Pandion haliaetus

Photo J. Lombardy

Nous avons consacré une chronique à la migration des rapaces migrateurs au long cours (transsahariens) dans laquelle nous avons présenté avec l’exemple du busard cendré les grandes lignes de ce qu’était leur voyage d’automne grâce aux données recueillies par la pose de balises satellites sur ces oiseaux. Pour rendre cet aspect encore plus concret, nous présentons ici un autre exemple bien plus détaillé : le suivi, heure par heure, jour par jour, de la migration de retour (au printemps) d’un balbuzard pêcheur équipé d’une telle balise ; puis, nous suivrons sa migration automnale suivante avec un événement très particulier à mi-parcours. Vous allez donc vivre au rythme de cet incroyable voyage entre le Sénégal et l’Angleterre, au plus près, comme si vous étiez dans la tête de ce superbe rapace auquel nous avons déjà consacré deux chroniques : une sur la diversité génétique de cette espèce et l’autre sur ses originalités

Rutland Water

Toute la narration qui va suivre du voyage migratoire de ce balbuzard provient de la traduction et de l’adaptation d’un passage d’un remarquable ouvrage anglais « The Rutland Water Ospreys » de Tim Mackrill (ed. Bloomsbury ; 2013 ; pp. 128-132). Ce livre richement illustré d’aquarelles et de magnifiques photos raconte une formidable aventure écologique : la réintroduction d’une population nicheuse de balbuzards pêcheurs sur le site de Rutland Water. Ce lac artificiel, construit dans les années 1970, un des plus grands d’Europe et le plus grand de Grande-Bretagne, se situe près de la ville d’Oakham, dans le comté de Rutland dans les East Midlands d’Angleterre (40 km à l’Est de Leicester et 37 km à l’Ouest de Peterborough). Le projet de réintroduction du balbuzard pêcheur a commencé entre 1996 et 2001 par le transfert de 64 poussins de balbuzard prélevés dans le nord-est de l’Ecosse (où l’espèce a connu une forte augmentation) ; élevés dans des cages près du lac, ils ont été préparés à un retour à la vie sauvage et libérés avec l’espoir qu’ils reviendraient, une fois la maturité sexuelle atteinte, nicher sur le site. En 2001, un de ces mâles, au nom de code 03 (97) s’accouple avec une femelle venue de l’extérieur et élève le premier jeune sur le site. Depuis, la population s’est étoffée et atteint 8 couples en 2017 avec 16 jeunes élevés ! Au total, 133 jeunes ont quitté le site depuis le début du projet (2017) ! Tous les jeunes sont marqués avec des bagues lisibles à la longue-vue si bien que l’on dispose d’une colossale masse de données sur le devenir et les comportements de tous ces oiseaux ; un site très documenté permet de découvrir ce projet (voir bibliographie). Certains d’entre eux ont été équipés de balises satellites permettant leur suivi au cours des migrations. Nous allons donc suivre maintenant la remontée au printemps 2012 du mâle 09 (98) !  

Cap sur Rutland Water ! 

Le parcours retracé de 09 (98)

Son nom de code indique sa date de naissance : il s’agit donc là d’un adulte expérimenté qui n’en est pas à son premier voyage, un vieux briscard : 13ème année de voyage aller-retour soit 120 000 km de vol au compteur ! 

Pour bien comprendre le déroulé, il faut savoir que ces balises n’émettent pas en permanence (pour économiser leurs batteries notamment !) mais envoient des points fixes environ toutes les heures et cessent d’émettre le soir et ne reprennent qu’au matin. Donc, à certains moments, surtout de nuit, en temps réel, on ne sait pas ce que fait l’oiseau : on ne le sait qu’au top suivant ! 

A l’automne précédent,  09 (98) était arrivé sur la côte atlantique africaine entre Saint Louis et Dakar à la mi-septembre après seulement deux semaines de voyage depuis Rutland Water. Là, il avait passé ses six mois d’hivernage en se déplaçant très peu, pêchant une à deux fois par jour en mer et se reposant le reste du temps sur un ou deux sites favoris, l’un sur la plage et l’autre un peu à l’intérieur, le tout dans un rayon de quelques kilomètres. Le printemps précédent, en 2011, on l’avait vu arriver à Rutland le 29 mars ; connaissant leur aptitude à rester très réguliers dans leur programmation, les observateurs s’attendaient donc à le voir partir ce printemps 2012, deux semaines en amont soit vers la mi-mars. Bonne prévision : le 12 mars à 13h, 09 (98) se trouvait déjà à 30km au nord de son site d’hivernage, suivant la côte vers le nord à 1000m d’altitude. Et c’est parti pour la folle odyssée ! 

