18/02/2022 Les abeilles domestiques ont une réputation de super généralistes qui exploitent la majorité des fleurs disponibles dans leur environnement. Mais les bases de données qui étayent cette vision s’appuient souvent sur des observations anecdotiques ponctuelles sans indication sur leur importance réelle et relative dans le régime des abeilles domestiques. Pourtant, on sait bien que les abeilles tendent à se concentrer sur certaines plantes en fleurs et notamment au printemps, période critique dans le cycle annuel des abeilles. La ressource florale est double avec le nectar et le pollen : la qualité et la quantité de ces deux ressources varient considérablement d’une espèce de plante à fleur à l’autre et influent fortement sur les choix et préférences. Pour avoir une vue réelle du comportement butineur des abeilles au printemps, on peut s’appuyer sur la composition du miel mis en réserve au fur et à mesure des sorties printanières. Une méthodologie récente ouvre de nouvelles perspectives très prometteuses pour identifier les espèces de plantes visitées et leur part respective dans la constitution des réserves de miel. Elle a été mise en œuvre dans une étude britannique riche en enseignements pratiques. 

Une lisière en bocage fleurie de merisiers et d’érables planes : une ressource exceptionnelle pour les abeilles

Printemps critique 

En fin d’hiver, la production de couvain (larves) reprend dans la ruche alors que les ouvrières ne sortent pas encore (ou très ponctuellement et sans beaucoup de succès) : l’élevage de ces larves se fait donc à partir des réserves de miel et de pollen accumulées dans les rayons de la ruche l’été précédent. Dès que les températures journalières repartent à la hausse et que les premières fleurs éclosent, les ouvrières sortent et entament leur quête de nectar et de pollen pour poursuivre l’élevage et renouveler les stocks très entamés. Si des épisodes pluvieux ou froids prolongés interrompent alors ces sorties ou si la ressource florale est absente ou rare, la production de couvain va s’arrêter faute de ressources alimentaires à leur distribuer, ce qui menace la survie de la colonie à moyen terme. 

Abeille domestique avec ses boulettes de pollen récolté sur des fleurs de pommier

Le nectar récolté, riche en sucres, est transformé en miel pour le stockage à long terme et sert de source d’énergie majeure ; or, le nectar des différentes espèces de fleurs varie autant en composition (types de sucres) qu’en concentration et il enferme aussi de nombreux autres éléments chimiques à l’état de trace mais sans doute essentiels pour la bonne santé des abeilles. Le pollen quant à lui est une source protéines majeure surtout pour l’élevage du couvain : on a souvent coutume de le qualifier de « beefsteak des abeilles ». Mais là aussi, la teneur en protéines et en acides aminés libres (dont les acides aminés essentiels) varie beaucoup selon les fleurs ; il renferme par ailleurs des lipides (absents du nectar), un peu de sucre et des vitamines et minéraux. On sait que la diversité et la qualité du pollen affectent la tolérance aux maladies et la longévité des abeilles, point crucial dans le contexte général du syndrome d’effondrement général des colonies. 

On voit donc que savoir quelles plantes les abeilles butinent au printemps pour y récolter pollen et nectar est capital pour comprendre le lien entre disponibilité de la ressource florale dans l’environnement et la nutrition et la santé des abeilles. 

Enquête ADN  

Des deux éléments récoltés, seul le pollen permet d’identifier l’espèce florale butinée. Traditionnellement, pour connaître les fleurs visitées, on installe des grilles à pollen à l’entrée de la ruche pour récupérer le pollen collecté ou bien on examine le miel stocké. Cette méthode (appelée mélissopalynologie !) qui s’appuie sur l’observation au fort grossissement au microscope des prélèvements, est très fastidieuse et surtout demande une expertise considérable acquise au prix d’une longue expérience. Même ainsi, la différenciation entre espèces s’avère souvent impossible et on reste au niveau des familles ou au mieux des genres.

