Salviniales

Tapis flottant d’Azolla sur un canal du marais vendéen : on ne pense vraiment pas à une fougère !

Les fougères au sens large, en dépit de leur grande diversité (9000 espèces dans le monde au moins) n’en possèdent pas moins un certain « look » commun qui permet à un novice de les repérer dans l’environnement. Même les ophioglosses (voir la chronique) qui ne sont pas de « vraies » fougères se reconnaissent au stade reproductif avec leur épi de sporanges. Par contre, il y a un petit groupe très particulier, les fougères aquatiques, autrefois appelées Hydroptéridales (les Salviniales dans la classification actuelle) qui se démarquent par leur aspect : elles ressemblent à tout sauf … à des fougères ! Et pourtant, ce groupe fait bel et bien partie des vraies fougères mais il se distingue par un ensemble d’originalités. Comme sur les cinq genres que regroupent les salviniales, quatre peuvent être observés en France, nous avons donc décidé de consacrer une chronique à ces plantes aquatiques méconnues ou souvent confondues avec des plantes à fleurs. Nous présentons de suite les quatre genres de ce groupe avec l’espèce (ou une des espèces) visible en France afin de faciliter la lecture de la chronique.

Fougères ordinaires

Pour bien saisir l’originalité des fougères aquatiques, il faut peut-être au préalable faire un bref rappel sur les « autres » fougères « classiques » et apprivoiser le vocabulaire technique associé. Les feuilles souvent composées très divisées sont des frondes enroulées en crosse au début de leur développement. Sous ces frondes (ou exceptionnellement au sommet chez les osmondes), on trouve des petits grains, les sporanges, réunis en paquets (sores) enveloppés souvent d’une membrane ou indusie. A maturité, les sporanges s’ouvrent par la déchirure d’un anneau de cellules renforcées (annulus) et libèrent des éléments microscopiques, des spores unicellulaires. Celles-ci, après dispersion (souvent à grande distance via le vent) tombent au sol et germent. Une petite feuille verte (donc capable de faire la photosynthèse) se développe : le prothalle. Sous celui-ci se forment des organes reproducteurs : des anthéridies mâles qui produisent des spermatozoïdes et des archégones femelles qui continent des ovules. C’est pourquoi on appelle le prothalle le gamétophyte (porteur de gamètes ou cellules sexuelles). A la faveur de gouttelettes d’eau, les spermatozoïdes nagent jusqu’aux archégones et vont féconder les ovules donnant des cellules-œufs. Celles-ci élaborent des embryons qui, au début, se développent sur le prothalle resté très petit. Il va en résulter une nouvelle plante qui rapidement s’affranchit : le prothalle disparaît. La plante va produire des spores et le cycle reprend ; de ce fait, la « fougère » est nommée le sporophyte. Une fougère a donc en fait deux « vies » : une vie réduite en taille dans le temps de gamétophyte puis une vie prolongée et plus visible de sporophyte.

Fougères d’eau

Chez les fougères d’eau, on a d’emblée deux traits marquants : une vie aquatique flottante ou semi-aquatique amphibie dans l’eau peu profonde ; une petite taille (quelques centimètres au plus) loin des touffes imposantes et luxuriantes de nombre de fougères connues, même si elles peuvent former des peuplements immenses à la surface des eaux. Il existe bien parmi les autres fougères des espèces poussant dans des lieux marécageux mais seulement les pieds dans l’eau au plus.

Leurs frondes prennent des formes très simples et très banales : soit un trèfle à quatre feuilles avec un long pétiole (Marsilea), soit des feuilles filiformes dressées (Pilularia), soit des feuilles flottantes à plat bien étalées et portant des poils cireux raides (Salvinia) ou soit des petites feuilles flottantes imbriquées les unes sur les autres comme des écailles (Azolla). Chez les deux premières il y a bien un petit enroulement en crosse des jeunes tiges mais difficile à observer. Non contentes d’être très différentes de leurs proches parentes, elles diffèrent tout autant entre elles ; pourtant les scientifiques sont désormais formels : elles forment bien un groupe de parenté descendant d’un ancêtre commun.