Notez qu’à cette altitude, un tel oiseau passe forcément inaperçu ce qui explique que la plupart des grands rapaces migrateurs ne soient vraiment visibles qu’au niveau des cols de montagne (voir la chronique sur la migration automnale des rapaces au long cours). 

Balbuzard en migration très haut dans le ciel !

Cabotage 

Photo J. Lombardy

12 mars : à 19h, il a déjà parcouru environ 160 km en survolant le delta de la rivière Sénégal avec le parc du Djoudj et se dirige vers le sud de la Mauritanie en restant près de la côte. Il se pose pour passer la nuit dans une zone buissonnante avec, devant lui, les immensités du Sahara qui touche la côte à l’Ouest. 

13 mars : il quitte son perchoir nocturne à 9h du matin et file cap nord-ouest, touchant la côte mauritanienne deux heures plus tard. Il suit ensuite huit heures durant cette côte sur 185 km avant de se poser vers 19h un peu à l’intérieur des terres. 

14 mars : il poursuit sa progression régulière, collant à la côte au-dessus du désert du Sahara occidental parcourant 325 km. En ce troisième jour, il avait donc déjà parcouru un cinquième de son périple de 4800km.

16 mars : il décolle de son perchoir quelque part dans les étendues arides du Sahara occidental juste avant 8h du matin et repart direction nord-ouest en suivant la côte. Pendant les neuf heures suivantes, il progresse régulièrement et a couvert presque 145km. A 18h, il se trouve à 8km de la côte à l’intérieur du désert à 1400m d’altitude. A ce niveau, curieusement, il cesse de suivre la côte qui décrit une large courbe et coupe tout droit, plein nord. A 20h, alors qu’il fait nuit noire, il poursuit son vol et à 21h, lors du dernier point fixe, il se trouve en pleine mer, en direction des Canaries au large ! 09 (98) doit affronter des vents violents de nord-est qui le rabattent en pleine mer. Danger majeur pour un jeune inexpérimenté… mais pas pour ce vieux loup de mer qui en a sans doute vu d’autres. 

Un balbuzard à la mer ! 

17 mars : à 5h du matin, le premier point fixe après le black-out de la nuit pour la balise, le situe toujours au-dessus de la mer mais il a réussi à remettre le cap vers la côte et ne s’en trouve plus qu’à une quinzaine de km. Il vole maintenant presque au ras de l’eau, à 2m au-dessus des vagues, évitant ainsi les rafales de vent et profitant des courants d’air ascendants générés par les grandes vagues, à la manière des puffins et des albatros… sauf qu’il est un rapace ! il réussit à rejoindre la côte mais progresse désormais à vitesse réduite, sans doute exténué par cette folle nuit au dessus des flots déchaînés ! Il ne faut pas oublier non plus que les balbuzards ont l’habitude de pêcher en mer, même s’ils restent très près de la côte.

Maintenant, il doit affronter le vent du sable qui balaye le désert côtier. A 13h, il n’a avancé que de 50km ; au bout de deux heures, il se perche auprès d’un petit lac et y reste toute la journée ne se déplaçant que de quelques mètres pour se percher dans la maigre végétation.  Il se trouve alors 16km à l’intérieur et semble maintenant vouloir quitter la côte : on le comprend après un tel mauvais passage !  Mais devant lui s’étend l’immense désert saharien, un autre piège hostile avec ses tempêtes de sable : voir la chronique sur les migrations des rapaces au long cours

image satellite de la longue chaîne dans le Sahara occidental (image modifiée d’après Google Earth)

18 mars : 09 (98) repart plein Est sur 135km ; puis brusquement vers 18h, il change de cap et part plein nord alors qu’il se trouve en plein désert. Or, ce brusque changement coïncide avec le survol d’une longue chaîne qui court au bord de la côte nord-ouest du Sahara marocain : d’autres oiseaux porteurs de balises ont suivi ainsi cette même chaîne très visible du ciel et servant de repère visuel.