Le développement spectaculaire du séquençage de l’ADN ouvre de nouvelles perspectives : le métabarcoding permet désormais, en aveugle et une fois, d’identifier les taxas (i.e. les espèces, les genres ou les familles) présents dans un échantillon de miel ; ceci est possible grâce aux grains de pollen qu’il contient et qui portent de l’ADN dont on analyse certains marqueurs. Dès 2015, une équipe anglaise a testé cette méthodologie sur neuf échantillons de miel par ailleurs analysés en parallèle avec la méthode microscopique. Elle présente plusieurs avantages décisifs :  pas besoin d’un haut niveau d’expertise taxonomique (identifier les taxas) ; possibilité d’analyser des volumes d’échantillons plus importants (donc plus représentatifs) ; une meilleure résolution au sein de certaines familles. Dès cette première étude, les chercheurs avaient noté que seul un petit nombre de plantes revenaient de manière significative dans les échantillons analysés ce qui contredisait l’image des abeilles super généralistes. 

Pour appliquer cette méthode, il faut par contre disposer d’une bibliothèque complète de référence des marqueurs d’ADN des espèces de plantes potentiellement présentes autour des ruches étudiées. Ceci a été réalisé par exemple par une équipe de chercheurs du Pays de Galles avec l’analyse de 1143 espèces indigènes de plantes à fleurs et conifères du pays. Forte de cette remarquable base de référence, la même équipe a conçu ensuite un protocole d’étude grandeur nature sur le site du Jardin Botanique du Pays de Galles : l’idée était de se placer dans un contexte où les abeilles disposent de ressources florales très diversifiées (plus de 8000 taxas présents !) et donc voir quelles espèces étaient alors réellement exploitées au printemps. 

Les chercheurs ont retenu trois ruches situées vers le centre du vaste Jardin botanique (34 hectares !) qui comprend des espaces semi-naturels avec 40% de bois et 15% de haies et le reste en espaces cultivés de plantes horticoles et de pelouses d’agrément. Le jardin s’insère lui-même dans un paysage agricole dédié au pâturage. Les abeilles disposent donc là à la fois de plantes « sauvages » indigènes ou presque indigènes et de plantes exotiques cultivées. 10 mg de miel sont prélevés dans chacune des trois ruches à la mi-avril et en mai ; parallèlement, les chercheurs cartographient à l’échelle du jardin les espèces en pleine floraison et donc susceptibles d’être visitées. 

L’analyse ADN des prélèvements permet des 99,6% des cas d’identifier les plantes visitées soit au rang de la famille, du genre ou de l’espèce. Au total, 39 taxas ont été trouvés : 67 % identifiés au rang de genre, 18% d’espèce et 15% de la famille. Ainsi, par exemple, pommiers, cotonéasters et aubépines ne peuvent être discriminés par ces analyses et sont donc comptés comme un seul taxon. Les raisons de cette discrimination incomplète tiennent au fait que l’on n’analyse pas tout l’ADN (très coûteux même avec les améliorations de la méthode !) mais seulement une petite partie, un marqueur génétique universel permettant de comparer les taxas (ici le gène qui code une sous-unité de l’enzyme RuBiscCo partagée par tous les végétaux verts). 

Sélectives 

Alors que sur ce site les abeilles disposent d’une haute diversité de plantes indigènes et horticoles, elles n’exploitent en fait de manière significative qu’un tout petit pourcentage des espèces en fleurs : un résultat qui casse l’image de super généralistes accolée classiquement aux abeilles domestiques. Les taxas dont la présence dans le miel analysé dépasse les 1% sont des arbres ou arbustes : des saules, des aubépines/pommiers/cotonéasters (voir ci-dessus), des pruniers/cerisiers, l’ajonc d’Europe, le houx et des chênes ; du côté des herbacées, 3 groupes dominent : hellébores/populage, pissenlit et jacinthe des bois. On notera que la majorité d’entre elles sont des plantes indigènes ou presque indigènes que l’on trouve surtout dans les bois et les haies ; les plantes horticoles ne représentent qu’une part mineure du pollen retrouvé dans les miels. Il est possible aussi que bois et haies soient privilégiés au printemps du fait de l’effet d’abri climatique qu’ils offrent notamment par rapport au vent. 

On sait que chaque ruche a ses préférences indépendamment des voisines : et pourtant, ici, on retrouve les mêmes plantes majeures dans les trois ruches étudiées. D’autres études antérieures confortent ce résultat : en Irlande, on avait ainsi identifié dix plantes majeures dont huit se retrouvent ici ; en Ecosse, chaque colonie exploite en moyenne 14 espèces dont 6 représentent 85% du pollen avec là aussi une prédominance d’arbres et arbustes des bois et des haies (dont des érables).

