Exemple de scarabée rhinocéros du type Dynaste

Ce titre volontairement intriguant mérite un premier éclaircissement quant au « rhinocéros » : il s’agit en l’occurrence du scarabée-rhinocéros japonais (Allomyrina dichotoma) , un gros scarabée de la tribu des Dynastes qui porte sur sa tête une « corne » puissante unique fourchue au sommet. Cet attribut typique des mâles sert lors des combats entre mâles pour la possession d’une femelle et la possibilité de s’accoupler.  Ce trait, qualifié d’extravagant tant il est exagéré, résulte de la sélection sexuelle lors de la compétition entre mâles (intrasexuelle) : les mâles dotés de la plus grande corne sont en général les plus grands et ceux en meilleure santé et ont le plus de chances de s’accoupler et voir leur gènes se perpétuer à travers leurs futurs descendants ; ainsi, via une sorte d’emballement du processus, ce trait sélectionné tend à devenir de plus en plus développé jusqu’à un certain point. On en connaît de très nombreux exemples dans le monde animal (voir ci-dessous) dans de nombreux groupes très différents. Mais comment de tels organes peuvent ils se développer de manière aussi spectaculaire dans des lignées très différentes et de manière répétée et indépendante ? Une équipe de chercheurs propose un mécanisme original pour résoudre cette énigme en s’appuyant sur le rôle d’une hormone bien connue chez l’espèce humaine, l’insuline. 

Armements versus ornements 

La sélection sexuelle est une variante de la sélection naturelle qui s’exerce sur les traits physiques ou physiologiques ou comportementaux favorisant l’accès aux partenaires sexuels. Elle peut se manifester  de deux manières non exclusives : entre les mâles qui s’affrontent pour accéder aux femelles ou au moment du choix des femelles à partir de leurs préférences envers tel ou tel caractère sexuel secondaire. Dans le premier cas, les traits sélectionnés sont du type armements comme les bois des cerfs ou les cornes des scarabées-rhinocéros ; dans le second, on parle d’ornements servant à attirer l’attention des femelles. Dans une écrasante majorité de cas, le choix est exercé par les femelles ce qui explique une bonne part du dimorphisme sexuel et le fait que ce sont les mâles qui portent ces traits extravagants, qu’ils soient des armements ou des ornements. 

Pour qu’une telle sélection fonctionne, cela suppose que les signaux en œuvre soient fiables, honnêtes comme on dit, i.e. qu’ils permettent aux femelles de faire le bon choix, de sélectionner le mâle avec la meilleure aptitude à la reproduction, celui avec les « bons gènes ». Souvent, on suppose que ces traits exagérés représentent un handicap pour les mâles porteurs du fait des coûts induits (coût physiologique à élaborer l’ornement ou l’armement ; vulnérabilité accrue envers les prédateurs ; affaiblissement des défenses immunitaires ; moindre capacité à se nourrir ; …) et qu’ils permettent de ce fait aux femelles de faire le bon choix. Cependant dans divers cas, on ne réussit pas à démontrer de réel handicap induit comme dans l’exemple de la traîne du paon (voir la chronique sur ce sujet). Alors, comment se fait-il que l’on n’observe pas de « tricheries », i.e. des mâles en condition physique faible acquérant des traits exagérés, ce qui rapidement anéantirait la sélection sexuelle ? Les expériences sur les scarabées-rhinocéros permettent de proposer une hypothèse séduisante et originale pour résoudre ce problème. 

Voies de signalisation de l’insuline 

Si on veut comprendre la suite, il faut au préalable faire un petit passage (très simplifié, rassurez-vous) par la physiologie hormonale autour de l’insuline. Cette hormone clé, fabriquée par une partie du pancréas joue un rôle essentiel dans le fonctionnement du corps à la fois dans la mise en réserve et l’utilisation des sucres et des graisses (action ultra connue sur la glycémie sanguine) mais aussi dans la croissance et le développement. Pour agir, cette hormone doit se lier à une molécule spécifique, un récepteur, présent à la surface des cellules de l’organisme mais surtout dans le foie, les muscles et le tissu adipeux, ses organes cibles principaux. Ce récepteur appartient à une famille des récepteurs avec comme proche « cousin », le récepteur des IGF (insuline-like growth factor), des « facteurs de croissance proches de l’insuline ». La transmission du signal insulinique à l’intérieur de la cellule après sa fixation sur le récepteur (l’hormone ne rentre pas) met en jeu une chaîne très complexe de molécules intracellulaires qu’on appelle la voie de signalisation de l’insuline/IGF (que nous appellerons dans la suite, pour simplifier, la voie insuline) et qui permet de fournir des réponses très spécifiques (entrée de glucose par exemple) selon les contextes.  Au final, l’insuline et les IGF sont donc des facteurs essentiels de la croissance des tissus et donc de la taille du corps ; les concentrations circulantes de ces deux molécules dépendent de la nutrition, du stress, des infections. 

On pourrait dire : « d’accord, mais tout çà ne concerne que l’espèce humaine ». Et bien, non !  Il se trouve que cette voie insuline est très ancienne et serait apparue parmi les animaux multicellulaires  il y a plus de 500 millions d’années tout en restant remarquablement inchangée au cours de l’évolution ultérieure le long des innombrables lignées animales ; cela veut dire que cette voie insuline concerne aussi bien les mammifères, les oiseaux que les insectes ou les mollusques ! 

Sensibilité à la voie insuline

Les niveaux d’insuline et d’IGF dans le sang reflètent donc l’état général d’un animal (via son alimentation) et son état physiologique et leurs variations vont moduler le rythme de croissance en l’accélérant ou en le ralentissant. Si un animal se trouve dans une situation défavorable pour se nourrir, sa croissance ralentira à cause de la régulation de cette voie. D’un individu à l’autre, la vitesse de croissance va donc différer entre ceux en bonne condition physique et physiologique et ceux en mauvaise condition, générant ainsi des variations de taille du corps dans la population. 