Evidemment, le mode de vie aquatique entraîne des particularités anatomiques comme la présence d’un tissu aérifère (riche en cavités) au niveau des racines, des pousses feuillées et des pétioles. Les feuilles plates présentent aussi une originalité : les nervures qui se ramifient par deux (dichotomiques) tendent à se réunir à leurs extrémités (anastomoses). Mais la plus grosse surprise se situe au niveau du cycle de reproduction.

Sporocarpe

Une autre originalité complique la reconnaissance de ces plantes comme étant des vraies fougères : si on retourne leurs feuilles, on n’y trouve jamais les paquets de sporanges associés à la reproduction, les sores (voir ci-dessus), si typiques des fougères. Là encore, les fougères d’eau ont évolué dans une direction originale : les sporanges qui contiennent les spores se trouvent réunis et inclus dans des structures ou organes particuliers appelés sporocarpes ; littéralement ce terme signifie « fruits à spores » ce qui est parfaitement impropre car ce ne peut être un fruit vu qu’il n’y a pas de graine ! On les trouve soit à la base des feuilles et des tiges chez les Marsilea et Pilularia sous forme de petites boules pédonculées, soit sur des feuilles modifiées, très découpées, submergées sous les espèces flottantes des genres Salvinia et Azolla sous forme de grappes ramifiées.

En plus, le fameux sporocarpe varie beaucoup entre les quatre genres au point que certains ont mis en doute (à tort) la parenté entre ces plantes. Une étude récente a comparé ces sporocarpes : il y a bien une structure ramifiée commune à tous (donc homologue) qui porte les spores (un sorophore) mais ce qui varie c’est l’enveloppe qui l’entoure et qui a pu évoluer à partir d’organes différents selon les genres. Chez Marsilea et Pilularia , l’enveloppe est dure et épaisse comme une coque. Chez les Azolla, l’enveloppe est fine sous forme d’une couche de parenchyme et chez les Salvinia, elle est purement absente ! Ajoutons que chez les fougères d’eau, les sporanges sont de plus dépourvus d’annulus (voir ci-dessus) facilitant leur ouverture.

Hétérosporie

Les fougères d’eau diffèrent de toutes les autres fougères actuelles (cet adjectif est important !) par leur « sexualité ». Les autres fougères ne produisent qu’un seul type de spores, donnant un seul type de prothalle sur lequel se forment les deux sortes d’organes sexuels. Les fougères d’eau, elles, fabriquent deux sortes de spores : des microspores très nombreuses par sporange et très petites qui en germant donneront des prothalles mâles et des mégaspores, à raison d’une seule par sporange qui donneront un prothalle femelle. On parle de ce fait d’hétérosporie. Parmi les plantes actuelles, on retrouve cette différenciation chez les plantes à fleurs qui produisent des graines (sous une forme hyper condensée) et dans la vieille ligne des Lycopodiophytes chez les Isoètes ou les Sélaginelles. En cela, les fougères d’eau se rapprochent donc le plus des plantes à fleurs au sein du groupe des fougères ! Ces deux types de spores se trouvent réunis à l’intérieur des sporocarpes selon des modalités qui varient là encore d’un genre à l’autre. Mais les fougères d’eau sont allées encore plus loin : la spore germe « en elle-même », i.e. que le prothalle reste enfermé dans la paroi de la spore originelle ; on parle d’endosporie. On se doute que de ce fait le prothalle reste très limité à quelques cellules même si souvent il finit par déborder un peu. Ainsi les prothalles femelles issus des mégaspores ne portent qu’un seul archégone.

Il est temps maintenant de faire plus ample connaissance avec ces quatre genres principaux réunis en deux familles

Marsiléacées

On les surnomme fougères-trèfles (ou trèfles d’eau mais ce nom s’applique aussi à d’autres plantes non apparentées) mais ceci ne concerne que le genre Marsilea, les marsilées, qui compte 45 espèces. Ces plantes semi-aquatiques ont de longues tiges rampantes fixées dans la vase au fond d’étangs peu profonds ou de mares temporaires d’où montent des feuilles à long pétiole et à quatre folioles comme celles du mythique trèfle (ou des oxalis !).

