Bubo bubo

Le grand-duc d’Europe, le plus grand de nos rapaces nocturnes, espèce patrimoniale emblématique de la vie sauvage, fait l’objet dans de nombreux pays d’Europe de programmes de suivi et de conservation qui lui valent de connaître une nette augmentation de ses effectifs avec la reconquête de nombreuses zones désertées par le passé. Mais cette espèce intéresse aussi vivement les chercheurs en écologie des populations par certains aspects de sa biologie : monogame, sédentaire, fortement territorial, il présente une forte longévité atteignant plus de quinze ans dans la nature (et bien plus en captivité) ; il tend souvent à occuper de nombreuses années de suite le même territoire et le même site de nid ; mais, par ailleurs, il peut aussi dérouter les observateurs par la variation d’une année à l’autre de l’occupation des territoires et du succès de la reproduction. Tout ceci en fait une espèce modèle pour étudier cette double problématique, la seconde servant de critère d’évaluation de l’état de dynamisme de la population ; en parallèle, on analyse les facteurs environnementaux pouvant expliquer ces variations. Ainsi, la recherche fondamentale rejoint, au moins pour cette espèce, les préoccupations liées à la conservation du Grand-duc d’Europe en détectant des causes possibles d’échec et en proposant des remédiations.

Grand-duc dans un parc zoologique (Le Pal 03)

Murcia

Rendons nous donc dans le sud de l’Espagne dans la province de Murcia où une équipe d’ornithologues (1) réalise depuis plusieurs décennies un suivi détaillé de deux populations locales de grand-duc. Nous sommes là dans un cadre méditerranéen semi-aride où le grand-duc y prospère, comme dans une grande partie du reste de la région méditerranéenne, grâce à l’abondance de ses deux proies principales, le lapin de garenne et le rat surmulot.

Le grand-duc n’est pas une espèce simple à étudier du fait de ses mœurs nocturnes, de sa relative grande discrétion (sauf au moment des parades) et de sa capacité à se fondre dans son milieu quand il est posé de jour grâce à son plumage très cryptique. Les ornithologues ont donc mis au point un protocole de suivi très élaboré pour contourner ces difficultés et pour pouvoir ensuite, à partir des données accumulées, construire des modèles de simulation de l’occupation des territoires et du succès reproductif.

Type de paysage méditerranéen où des grands-ducs peuvent se reproduire

Respect !

Pendant sept ans (2006-2012), des territoires connus de longue date comme hébergeant régulièrement des grands-ducs ont fait l’objet chaque année de quatre visites dont les périodes sont calquées sur le calendrier de reproduction de l’espèce. Lors du premier passage entre décembre et février, au moment des parades, l’équipe de deux observateurs utilise la technique de la repasse au magnétophone du cri d’appel du mâle à la nuit tombée, à 200m du site connu de nid : un ouh hou en deux tons très profond et impressionnant ; la réaction du mâle, s’il est présent, ainsi que de la femelle qui répond aussi à ces cris, permettent de savoir si un couple est bien implanté là. Les passages suivants commencent deux heures avant le coucher du soleil et consistent à explorer de loin aux jumelles et au télescope les sites de nid (très dégagés dans ces régions semi arides) pour y détecter des indices de présence et tout particulièrement l’aire de nidification, le plus souvent un replat dans une falaise. Ces trois passages se font donc en février-mars au moment de l’incubation des œufs, en avril-mai quand les jeunes nés sont au nid et en mai-juillet quand les jeunes emplumés s’écartent un peu du nid et crient beaucoup le soir venu pour réclamer de la nourriture.

On considère qu’un couple qui a élevé au moins un jeune jusqu’à l’âge de deux mois (après, on ne peut guère savoir ce qu’ils deviennent quand ils s’éloignent) a réussi sa reproduction. Pour chaque territoire, on a donc 28 données (4 passages en 7 ans) avec trois états possibles du territoire : non occupé ; occupé mais sans reproduction ou reproduction échouée ; occupé avec reproduction réussie. Et ce pour 72 territoires, donc de quoi « nourrir » des modèles fiables et puissants. Sacré travail qui impose le respect quand on connaît un peu les difficultés de ce genre de suivi !!!

Le grand-duc en impose par sa stature massive et son regard pénétrant !

Voyons donc les facteurs analysés par ces modèles et ce qu’ils nous disent sur l’occupation des territoires et le succès de la reproduction.

Le paysage

A partir des modèles et des données, on peut donc analyser l’impact de diverses variables environnementales sélectionnées et évaluées dans un rayon de un kilomètre autour du site de chaque nid. L’étude portait sur deux populations distinctes occupant des paysages très différents : soit dans une zone un peu montagneuse (atteignant 600m d’altitude), soit sur la côte. En dépit de la rareté du lapin de garenne sur la seconde zone et du paysage très différent, il n’y a pas de différence significative dans l’occupation des territoires. Ceci montre que les variations d’abondance de la proie principale influent peu sur cette occupation : le grand-duc a la capacité de s’adapter localement à de nouvelles ressources locales comme les rats ou les corvidés.

Au niveau de la nature des milieux présents dans l’environnement immédiat, le meilleur indicateur reste la couverture en cultures qui, contre toute attente, semble favoriser l’occupation des territoires : probablement que dans ce contexte local, les cultures favorisent certaines proies ou apportent des milieux ouverts propices à la chasse. La surface occupée par les zones embroussaillées qui aurait pu être un facteur positif en favorisant la présence des lapins n’a par contre pas d’effet sur l’occupation des territoires !