Grand Erg occidental (Algérie)

Sur le détroit de Gibraltar …

19 mars : il suit cette chaîne gardant ce cap fixe toute la journée en direction du nord-est. A 18h, il aborde le pied de l’Atlas après avoir parcouru 355 km entre 500 et 1000m d’altitude. Visiblement, il a retrouvé la grande forme. Devant lui, se trouve cette imposante chaîne qu’il ne va même pas chercher à contourner, sans doute pressé par le temps perdu : il passe au-dessus des sommets à plus de 3000m d’altitude ! A 20h, l’Atlas est franchi et la vitesse de croisière ne faiblit toujours pas. Il continue de voler jusqu’à 21h dans l’obscurité pour se poser près du lac artificiel du barrage d’Al Massira (le second plus grand lac artificiel du pays, donc un bon repère visuel !), un lieu qu’il connaît bien puisqu’il s’y est arrêté six mois plus tôt lors de sa descente : çà aide l’expérience accumulée ! Il vient de couvrir presque 600km en 15 heures non stop : respect ! 

La tache sombre dans les étendues désolées, c’est le barrage d’Al-Massira : visible de loin quand on est haut dans le ciel (image modifiée d’après Google Earth)

21 mars : à 15h, il atteint la côte nord de l’Afrique à l’ouest de l’enclave espagnole de Ceuta. Une demi-heure lui suffit pour traverser le détroit de Gibraltar et il continue droit devant passant Algésiras et s’enfonçant en Andalousie. Vers 19h, 115 km plus au nord, il se perche près d’un lac non loin de Pueblo de Cazalla, s’offrant peut-être un poisson (la balise ne le dit pas !) … bien mérité puisqu’il vient de parcourir 560km depuis qu’il a quitté la côte de Ceuta ! On se dit qu’il va passer la nuit ici. 

22 mars : à la réception du premier point fixe du matin, à 6h : grosse surprise ! 09 (98) se trouve à la hauteur de Madrid : de nuit, il a survolé la Sierra Morena et a progressé de 380 nouveaux kilomètres ! Comment se repère t’il dans l’obscurité presque totale avec une lune au dernier quartier ? Sans doute en volant plus bas et en se repérant aux reliefs grâce à l’expérience accumulée au fil des années ? Pour autant, il ne faiblit pas et passe Madrid ; il se repose quelques heures et vole sur 320km avant de se poser pour la nuit dans un vallon boisé non loin de Pampelune, au pied des Pyrénées. 

23 mars : il franchit les Pyrénées donc bien à l’ouest dans la partie plus basse alors que l’automne précédent, dans l’autre sens, il avait coupé en plein milieu, survolant la haute chaîne ! 

Un peu de tourisme !

Les trois jours suivants, il survole tranquillement la côte atlantique passant au-dessus de Bordeaux puis de la Rochelle et file vers la bordure orientale de la Bretagne. Est-ce l’air français qui veut cela mais 09 (98) change maintenant d’allure après son passage en force à travers l’Espagne et prend son temps ou, plutôt, paye t’il la fatigue accumulée ? Il avance maintenant de « seulement » 160km/jour ! Cette avancée en accordéon a été observée chez de nombreux rapaces avec des vitesses très différentes en début, milieu et fin de voyage migratoire. 

25 mars : preuve de son côté dilettante, il va s’offrir un petit séjour au château de la Seilleraye, près de Carquefou en Loire-Atlantique ; il semble même qu’il ait pêché dans l’étang qui jouxte le château ! 

Balbuzard en pêche (Photo J. Lombardy)

26 mars : il va se contenter d’un petit vol de 135km en longeant la bordure de la Bretagne et la Basse-Normandie. Monsieur prend tout son temps : il ignore sans doute qu’au même instant, la femelle avec laquelle il a formé un couple l’an dernier, 5N (04) (une petite jeune !) est en train de se lier avec un autre mâle déjà arrivé à Rutland Water ! 

Balbuzard sur son aire (Photo J. Lombardy)

Home, sweet home !  

27 mars : par ce beau jour ensoleillé et clair, avec juste une petite brise de nord-est, 09 (98) s présente face à la Manche qu’il traverse en 4 heures quand même à 35-40 km/h ! Le vent de nord-est le fait dévier un peu de sa trajectoire initiale et à 18h, il survole l’île de Wight, puis l’estuaire de la Solent et met le cap sur Southampton. Il n’a pas dû être seul ce jour là car des ornithologues postés sur la côte ont vu arriver de la mer plusieurs balbuzards. Plus le temps de traîner désormais : il s’oriente vers le nord-est, i.e. le comté de Rutland et va voler jusqu’au delà de la nuit tombée avant de se poser dans la campagne près de Winchester. 