L’autre genre Pilularia, les pilulaires, arbore des feuilles filiformes dressées n’ayant rien à voir avec les précédentes ! Par contre, toutes les deux produisent à la base des tiges ou des feuilles ces fameux sporocarpes en forme de pois ou de haricot sec (d’où le nom de pilulaire). La paroi épaisse protège les spores de la dessiccation et des attaques des herbivores. A maturité, la paroi se rompt et laisse entrer l’eau ce qui déclenche la germination des spores in situ ; les prothalles rapidement formés à l’intérieur des spores libèrent les spermatozoïdes du côté mâle qui nagent vers l’archégone des prothalles femelles ! Il existe un troisième genre exotique représenté par une seule espèce (Regenllidium) avec des feuilles à deux folioles.

Salviniacées

Tapis flottant de Salvinia : des milliers de pieds !

Cette seconde famille réunit deux genres très différents mais qui ont en commun le port flottant : on les surnomme fougères flottantes, fougères-moustiques ou paillettes d’eau.

Les Salvinias (12 espèces) sont des plantes aux belles feuilles flottantes rondes ou ovales vert tendre disposées par deux mais doublées par en dessous par une feuille très découpée submergée en forme de racine pendante (alors qu’il n’y a pas de racines du tout). Cette « feuille » porte les sporocarpes sans enveloppe donc (voir ci-dessus) sous forme d’une chaîne ramifiée qui agit en plus comme stabilisateur contre la dérive. Ces plantes peuvent former des tapis flottants immenses à la surface des eaux calmes et devenir très envahissantes là où on les introduit. Avec les jacinthes d’eau, elles font partie des pires invasives dans les eaux tropicales surtout.

Les Azollas (7 espèces) possèdent des racines pendantes et pourraient être confondues avec des lentilles d’eau (qui sont des plantes à fleurs très réduites). Chaque tige allongée porte des feuilles imbriquées sur deux rangs se chevauchant ce qui leur donne un aspect écailleux avec une bordure membraneuse transparente.

Sous la plante, des feuilles submergées portent les grappes de sporocarpes enveloppées dans une membrane. Ces plantes forment aussi des tapis flottants très exclusifs, se multipliant activement par divisions végétatives, à la surface de l’eau ; ces tapis prennent rapidement une teinte rougeâtre bronze très particulière, liée à la présence dans les tissus des feuilles de cavités habitées par des cyanobactéries symbiotiques (Anabaena).

Histoire

On vient de voir le nombre important d’originalités de ces fougères avec en premier lieu l’hétérosporie. Or, si on interroge le registre fossile, on découvre qu’à l’ère Primaire les premières plantes de la lignée des futures fougères étaient majoritairement hétérospores : les forêts carbonifères (_ 300 millions d’années) regorgeaient de ces plantes géantes. Puis, par la suite, ce caractère a disparu dans la lignée vers les fougères. A l’ère secondaire, vers la fin du Crétacé, au moment où les plantes à fleurs prenaient leur essor, une lignée au sein des fougères s’est détachée : celle des salviniales ou fougères d’eau qui a divergé dans deux directions (les deux familles). Ce ne sont donc pas des « fossiles vivants » comme on tendait à le penser autrefois (on les classait d’ailleurs complètement à part des fougères) mais plutôt, un groupe assez récent qui s’est différencié en exploitant la niche du milieu aquatique. Elles ont conservé le mode de fécondation de leurs ancêtres (fécondation passant par le milieu ambiant) mais ont acquis ces fameux organes tout en modifiant profondément leur reproduction. Leur évolution rappelle effectivement celle des plantes à graines mais il ne s’agit que d’une convergence « grossière ».

Ainsi, chez les Salvinia, les sporocarpes à maturité tombent au fond de l’eau en automne ; au printemps, les microspores et mégaspores montent à la surface et fabriquent leurs prothalles internes ; la fécondation a lieu dans l’eau. Si des oiseaux aquatiques tels que des canards consomment les mégaspores (même en automne), elles réussissent à traverser le tube digestif tout en restant viables, i.e. capables de produire ensuite un prothalle femelle et donc une nouvelle plante si la fécondation a lieu. Quand ces canards se déplacent (migration ou déplacements saisonniers), compte tenu du temps de la digestion, les spores peuvent se retrouver plus ou moins loin du site originel ! Cette forme de dispersion à longue distance rappelle furieusement celle des fruits de nombreuses plantes à fleurs aquatiques !

NB : Pour ne pas confondre les fougères d’eau avec d’autres plantes, voici une galerie de plantes aquatiques qui sont soit des plantes à fleurs, soit des mousses.

BIBLIOGRAPHIE

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