A l’intérieur de l’animal, tout va dépendre de la sensibilité relative des divers organes à cette voie insuline (notamment via les densités de récepteurs). Chez les drosophiles (mouches du vinaigre) un insectes modèles de la génétique hyper étudiés, on sait que les organes génitaux sont insensibles aux taux circulants d’insuline/IGF ; leur croissance ne dépend donc pas des conditions environnementales susceptibles d’influencer les individus et la taille des organes génitaux reste invariante entre individus. Par contre, la taille des ailes varie beaucoup en fonction de la nutrition des larves (asticots) ce qui signifie que les cellules des ailes sont bien plus sensibles que le reste du corps aux concentrations circulantes d’insuline/IGF. Ainsi est née l’idée chez cette équipe de chercheurs de faire un lien avec les traits sexuels exagérés : leur croissance ne serait-elle pas sous le contrôle de cette voie insuline ?  

Expériences 

Ils ont donc choisi le scarabée-rhinocéros pour  tester cette hypothèse : on avait déjà observé chez cette espèce que la longueur des cornes des mâles dépendait de l’alimentation des larves à l’origine des adultes ; ainsi, selon la qualité et la quantité de nourriture ingérée aux stades larvaires, les cornes des adultes peuvent varier de simples excroissances à des cornes égalant les 2/3 de la longueur totale du corps.  

Cette espèce, comme tous les scarabées et les coléoptères en général, connaît un cycle de développement incluant un stade larvaire très différent des adultes et menant souvent une vie souterraine et souvent connu sous le nom populaire de « ver blanc » (nom impropre car cette larve a des pattes courtes) ; cette larve grandit par lues successives puis se métamorphose en nymphe immobile qui donnera l’adulte reproducteur. 

On sélectionne  des larves en fin de développement, prêtes à se métamorphoser en nymphes car, à ce stade, toute croissance globale du corps a cessé mais celle des futurs organes propres aux adultes (ailes, cornes et organes génitaux) va au contraire s’accélérer avec la métamorphose. On leur injecte une substance (ARN d’interférence) qui bloque la fabrication des récepteurs de la voie insuline à la surface des cellules (elle ne peut donc plus agir) et on compare l’effet induit sur diverses parties du corps des adultes qui en découlent. Les organes génitaux ne sont pas affectés par ces injections ce qui confirme, comme chez les drosophiles, leur insensibilité à la voie insuline ; sur les ailes, on observe une réduction de taille significative (par rapport aux larves non injectées) de l’ordre de 2% ; enfin sur les fameuses cornes, la réduction de taille est de l’ordre de … 16%. Les cornes sont donc huit fois plus sensibles à la voie insuline que le reste du corps ce qui valide l’hypothèse initiale au moins pour cette espèce.  Compte tenu de la quasi « universalité » de cette voie chez les animaux (voir ci-dessus), on peut donc supposer qu’il en est de même chez la majorité d’entre eux. 

Scénario évolutif 

A partir des ces résultats généralisés, on peut proposer un scénario évolutif crédible et expliquer pourquoi celui-ci aurait fonctionné à de nombreuses reprises dans de nombreuses lignées indépendantes. On peut supposer qu’à l’origine dans une lignée donnée où certains traits sont devenus exagérés du fait de la sélection sexuelle, la voie de l’insuline contrôlait déjà ces traits mais au même niveau que les autres organes du corps. Si une légère accentuation de ce trait morphologique fournissait un avantage adaptatif (dans le cadre donc cette fois de la sélection naturelle au sens strict), ce trait a pu commencer à augmenter légèrement. Si à ce moment, une mutation sur le degré de sensibilité à la voie de l’insuline affecte ce trait, alors il va se développer nettement plus. Mais comme nous avons vu que cette voie de l’insuline ne fonctionne vraiment que des individus en bonne condition physique, seuls ces derniers vont voir ce trait s’accentuer. Ainsi, par son mode d’apparition, ce trait devient un signal honnête, très fiable, non falsifiable, de l’état général du mâle porteur ce qui en fait un signal sexuel de haute qualité. Dès que les femelles vont adopter ce nouveau trait exagéré et montre rune préférence pour celui-ci, le processus va s’emballer et, la voie de l’insuline aidant, le trait av prendre des proportions exagérées, extravagantes. Ceci explique cette tendance générale des traits sexuels sélectionnés à devenir de plus en plus grands puisqu’ils sont sous « l’emprise » de facteurs de croissance ! De plus, il n’est plus besoin que le trait induise un handicap puisque intrinsèquement il est honnête et fiable : on comprend ainsi pourquoi, justement, pour certains traits exagérés étudiés, on ne réussit pas à trouver de handicap associé ! 

Chez de nombreux crabes exotiques, les mâles exhibent une pince démesurée lors des parades et des combats

Voilà une belle hypothèse très séduisante par son universalité et sa capacité à expliquer la diversité des situations observées ; il reste à la tester dans d’autres espèces pour la valider définitivement. Cela dit, cette hypothèse ne permet d’expliquer que les traits morphologiques liés à des processus de croissance ; or, il existe d’autres formes comme les couleurs qui ne relèvent sans doute pas de ce processus. 

Bibliographie

A Mechanism of Extreme Growth and Reliable Signaling in Sexually Selected Ornaments and Weapons.Douglas J. Emlen,Ian A. Warren,Annika Johns,Ian Dworkin,Laura Corley Lavine ; 2012 VOL 337 SCIENCE