Parus major

Nous, humains, avons la capacité de construire, de mémoriser et d’utiliser des images mentales pour à la fois appréhender notre environnement et communiquer entre nous. Si une forte majorité d’entre elles se construisent sur le mode visuel (un objet vu), en fait tous nos sens y contribuent. En plus, nous avons acquis la capacité d’associer des mots à ces images et le seul fait de prononcer le nom d’un objet fait surgir une image. Mais qu’en est-il pour les non-humains, tous les autres animaux qui ne disposent pas de l’équivalent de notre langage mais communiquent néanmoins largement à partir de signaux sensoriels visuels, auditifs, odorants, … Sont-ils capables quand ils écoutent un son produit par un congénère avec une signification particulière (par exemple : attention, un prédateur s’approche), d’élaborer dans leur cerveau une image mentale du prédateur signalé ? Il subsiste un grand débat autour de ce sujet même si des recherches indiquent nettement que ce doit être le cas chez divers mammifères et oiseaux a minima. Mais cela reste très compliqué à démontrer de manière irréfutable ! Un chercheur japonais vient de le faire de manière très « élégante » sur la mésange japonaise, une sous-espèce extrême-orientale de notre mésange charbonnière (1).

Mésange charbonnière européenne ; la sous-espèce japonaise ne diffère que très peu de celle-ci

Répertoire de communication

Couleuvre d’Esculape, la couleuvre la plus arboricole de notre faune

Les mésanges charbonnières nichent dans des cavités des arbres ou des nichoirs et de ce fait se trouvent exposées, en période d’incubation et d’élevage des jeunes notamment, au danger des prédateurs arboricoles. Parmi eux figurent sous nos climats des serpents adeptes de l’escalade des arbres telles que certaines grandes couleuvres dont la couleuvre d’Esculape (Zamenis longissimus) ; au Japon, c’est une autre espèce de couleuvre, le serpent ratier du Japon (Elaphe climacophora) qui chasse de même. Ces couleuvres cherchent aussi bien les œufs, les poussins que les adultes surpris au nid et incapables de s’enfuir s’ils laissent le serpent entrer. En cas d’une telle attaque au nid, les mésanges n’ont qu’une solution : fuir avant l’entrée du serpent (mais il faut entendre son approche !). Hors du nid, les adultes ne craignent plus grand chose. D’ailleurs dès qu’elles détectent un tel serpent près de ou sur l’arbre où elles nichent, les mésanges charbonnières émettent un cri d’alarme très spécifique  dédié uniquement à ces prédateurs (nous l’appellerons pour la suite « cri anti-serpent »). Elles s’approchent alors très près (souvent moins de un mètre) de la couleuvre et volètent au-dessus, étalant ailes et queue pour tenter de la repousser.

Pour les autres prédateurs, rapaces diurnes ou mammifères arboricoles tels que la martre ou l’écureuil, le comportement de défense et de sauvegarde change radicalement : le prédateur ne peut pas entrer dans le nid (sauf cavité vraiment très large) et, hors du nid, il faut au contraire s’en éloigner. Dans ce cas, elles émettent un cri d’alarme général différent du cri anti-serpent : nous l’appellerons pour la suite « cri d’alarme général ».

Enfin, les mésanges disposent d’un troisième cri dit de recrutement, produit dans des contextes hors alerte anti-prédateurs, destiné à attirer les congénères.

Le coup du bâton

Le chercheur japonais a donc utilisé ces trois types de signaux vocaux qui ont chacun une signification différente pour ces oiseaux avec notamment le cri anti-serpent qui induit un comportement très spécifique. Le dispositif assez « simple » consiste, en période de reproduction, à diffuser depuis un haut-parleur installé dans un arbre, des cris anti-serpent et à observer le comportement des adultes attirés par ce signal sonore face à un leurre, un faux-serpent très grossier sous la forme d’un bâton de 18cm de long sur 1,5cm cm de diamètre, pendu par une ficelle le long du tronc de l’arbre. Quand une mésange arrive attirée par les cris diffusés, le chercheur (caché !) tire doucement sur la ficelle pour faire grimper le bâton de un mètre le long du tronc, imitant ainsi une couleuvre ; il ne reste plus qu’à observer le comportement de l’oiseau face à ce leurre. Pour chacune des variantes de cette expérience (voir la suite), douze essais sont réalisés.

Dans 11 cas sur 12, les mésanges, avec les cris anti-serpent s’approchent au moins à un mètre du bâton en mouvement et inspectent activement les environs ; dans 7 cas sur 12, ils s’approchent même jusqu’à 50cm du bâton. Par contre, la même expérience en diffusant des cris d’alarme généraux (voir ci-dessus) donne des résultats très différents : seulement 1 fois sur 12, la mésange s’approche du bâton en mouvement ! Avec les cris de recrutement, on obtient un score de 2/12 !

Donc, à première vue, les réponses envers ce bâton ne semblent pas seulement guidées par un contexte d’urgence encodé dans les cris en général mais plutôt par des informations spécifiques dédiées au « traitement » des serpents. Tout ceci suggère que les mésanges se créent une image mentale de recherche de serpent en entendant ce cri spécifique mais il reste la possibilité qu’en fait elles réagissent à tout objet en mouvement sans réelle distinction.

