Odonata

Odonates ? Voilà un terme peu familier du grand public pour désigner un groupe d’insectes par ailleurs ultra-connu : les libellules. Alors, pourquoi ne pas utiliser tout simplement ce mot ? Pédantisme ? Non, c’est un peu plus compliqué !

Dès lors que l’on s’intéresse à ce groupe, on découvre qu’il se compose en fait de deux grands ensembles assez différents (deux sous-ordres pour les taxonomistes) : les zygoptères avec une tête plus large que longue et des ailes tenues repliées au-dessus du corps au repos (sauf exception) ; les anisoptères à la tête plus ronde et aux ailes tenues à plat, étalées au repos. Or, les premières correspondent en langage populaire aux demoiselles et les secondes aux … libellules au sens strict !

Donc, pour éviter cette confusion, les scientifiques préfèrent utiliser le mot Odonates pour désigner le tout ! Curieusement, l’étymologie de ce nom repose sur un caractère peu visible sauf de très près : les mandibules dotées de dents (odonto) inégales et pointues qui nous rappellent que ce sont de redoutables prédateurs. 

Emergence d’une libellule : un moment magique !

Tous les odonates partagent un cycle de vie avec des larves aquatiques (naïades) vivant et respirant dans l’eau, prédatrices elles aussi, et des adultes aériens bien connus avec le passage de l’une à l’autre via une métamorphose progressive : la larve mature sort de l’eau et mue pour donner un adulte, laissant un peau vide ou exuvie accrochée à une plante. Les odonates sont donc associés aux milieux aquatiques d’eau douce essentiellement, soit en eau courante (rivières et ruisseaux) soit en eau stagnante avec les mares et étangs (voir la chronique sur ce milieu de vie) comme habitat le plus courant en plus des marais, lagunes, tourbières ou lacs. Dans la majorité de nos paysages cultivés en Europe, les mares et petits étangs constituent souvent les seuls vrais plans d’eau présents susceptibles d’héberger des odonates. 

Sud-Ouest 

Pour convaincre de leur importance dans la conservation des odonates, nous allons nous appuyer sur une étude réalisée dans le Sud-Ouest, entre Adour et Garonne. Nous sommes là dans un contexte paysager général peu propice à la biodiversité des milieux aquatiques : des cultures intensives de blé et de maïs avec encore quelques prairies pour de l’élevage extensif et une quasi absence de toutes zones humides à cause du climat, de l’hydrologie locale et de l’histoire passée récente. Pas de quoi attirer libellules et demoiselles … sauf les centaines de mares et petits étangs dispersés dans cette matrice agricole « sèche ». Il s’agit toutes de mares artificielles (voir la chronique sur les mares pour la notion de mares naturelles) créées par l’homme pour divers services : abreuvoirs à bétail ; réservoirs d’eau pour irriguer ; plan d’eau pour les canards d’élevage ; mare d’agrément et même réserve d’appâts pour la pêche (petits poissons). Les chercheurs ont donc retenu 37 d’entre elles (parmi plus de 600 repérées) en essayant de représenter les différents usages. Chaque mare est décrite en fonction d’un certain nombre de variables environnementales comme la profondeur, la végétation aquatique et des berges, la surface, la présence d’animaux domestiques, l’usage, …Pendant une saison de reproduction (de mars à juillet), ils les ont régulièrement visitées en y recherchant d’une part les larves (à l’aide d’un filet troubleau), d’autre part en capturant au filet « à papillons » (mal nommé ici !) les adultes présents, la majorité des espèces nécessitant un examen rapproché pour les identifier. Pour analyser les données, ne sont retenues pour chaque site que les espèces dites autochtones, i.e. dont on a obtenu la preuve qu’elles se reproduisaient bien sur le site (observation du comportement de ponte ; accouplements ; présence de larves ou d’exuvies identifiables) ; en effet, les odonates circulent beaucoup et leur présence sur un site ne signifie pas forcément qu’ils s’y reproduisent. 

Capitales 

Couple de sympétrum striolé (espèce très commune) au-dessus d’un bassin d’une station d’épuration.