28mars : 09 (98) devient fébrile : il décolle avant le lever du jour et à 7h il a déjà parcouru 28km et file plein nord. A 9h, il fait une brève pause mais une heure plus tard il survole Aylesbury. A midi, sa vitesse reprend le rythme des 40 km/h et dès 14h, volant à 350m d’altitude, il doit probablement déjà voir Rutland Water au loin ! 

Sur le site, les observateurs sont mobilisés car le suivi a été très médiatisé et notre héros du jour a été suivi par des milliers d’internautes (voir les cartes satellites sur le site) ; on estime que depuis Winchester, il ne faut plus que quatre à cinq heures. 

11H30 : un balbuzard se présente venant du sud : fausse alerte ! Il s’agit de 5N (04), « l’infidèle » qui vient se poser sur l’aire qu’elle recharge de branchages ; après 10 minutes passées sur l’aire, elle repart. L’attente reprend ! 

14H10 un nouveau balbuzard arrive du sud ; cette fois, il porte une balise sur son dos : 09 (98) is back ! il survole l’aire et pique droit sur le perchoir juste à côté. Il reste sur le site tout l’après-midi revenant avec un gardon dans les serres à 17h : il en profite pour effectuer une superbe parade aérienne histoire de réaffirmer sa possession des lieux. Je vous rassure : 09 (98) a très vite récupéré sa compagne de l’année précédente et ils ont élevé 2 poussins.

Balbuzard transportant une branche pour recharger son aire (Photo J. Lombardy)

Tragédie 

Compte tenu de la portée médiatique de ce suivi, à l’automne suivant, le départ de 09 (98) était attendu avec impatience. Il avait évidemment toujours sa balise fonctionnelle. Le 5 septembre il quitte Rutland Water et file plein sud, parcourant plus de 400km par jour. 

Le 11 septembre, à 15h, il atteint une chaîne semi-désertique dans le sud marocain avec le Sahara devant lui. Il va y faire une pause nocturne dormant sur un promontoire rocheux dans cet environnement sans arbre.  

Grand-duc ascalaphe (Musée H Lecoq ; Clermont-Ferrand)

Dans les jours qui suivent, le signal GPS continue d’émettre mais toujours du même point où l’oiseau a passé la nuit. Très vite, on comprend que 09 (98) a du mourir là, en plein désert : mais comment et pourquoi ? Comment un balbuzard, un rapace quand même imposant, très expérimenté, a t’il pu perdre la vie dans un site inhabité par les hommes ?  On fait alors appel à un sympathisant habitant le sud du Maroc : il se rend sur le site en se guidant sur la position GPS de la balise ; là, à pied, il fouille le secteur et finit par trouver la dépouille de 09 (98) : il a du être victime de l’attaque nocturne, dans son sommeil, d’un grand-duc ascalaphe, l’équivalent désertique de notre grand-duc (voir la chronique sur ce grand rapace nocturne) qui nichait dans ce secteur. Ainsi en France, le grand-duc rafle souvent des rapaces diurnes en train de dormir sur des sites rocheux dont des faucons pèlerins ou des buses. C’est d’ailleurs pour cette raison que, dès qu’un grand-duc se montre ne plein jour, il est rapidement attaqué par les rapaces du coin (et les corvidés) ; ce comportement était utilisé autrefois par les chasseurs avec des grands-ducs empaillés pour tuer des rapaces, les fameux nuisibles ! 

Ainsi s’achève tristement cette belle odyssée mais on reste pantois devant la palette de capacités étonnantes mises en œuvre au cours de ces voyages semés d’embûches et on se dit que l’intelligence des oiseaux va bien au delà de tout ce qu’on avait imaginé auparavant.  On minimise toujours en évoquant l’instinct ce qui signifie « automatisme » : et pourtant, à bien y regarder, à plusieurs reprises, notre balbuzard a fait des choix réfléchis, a rectifié sa trajectoire, s’est adapté aux circonstances et doit avoir en mémoire plus d’un site qu’il a déjà visité ! Il ressort aussi de cette étude une impression bizarre de savoir que chaque automne et chaque printemps, des milliers de ces oiseaux nous survolent, très haut dans le ciel et que leur regard acéré leur permet sans doute de percevoir le grouillement humain qui s’agite en contrebas : nous tous, qui ne voyons rien ! 

Bibliographie 

« The Rutland Water Ospreys ». Tim Mackrill ; ed. Bloomsbury ; 2013 : un livre passionnant qui se lit comme un roman d’aventure et qui donne de l’espoir ! 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le balbuzard pêcheur
Page(s) : p 235 Le Guide Des Oiseaux De France