Pourquoi cette focalisation sur ces quelques plantes ? elles sont abondantes dans le paysage avec une floraison elle-même massive et offrent probablement des nectars et pollens de haute qualité. Parmi les plantes majeures ici, certaines sont connues pour leur nectar à forte concentration en sucre comme les érables ou pissenlit mais ceci n’est pas vrai par contre pour les jacinthes des bois par exemple. Ceci suggère que le pollen doit être l’autre élément déterminant dans le choix. En région méditerranéenne, on a démontré que les choix des abeilles sont plus influencés par le pollen que par le nectar. On notera que dans la liste figurent des plantes anémophiles (voir la chronique) qui ne produisent pas de nectar mais un pollen abondant comme les chênes. On sait aussi que le pollen de certaines espèces aide au bon développement et à la bonne santé des abeilles comme celui des plantains qui favorise le développement des larves. Si au niveau d’une colonie la qualité et la quantité du pollen récolté vient à baisser, il y a augmentation du recrutement de nouvelles ouvrières. Le pollen est une source majeure d’acides aminés essentiels et de lipides avec des niveaux de 1 à 20% du poids total. On suppose que les abeilles sélectionnent les pollens sur la base de leur enveloppe externe (pollenkitt) riche en informations de par sa structure complexe. 

Implications 

On a donc clairement une image, au printemps au moins, d’abeilles domestiques très électives qui se concentrent sur un petit nombre d’espèces, parmi toutes celles disponibles, riches en pollen et nectar de bonne qualité ; elles complètent par une large gamme d’espèces mineures exploitées de manière très extensive ; malgré tout, il se pourrait que, ces dernières puissent apporter des éléments traces rares indispensables au bon développement des abeilles ?  Même en réunissant plantes majeures et plantes mineures, le pourcentage utilisé reste faible par rapport au potentiel disponible (i.e. les espèces présentes et en fleurs au printemps) : dans cette étude, globalement, seulement 11% des genres de plantes en fleurs ont été exploités ! Il se peut que les échantillons de miel prélevés (10mg) aient été insuffisants en volume pour détecter toute la diversité mais la figure globale avec quelques plantes majeures est bien avérée. 

Dans les jardins, les abeilles visitent de manière extensive des fleurs exotiques comme cette passiflore qui fournit un abondant nectar sucré

Ces résultats tendent à battre en brèche une préconisation souvent proposée pour favoriser les abeilles au printemps : leur fournir le plus de diversité florale possible ; certes, celle-ci apporte sans doute un plus pour la qualité des pollens exploitables mais, pour les abeilles domestiques, l’important semble bien être de disposer avant tout d’habitats semi-naturels (bois, lisières et haies) avec des arbres et arbustes indigènes à floraison abondante au printemps. D’où l’importance de maintenir ces infrastructures paysagères ou de les développer par des plantations à base d’espèces indigènes ou presque indigènes. D’autre part, l’idée que les jardins fleuris seraient des refuges clés pour les abeilles est sans doute à nuancer sauf s’ils comportent suffisamment de haies et d’arbres plantés. 

Cependant, il faut veiller à ne pas généraliser car cette étude est centrée sur le printemps (qui est néanmoins une période ultra critique) et surtout ne concerne qu’une seule espèce, l’abeille domestique ; or, les besoins et mœurs des centaines d’espèces d’abeilles solitaires qui sont une part essentielle de la biodiversité ordinaire sont bien différentes et infiniment plus variées. D’autre part, il faudrait aussi étudier ce qui se passe dans d’autres milieux et sous d’autres climats. 

Bibliographie

Using DNA metabarcoding to investigate honey bee foraging reveals limited flower use despite high floral availability. Natasha de Vere et al. SCIEntIFIC RepoRTS ; 7:42838 ; 2017

DNA Barcoding the Native Flowering Plants and Conifers of Wales. de Vere N, Rich TCG, Ford CR, Trinder SA, Long C, et al. (2012) PLoS ONE 7(6): e37945. 

Using DNA Metabarcoding to Identify the Floral Composition of Honey: A New Tool for Investigating Honey Bee Foraging Preferences. Hawkins J, de Vere N, Griffith A, Ford CR, Allainguillaume J, Hegarty MJ, et al. (2015) PLoS ONE 10(8): e0134735.