Voyons les résultats quant à la richesse en espèces d’odonates : le nombre moyen d’espèces par mare est de 4,5, allant de 0 (pour 6 des 37 mares) à 12 (avec 20 mares comptant de 4 à 7 espèces). Au total, 23 espèces différentes ont été recensées lors de cette étude. Décevant direz-vous ? Pas si sûr dès lors que l’on se replace dans le contexte régional: la région sud-Ouest héberge potentiellement 70 espèces dont 58 liées aux eaux stagnantes ; cet ensemble de mares artificielles héberge donc 40% du pool régional d’odonates des milieux stagnants : pas mal, non, surtout dans un cadre paysager sans autre zone humide et soumis à l’agriculture intensive ! Second point clé : on trouve parmi ces 23 espèces, aussi bien des espèces généralistes communes que des espèces rares régionalement comme la cordulie bronzée, le sympétrum déprimé, le gomphe gentil, le cériagrion délicat, l’agrion exclamatif ou le leste barbare (autant de noms peu familiers mais si délicieux à énoncer !). La présence d’espèces rares constitue un indice fiable que ces mares doivent abriter par ailleurs une part importante de la biodiversité régionale d’insectes aquatiques en général. 

L’analyse montre par ailleurs une relation surface des mares/nombre d’espèces : plus la surface est grande, plus le nombre d’espèces augmente rapidement. Cette relation classique mais particulièrement marquée ici peut s’expliquer par le fait qu’une grande mare peut a priori abriter plus d’habitats différents (hétérogénéité) susceptibles d’attirer autant d’espèces spécialisées en plus des généralistes. En fait, ici, le point déterminant de ce succès semble être la combinaison de tailles variées, d’usages variés avec des caractéristiques différentes qui  offrent des habitats très diversifiés plus ou moins attractifs pour de nombreuses espèces avec des exigences différentes ; même les mares recensées abritant peu d’espèces apportent leur pierre à l’édifice commun en hébergeant telle ou telle espèce rare du fait de leur spécificité unique. D’où l’importance en matière de conservation et de gestion de considérer l’ensemble des mares d’un secteur comme un tout  et de ne pas se centrer sur une ou deux mares particulièrement riches ou « belles » esthétiquement ! 

Pan sur le bec ! 

L’ischnure élégante, une des demoiselles le plus répandues autour des mares

La mare aux canards est une image populaire prégnante considérée comme bienveillante et sympathique ; mais qu’en pensent les odonates ? Parmi les caractères déterminants des mares permettant d’expliquer leur richesse relative en odonates figure la présence d’oiseaux aquatiques d’élevage clairement et hautement défavorable. Les canards exercent une forte pression de prédation à la fois sur les larves et aussi sur les adultes notamment au moment critique des émergences ; on sait par ailleurs qu’ils contribuent à éliminer ou réduire fortement la présence de plantes aquatiques par ailleurs très importantes pour la survie des larves et l’oxygénation du milieu. Par leur barbotage et leurs déjections enfin, ils rendent l’eau trouble ce qui gène les larves qui chassent à vue et freine la pénétration des rayons solaires dans l’eau. Donc, si vous possédez ou faites construire une mare chez vous, ce ne sera pas une bonne idée du tout que d’y implanter un couple de ces sympathiques volatiles ! 

Les autres hôtes animaux des mares pouvant poser problème sont les poissons souvent introduits pour la pêche. Une étude ancienne avait suivi une mare riche en poissons où ne se trouvait qu’une seule espèce locale de petite taille dont très peu de larves atteignaient le stade adulte. Des expériences d’exclusion par des enclos immergés de grillage induisent alors une forte augmentation de cette espèce et l’apparition d’espèces de taille intermédiaire et une augmentation des populations de daphnies (minuscules « crustacés », proies potentielles des larves.  Cependant, une étude récente en Grande-Bretagne sur des mares de haute qualité ne démontre pas de lien entre présence de poissons et nombre d’espèces et abondance des odonates : cette différence tient peut-être à la qualité écologique de ces mares plus aptes du fait de leur structure complexe à offrir plus d’abris aux larves d’odonates ? Là encore, il est conseillé de ne pas introduire de poissons dans une mare d’agrément en dépit de la pression sociale (Quoi, il n’y a pas de poissons dans ta mare !) comme j’ai pu le vivre personnellement quand j’ai créé une mare dans mon jardin ! 

