou peu aux larves par la même occasion. Peut être que ce liquide effraie aussi le prédateur mais cela reste à prouver ! il est frappant de voir que parmi les autres espèces de Timarcha à l’échelle mondiale, celles qui sont nocturnes ne pratiquent pas cette auto-hémorragie : fabriquer ce liquide et les substances toxiques qu’il contient a un coût qui ne peut être contrebalancé que par l’accession à un mode de vie diurne.

Grosse chrysomèle

Le crache-sang n’est pas un scarabée au sens scientifique ; au sein des Coléoptères, il n’est pas proche parent des cétoines ou hannetons ; on le classe, comme le doryphore, dans l’immense famille des chrysomélidés qui compte plus de 30 000 espèces dans le monde. Le crache-sang est d’ailleurs la plus grosse chrysomèle de la faune française.

Le genre Timarcha auquel est rattaché le crache-sang renferme une centaine d’espèces dont la majorité (63%) en Europe, essentiellement autour de la Méditerranée. Cette répartition serait le reliquat d’une aire ancienne bien plus vaste puisque la lignée de ce genre remonterait au moins à la fin de l’ère secondaire ; les glaciations quaternaires ont repoussé ces insectes « frileux » vers le sud.

On constate une forte proportion d’espèces endémiques, i.e. localisés dans de petits secteurs géographiques isolés (une chaîne de montagne ou une vallée isolée) : l’incapacité à voler qui caractérise le genre (et qui semble avoir été acquise elle aussi il y a très longtemps) explique cette fragmentation en espèces disjointes ; il faut ajouter à cela la relative spécialisation de ces espèces sur deux familles de plantes : les rubiacées (avec les gaillets et les garances) et les plantaginacées. Ainsi en France, la moitié des espèces connues sont localisées dans le massif pyrénéen.

En dépit de cette diversité, la couleur de fond reste le noir, sans doute en raison de son avantage adaptatif comme couleur aposématique (voir la chronique sur les punaises rouges et noires) que les prédateurs apprennent à associer à la toxicité. L’évolution vers l’aptérisme (perte de la faculté de voler) constitue sans doute une autre forme d’avantage relatif car il apporte de « sérieuses économies d’énergie » !

timar-adgaill

BIBLIOGRAPHIE

  1. 300 insectes faciles à voir. B. Loyer et D. Petit ; ed. Nathan ; 1999
  2. Molecular systematics and time-scale for the evolution of Timarcha, a leaf-beetle genus with a disjunct Holarctic distribution. Jesus Gomez-Zurita Molecular Phylogenetics and Evolution 32 (2004) 647–665