Parus major

Jusqu’à récemment, un paradigme dominait en ornithologie : l’écrasante majorité des oiseaux disposerait d’un odorat peu développé et s’en servirait très peu pour chercher sa nourriture. Les chasseurs photographes connaissent effectivement cette particularité a priori pour faire des affûts sur des oiseaux : nul besoin de prendre des précautions en matière d’odeurs et de sens du vent comme avec les mammifères, hyper sensibles à ces aspects. Pourtant, au cours des deux dernières décennies, une série de découvertes ou d’observations sont venues bouleverser ce dogme en montrant que chez certains groupes d’oiseaux, l’olfaction était en fait un sens développé et tout aussi utilisé que la vision censée être prédominante avec l’audition. Ainsi, on a montré que divers oiseaux marins pélagiques (se nourrissant au grand large) étaient capables de détecter les zones de forte productivité de plancton où se concentrent les poissons ou céphalopodes grâce à une substance volatile émise par le phytoplancton soumis à la pression de prédation du zooplancton. Plus proche de nous encore, on vient de mettre en évidence chez les mésanges charbonnières l’utilisation de l’odorat pour détecter des chenilles mais à partir de signaux chimiques inattendus (1).

C’est la chenille ….

Si la mésange charbonnière fréquente assidûment les mangeoires à oiseaux en hiver pour y consommer les graines de tournesol, elle redevient strictement insectivore en période de reproduction. Elle nourrit sa progéniture essentiellement à partir de petites chenilles très abondantes au début du printemps sur divers arbres et qui rongent avidement les bourgeons puis feuilles des arbres à peine écloses : on parle de chenilles folivores dont les dégâts sur le feuillage sont souvent fort apparents. Ce sont pour la plupart des chenilles de papillons de nuit de la famille des géomètres ou phalènes et dites arpenteuses à cause de leur mode de déplacement caractéristique. La phalène brumeuse ou chématobie (Operophtera brumata) est une des espèces les plus communes dans les milieux arborés avec des populations souvent très nombreuses.

On peut citer aussi l’hibernie défeuillante comme autre espèce répandue susceptible de pulluler certains printemps au moment de l’éclosion des feuillages.

Cette ressource alimentaire abondante et concentrée sur les bouquets d’arbres ou les haies sert de base alimentaire des mésanges au printemps pour nourrir leurs poussins ; le calendrier de reproduction (accouplements et dates de pontes) est d’ailleurs calqué sur le cycle de développement des chenilles : l’éclosion des petites mésanges coïncide peu ou prou avec le pic de présence et de développement des chenilles folivores. Pour les parents, la collecte de ces chenilles représente donc un enjeu majeur pour assurer le succès reproductif. Par ailleurs, pour les arbres, cette prédation active des chenilles constitue une défense efficace qui améliore leur potentiel de croissance et de survie : les attaques massives de ces chenilles peuvent conduire à la défoliation complète d’un arbre !

L’éclosion des bébés mésanges charbonnières coïncide avec le pic de chenilles défoliantes ; l’appétit immense de ces jeunes gloutons réclame un apport constant de nourriture ! (Photo J .lombardy)

Hypothèses

Les mésanges doivent donc être super efficaces dans leur quête car la fenêtre de temps est étroite : les chenilles éclosent massivement presque en même temps et dès leur croissance achevée, elles vont se chrysalider sous terre donc hors de portée des mésanges. Pour la détection des chenilles, on peut envisager diverses pistes sensorielles : la plus évidente a priori (et longtemps la seule privilégiée) est la chasse directe à vue des chenilles (mais elles sont dissimulées) ou bien des traces qu’elles laissent sur les feuilles (trous nombreux). Cependant, ce dernier indice présente un gros défaut vu que les feuilles endommagées persistent longtemps sur l’arbre bien après le départ des chenilles ; ainsi, les mésanges pourraient perdre leur temps (précieux !) à prospecter des arbres sur la base de cet indice.

Des chercheurs finlandais avaient dans les années 2004-2008 suggéré que les pouillots fitis pouvaient être attirés vers des bouleaux infestés de larves de tenthrèdes sans avoir besoin de voir ces larves ni les traces indirectes de leur présence : ils avaient alors émis l’hypothèse (mais sans pouvoir le démontrer clairement) que ces oiseaux (des passereaux comme les mésanges) percevaient des substances volatiles émises par ….les arbres défoliés. Effectivement, on sait maintenant depuis plusieurs décennies que les végétaux subissant des attaques d’herbivores (tels que des chenilles) émettent des substances chimiques défensives anti-herbivores qui peuvent agir selon deux grands processus (voir la chronique sur l’exemple de la morelle douce-amère). Soit, ces substances fabriquées par la plante endommagée la rendent indigeste, voire toxique, ou moins nutritive ou encore inhibe le comportement alimentaire des assaillants. Soit les substances libérées sont volatiles et odorantes et attirent indirectement des ennemis prédateurs ou parasites au premier rang desquels des guêpes parasitoïdes. On parle de défense anti-herbivore induite puisque provoquée par un stimulus précis, l’attaque d’un herbivore. Mais, jusqu’à maintenant, on n’avait pas encore mis en évidence que ces substances volatiles (des « parfums défensifs ») puissent être perçues par des vertébrés.