Demoiselles versus libellules 

Les perchoirs sont importants pour les libellules comme ce sympétrum sanguin, tant pour chasser, surveiller les territoires que se reposer

Elargissons le point de vue vers la Grande-Bretagne ; là-bas, on n’y trouve « que » 40 espèces d’odonates mais pour 35% d’entre elles les mares et étangs sont un habitat incontournable. Plusieurs études ont analysé les rapports des mares sises dans des paysages agricoles avec leur environnement immédiat ou plus lointain autour d’elles. En effet, compte tenu de leur cycle en deux parties bien distinctes, les odonates dépendent à la fois du milieu aquatique pour les larves et du milieu terrestre pour les adultes qui y chassent, s’y déplacent et recherchent des postes de repos ou d’affût (perchoirs). La disposition des mares dans l’espace constitue un autre élément clé car la dispersion inter sites n’est pas aussi simple qu’il y paraît notamment pour les espèces de petite taille comme la majorité des demoiselles. Quand elles émergent du dernier stade larvaire, les odonates sont encore à un stade immature (souvent avec des couleurs différentes) qui va se déplacer le temps de mûrir sexuellement et vagabonder tout en chassant et se reposant : la matrice paysagère dans laquelle les mares s’insèrent prend alors toute son importance. Une des études démontre justement que la richesse en espèces de libellules (anisoptères) dépend de l’environnement présent dans un rayon de 1600m autour de la mare alors que celle des demoiselles (zygoptères) dépend de la matrice dans un rayon de 100 à 400m seulement ! Cette différence renvoie à des traits de vie différents : les larves des demoiselles exigent plus des eaux transparentes de qualité (d’où l’importance de l’environnement immédiat de la mare) ; les mâles des demoiselles ont par ailleurs besoin de végétation herbacée autour de la mare pour se poster et surveiller l’arrivée des femelles alors que les grandes libellules patrouillent en vol au-dessus de la mare et se posent sur des herbes aquatiques émergentes. Cette différenciation a une conséquence pratique : si on se contente de gérer seulement les abords immédiats des mares, on favorisera plutôt les demoiselles alors que les libellules ont plus besoin d’un environnement plus lointain de meilleure qualité (pour chasser, se reposer, se déplacer et se disperser). 

Zones tampons 

Mare très propice : une ceinture d’herbe conservée autour (reste du pré fauché) ; végétation flottante ; eau très claire ; ….

Une des modalités de gestion et de conservation des mares dans un contexte de paysage d’agriculture intensive consiste a entretenir ou installer tout autour de la mare une bande de végétation herbacée naturelle destinée à empêcher l’écoulement direct des eaux de ruissellement du bassin versant et de limiter ainsi la contamination par les pesticides et les nitrates des engrais ; elle fournira de plus les herbes servant de perchoirs aux demoiselles (voir ci-dessus), de supports au moment des émergences des larves pour muer en adultes et abritera une faune d’insectes servant de proies pour les adultes.

Une étude anglaise a évalué l’impact réel de ces aménagements sur les peuplements d’odonates.  Effectivement, leur présence augmente la richesse en espèces tant au niveau des larves que des adultes ; même des zones tampons partielles (ne protégeant qu’un côté de la mare) réussissent à améliorer la richesse en libellules ; par contre, pour les demoiselles, il faut une zone tampon complète ce qui confirme la sensibilité de ces espèces à la qualité de l’eau. Toutes les mares de haute qualité étudiées avec de la végétation flottante à base notamment de glycéries (graminées) possédaient une telle zone tampon ; son action passe donc peut-être par l’entremise de l’effet sur la végétation. Par contre, si les zones tampons améliorent la richesse, elles ne font pas augmenter l’abondance des espèces qui doit dépendre d’autres facteurs non identifiés. Enfin, 30% des mares étudiées sur lesquelles aucune exuvie n’a été trouvée (donc a priori pas de reproduction d’aucune espèce) disposaient pourtant d’une zone tampon ; donc, si elles sont efficaces elles ne suffisent pas forcément ! La largeur de ces zones tampons devrait idéalement atteindre 20 à 30 mètres pour être pleinement efficace, avec un minimum de dix mètres. 