Preuve ultime

D’où la réalisation d’expériences complémentaires du même type. Cette fois, le bâton est placé au sol au pied de l’arbre avec le haut-parleur et tiré (toujours par une ficelle) au sol en l’éloignant de l’arbre. Dans 10 cas sur 12, avec les cris anti-serpent diffusés, les mésanges s’approchent jusqu’à au moins un mètre du bâton et inspectent les environs avec dans 3 de ces cas une approche jusqu’à 50cm. Avec les cris d’alarme généraux, dans les douze essais, les mésanges restent indifférentes au bâton en mouvement au sol. Une autre expérience consiste à accrocher le bâton dans un buisson au pied de l’arbre et à lui imprimer un mouvement de balancier avec la ficelle : autrement dit, cette fois, rien à voir avec les mouvements d’un serpent ! Résultats sans appel : avec les cris anti-serpent, seul dans un cas sur douze, une mésange s’approche du bâton oscillant et 0/12 avec les cris généraux.

Cette fois, la conclusion s’impose : les mésanges qui entendent les cris anti-serpent ne se contentent pas de centrer leur attention vers tout objet mouvant : elles se concentrent seulement sur les objets imitant vraiment un  serpent qu’il soit sur un tronc ou au sol. Elle font la distinction avec un bâton identique mais ayant des mouvements sans lien avec ceux d’un serpent ! Donc les mésanges charbonnières (japonaises a minima) font émerger une image mentale de recherche active de serpent en réponse aux cris d’alarme spécifiques anti-serpents sans avoir besoin de voir un vrai serpent.

Avantages

Au delà de démontrer l’existence d’images mentales chez un non-humain, se pose la question des avantages adaptatifs qu’une telle possibilité doit apporter pour avoir été sélectionnée. Faire émerger ainsi une image précise de serpent comme image de recherche aide à se focaliser sur ce type de prédateur améliore leur détection dans le scénario où l’oiseau est receveur du message (émis par un autre). On notera que dans les expériences avec le bâton, donc un faux-serpent, les mésanges s’approchent certes très près comme elles le feraient pour un vrai serpent, mais elles n’adoptent pas le comportement d’intimidation en voletant au-dessus (voir ci-dessus) : cela confirme bien qu’elles réalisent qu’il ne s’agit aps d’un serpent en fait via la précision de leur image mentale. Peut être que cette réaction apporte de plus une certaine coopération entre individus : si plusieurs mésanges se mettent à harceler le serpent, il y a plus de chances de l’éloigner. Cependant, en période de reproduction, la plus à risque vis-à-vis de ces prédateurs, les mésanges ont un comportement territorial marqué qui exclut l’arrivée d’autres oiseaux proches (à part le conjoint).

Un autre avantage important concerne la spécificité du danger serpent selon que l’oiseau se trouve dans sa cavité de nidification ou en dehors (voir ci-dessus) ; l’émergence d’une image mentale à l’écoute du signal anti-serpent émis par le conjoint hors du nid améliore la prise de réaction pour celui qui se trouve dans le nid et qui doit sortir au plus vite.

Sens croisés

Jusqu’ici, on avait étudié des associations mentales entre un stimulus sonore (par exemple, le cri d’un prédateur) et un signal sonore (le cri d’alarme) ; mais ici, on va plus loin : l’oiseau fabrique une image visuelle (un serpent) à partir d’un son (le cri d’alarme anti-serpent). On parle la multimodalité de la perception (modalité pour modes sensoriels) et on a longtemps pensé que cette opération complexe était réservée aux seuls humains. Cet exemple des mésanges charbonnières japonaises s’ajoute à la liste d’autres oiseaux ou mammifères pour lesquels on a suspecté l’existence de cette capacité. On sait que cette possibilité améliore fortement la reconnaissance de l’identité des individus ou de la capacité à percevoir l’état émotionnel de celui qui émet un signal. Cette étude ouvre donc une porte sur l’intellect des non-humains sans doute bien plus développé que ce que notre anthropomorphisme dominant ne laissait croire avec l’idée que de telles compétences intellectuelles doivent servir dans d’autres contextes que celui de la seule détection des prédateurs.

Les mésanges sont bien connues pour leurs capacités à gérer toutes sortes de situations nouvelles : on cite souvent l’exemple célèbre des mésanges bleues qui ont appris en Grande-Bretagne à percer les capsules des bouteilles de lait déposées devant les maisons le matin en Angleterre pour consommer la crème. Il y a aussi l’étonnante capacité mémorielle des mésanges qui stockent des réserves de nourriture en vue de l’hiver dont les mésanges grises (Poecile) (voir la chronique sur la famille des mésanges). Donc, tout comme les corvidés, les mésanges ont de quoi rabattre notre condescendance envers les supposées piètres capacités intellectuelles des non-humains et de nous rapprocher un peu plus d’eux et de mieux les respecter !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Alarm calls evoke a visual search image of a predator in birds.Toshitaka N. Suzuki. PNAS | February 13, 2018 ; vol. 115 ; no. 7 ; 1541–1545.