Les dérangements

Les ornithologues font souvent preuve d’une grande prudence quant à divulguer l’emplacement des sites de nidification des grands rapaces, diurnes ou nocturnes car on sait qu’une approche intempestive (dont celle de photographes peu scrupuleux) peut conduire à l’abandon du nid. Ce facteur a été pris en compte dans cette étude en mesurant la distance de l’aire occupée à la route ou à la piste carrossable la plus proche, bon indice d’un potentiel de visites dérangeantes en période de reproduction. Là encore, contrairement à ce qu’on supposait, ce facteur n’influe pas sur l’occupation des territoires. Le grand-duc, oiseau nocturne, se comporte de manière très discrète si bien que le grand public ignore sa présence le plus souvent et il sait très bien se dissimuler dans la journée. On sait par ailleurs qu’en plaine les grands-ducs occupent souvent des carrières encore en exploitation (donc avec moult bruit !) comme cela a été observé en Auvergne (2). Il peut donc tolérer la présence humaine et le bruit pourvu que l’on ne s’approche pas au plus près de son aire.

La dénivelée

La configuration du relief joue un rôle a priori important dans le choix des territoires car le grand-duc a besoin de falaises, même réduites, pour installer son aire ou, a minima, d’une pente peu accessible. Ce facteur a été mesuré comme l’écart des altitudes mini et maxi dans un rayon de 1km autour de l’aire. Inclus dans le modèle sur l’occupation du territoire, ce facteur a une très faible influence ; plus surprenant, quand on l’inclut dans le modèle sur le succès de la reproduction, alors il a un effet .. négatif ! Autrement dit, plus il y a de dénivelée (donc a priori de belles falaises !), moins la réussite de la reproduction semble bonne ! Or, ailleurs en Europe, d’autres études ont montré effectivement une certaine préférence pour de petites falaises (ou carrières) proches de zones de chasse avec de fortes densités de proies. De tels sites présentent l’avantage de minimiser les coûts énergétiques liés aux déplacements : si le nid est installé dans un défilé rocheux abrupt, les oiseaux doivent d’abord effectuer un vol ascendant, aller rejoindre les terrains de chasse parfois éloignés et revenir avec une proie souvent lourde dans les serres ! Le mâle notamment pendant la première moitié de la saison doit assurer le ravitaillement de la femelle qui couve puis des jeunes qu’elle surveille au début.

Des gorges encaissées fournissent certes de bons sites de nids mais obligent les adultes à des déplacements conséquents pour aller chasser sur les plateaux avoisinants avec des milieux ouverts.

Avantage aux experts !

De tous les critères inclus dans les modèles d’occupation des territoires, celui qui explique le plus fortement le taux d’occupation, c’est l’occupation antérieure du site et le statut reproducteur l’année précédente. On connaît déjà cet effet chez d’autres rapaces comme l’aigle botté ou le faucon pèlerin : le succès de la reproduction pour une année donnée détermine la réoccupation du même site l’année suivante. Il en est de même pour les modèles de succès de la reproduction : si un couple réussit bien une année, il a beaucoup plus de chances de réussir à nouveau l’année suivante ! La fidélité au territoire suivrait donc une règle simple que les auteurs de cette recherche traduisent par cette phrase : « je gagne, je reste ; je perds, je vais voir ailleurs ! ». Cette fidélité au territoire semble bien être le facteur le plus influent pour expliquer l’occupation des territoires et elle dépend sans doute de l’expérience individuelle qu’il faut relier à la longévité importante de ces oiseaux. Des oiseaux plus âgés finissent par acquérir une expérience conséquente tant en matière de choix des sites que des techniques de chasse (voir la chronique sur les serres des rapaces) et d’adaptabilité aux ressources disponibles ; quand ils ont trouvé un site favorable, ils le gardent et l’occupent année après année. Cette fidélité a été démontrée dans d’autres études avec des oiseaux marqués et pistés par radio. Les individus plus jeunes et peu expérimentés se trouvent refoulés vers des territoires souvent de moindre qualité et ont plus de chances d’échouer dans leurs tentatives au début.

Les scientifiques parlent de processus markovien pour qualifier ce mode d’occupation des territoires et de succès de la reproduction : l’état à un instant t dépend directement de celui à l’instant t-1. L’expérience individuelle et le succès antérieur ont donc une importance majeure pour expliquer le taux d’occupation des territoires et ses variations.

Détection

Cette étude apporte aussi des éléments intéressants sur la capacité des observateurs à détecter les grands-ducs nicheurs, un problème que connaissent bien les ornithologues de terrain. Il apparaît que la probabilité de détecter la présence d’un couple reproducteur diminue rapidement dans la saison si la reproduction échoue mais elle augmente inversement si la reproduction réussit. Autrement dit, on peut facilement arriver à la conclusion qu’un territoire n’est pas occupé alors qu’il l’est en fait mais par un couple qui a échoué. Pendant la période hivernale des parades associée à un comportement territorial très affirmé, outre les vocalisations, ces oiseaux laissent des traces bien visibles (pelotes, fientes, restes de proies) qui servent apparemment aussi de signaux de communication envers les autres couples ou individus en recherche de partenaire. Ce comportement de signalisation s’estompe très vite dans les couples où la reproduction a échoué.

Ce sont surtout les troisième et quatrième visites (voir ci-dessus le protocole) qui permettent le mieux de détecter une reproduction réussie.

NB : les photos de milieux rocheux dans cette chronique ne correspondent pas a priori à de réels sites occupés mais donnent une idée de leur aspect.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Factors influencing territorial occupancy and reproductive success in a Eurasian Eagle-owl (Bubo bubo) population. Leon-Ortega M, Jimenez-Franco MV, Martınez JE, Calvo JF. PLoS ONE 12(4): e0175597. (2017)
  2. Le Grand-duc dans le département de l’Allier. T. REIJS Le Grand-Duc 83 : 79-88 80

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le grand-duc d'Europe
Page(s) : 252 Le Guide Des Oiseaux De France