Mare abreuvoir sans protection d’une partie des berges : le piétinement du bétail détruit la végétation et favorise le ruissellement direct vers la mare

Réseau 

Fossé profond au milieu de la grande plaine cultivée : un corridor pour la circulation des odonates

La richesse en espèces aux stades larvaires diminue au fur et à mesure que la distance à la mare la plus proche augmente ; dès qu’on dépasse 100 mètres d’écart, la richesse chute de 40% ; au delà, elle continue à décroitre mais plus graduellement. Ceci est relié aux capacités de dispersion limitées de nombre d’espèces et tout particulièrement des petites demoiselles très fragiles qui ne s’éloignent que très peu de leur mare natale. Les libellules plus grandes ont certes un plus grand rayon d’action mais encore faut il que la matrice paysagère entre les mares offre des possibilités de chasse et des perchoirs adéquats pour inciter les individus à s’y déplacer ; d’où l’importance, outre la densité de mares, de l’existence de corridors  semi-naturels (haies, lisières, bandes herbeuses …). La présence de mini-zones humides intermédiaires telles que des fossés profonds peut aussi servir d’habitats secondaires pour les petites espèces et permettre leur progression dans le paysage. Ainsi, si une population de telle mare vient à s’éteindre une année (par exemple si elle s’assèche en été), elle pourra se reconstituer l’année suivante par l’arrivée extérieure de nouveaux individus selon le mode de fonctionnement en métapopulations (voir la chronique générale sur les mares)

Femelle d’anax empereur entrain de pondre sur des végétaux

Une des solutions envisageables face à cette nécessité d’un maillage important de mares en réseau est la création de  nouvelles mares. Or, il a été observé que des mares nouvellement créées (moins de 3 ans) selon des normes environnementales correctes hébergeaient souvent presque huit fois plus de larves que les mares anciennes mais avec une richesse en espèces moindre. En fait, certaines espèces comme l’anax empereur, grande espèce commune à rayon de vol important, colonise rapidement ces nouvelles mares et profitent de l’absence temporaire de compétition pour s’y reproduire en nombre ; elles se comportent ainsi en espèces pionnières.  Au fil du temps, d’autres espèces plus exigeantes et avec de moindres rayons d’action finissent par arriver et complètent progressivement l’assemblage des espèces. Les mares d’agrément des particuliers, notamment celles qui se trouvent au contact des paysages agricoles, ont elles aussi leur rôle à jouer dans ce maillage et peuvent devenir des relais majeurs dans ces processus de colonisation et de maintien des métapopulations. 

Ma petite contribution au maillage de mares : une mare nouvelle dans mon jardin avec au moins 5 espèces d’odonates qui s’y reproduisent

Ceci suppose que l’on entretienne correctement cette mare qui va évoluer avec le développement de la végétation ; ainsi se pose le problème de la gestion au fil des temps des mares propices à la biodiversité, un autre problème que nous traiterons dans une autre chronique : faut-il curer la mare périodiquement ? Faut-il la laisser s’assécher périodiquement ? Quelle végétation favoriser ? ….

La libellule à quatre taches recherche les mares et étangs avec beaucoup de végétation dans des eaux plutôt acides.

BIBLIOGRAPHIE 

Farm ponds make a contribution to the biodiversity of aquatic insects in a French agricultural landscape. Antonio Ruggiero et al. C. R. Biologies 331 (2008) 298–308 

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Multi-scale effects of farmland management on dragonfly and damselfly assemblages of farmland ponds.Eva M. Raebel et al.  Agriculture, Ecosystems and Environment 161 (2012) 80–87 

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