Mésange charbonnière en chasse dans un bouleau en mai

Voir ou sentir

C’est sur la base de cette dernière hypothèse que les chercheurs (1) ont mis au point un dispositif expérimental assez complexe mais permettant de clarifier scientifiquement cette supposition. Ils ont utilisé des mésanges charbonnières élevées en captivité et donc « naïves » vis-à-vis des chenilles de phalène brumeuse (l’espèce utilisée comme herbivore), i.e. n’ayant jamais auparavant cherché ni rencontré de telles proies. Pour analyser les modes de recherche de ces chenilles par les mésanges, on place ces dernières dans une volière en Y, dispositif classique dès lors que l’on veut tester des préférences sensorielles : les oiseaux sont confinés en début de chaque expérience dans le couloir d’entrée et au bout de chaque branche du Y on place des pommiers en containers de 1,5m de haut et soumis à divers traitements selon les cas : pommier sur lequel on a installé 30 chenilles de phalène (arbre dit infesté) ; pommier qui a été attaqué mais sans les chenilles ; pommier attaqué mais sur lequel on a enlevé toute trace de passage des chenilles (feuilles endommagées coupées ; excréments enlevés, …) ; … ainsi, on peut offrir aux mésanges des choix contrastés et voir vers quel arbre elles se dirigent en premier.

Volière en Y pour tester ce qui attire les mésanges ; au bout de chaque branche, on place deux pommiers : l’un couvert de plastique transparent (vue) et l’autre de coton opaque (odeur) ; on peut proposer par exemple d’un côté des arbres infestés débarrassés de toute trace de chenilles et de l’autre des arbres intacts qui servent de contrôle. Adapté et simplifie d’après (1).

Les pommiers sont présentés par paires côte à côte : l’un est emballé de plastique transparent qui laisse voir mais arrête les émanations odorantes ; l’autre est enveloppé de coton opaque qui supprime la vision mais laisse passer les substances volatiles. On combine toutes ces possibilités pour réaliser des batteries de tests avec une quarantaine d’oiseaux différents.

Au flair

Les résultats des tests confirment nettement l’hypothèse initiale : les mésanges sont attirées vers les pommiers infestés de chenilles même quand celles-ci ont été retirées juste avant l’expérience et que toute trace directe de leur présence (excréments, fils de soie et feuilles endommagées par le grignotage) ; donc les oiseaux ne peuvent les détecter que via les signaux olfactifs volatiles émis par les arbres endommagés. C’est la première fois que l’on met en évidence de manière claire cette faculté de la part de vertébrés !

Les arbres infestés présentent effectivement dans leur environnement aérien immédiat un ensemble de substances volatiles différent de ceux autour d’un arbre non attaqué. Une molécule particulièrement représentée et émise par le feuillage endommagé retient l’attention : un terpénoïde, l’alpha-farnésène, bien connu par ailleurs pour être émis aussi par les pommes vertes et donner leur odeur caractéristique. Or, on sait que cette substance est centrale dans la communication de l’arbre avec son environnement ; elle attire à la fois certains herbivores (comme les carpocapses, ces papillons dont les chenilles creusent les pommes « véreuses ») qui ont appris  à la détecter mais aussi des parasitoïdes (guêpes parasites) auxquels il faut donc désormais ajouter les mésanges (et sans doute d’autres passereaux a minima). Cependant, rien à ce stade n’indique que c’est bien cette molécule-là spécifiquement qui attire les mésanges vu la complexité du cocktail chimique émis par les arbres.

Fitness

 

En tout cas, ce résultat corrobore les découvertes récentes sur l’odorat des oiseaux marins (voir introduction) et ouvre de nouvelles perspectives sur le rôle de ce dernier dans la recherche alimentaire (mais aussi dans la détection des prédateurs et peut-être aussi dans la communication intraspécifique notamment au moment de la reproduction).

D’un point de vue évolutif, la sélection d’une telle capacité semble logique car elle augmente le succès reproductif (la fitness des anglo-saxons) à la fois des mésanges qui peuvent ravitailler efficacement leurs poussins et à la fois des arbres infestés qui disposent là d’un prédateur très efficace et à l’effet immédiat, capable de récolter des centaines de chenilles par arbre ; avec les guêpes parasites elles aussi attirées, l’effet est un peu différé, le temps que l’œuf éclose à l’intérieur de la chenille et que la larve de guêpe ait consommé une bonne partie de la chenille qui reste vivante et continue de manger !

L’envol réussi des jeunes mésanges charbonnières constitue un indice de la fitness, i.e. du succès reproductif conditionné par la fourniture régulière de nourriture pendant l’élevage. (Photo J. Lombardy)

Les chercheurs évoquent même la possibilité à l’avenir de sélectionner des variétés d’arbres cultivés (comme les pommiers) qui émettraient des quantités de substance attractive plus importante pour utiliser cette particularité comme arme biologique. Ou, qui sait, imaginer des « pièges » diffuseurs de cette substance en cas d’infestation de chenilles pour attirer encore plus les mésanges ! Elles ne demandent qu’à rendre service et d’ailleurs, si vous avez un jardin et des arbres fruitiers, rien de tel que quelques nichoirs à mésanges pour lutter contre les chenilles gloutonnes !

L’arme biologique fatale !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Birds exploit herbivore-induced plant volatiles to locate herbivorous prey. L. Amo et al. Ecology Letters, (2013) 16: 1348–1355