Epis de vulpin dépassant d’un champ de céréale : une des adventices le plus problématiques.

L’un des discours ambiants largement relayé à propos de l’arrêt de l’utilisation des pesticides dont les herbicides, c’est que « il n’y a pas d’autre solution et qu’on ne peut pas se passer des produits phytosanitaires », terme abject qui ose utiliser le mot santé comme racine ! Ce discours fait fi de l’utilisation d’un outil naturel présent depuis toujours : la biodiversité associée aux milieux cultivés (agroécosystèmes) et les services qu’elle peut apporter à l’homme (services écosystémiques). Dans cette biodiversité figurent en effet des ennemis naturels des espèces qui posent problème à l’agriculteur comme les plantes adventices ou « mauvaises herbes » ; celles-ci font partie de ce qu’on appelle désormais les bioagresseurs aux côtés des « ravageurs », les insectes qui causent des dégâts aux cultures. En favorisant ces ennemis naturels (ce qui suppose a minima de leur offrir un milieu de vie possible notamment sans … insecticides), on pourrait et on peut limiter les populations de ces gêneurs indésirables en dessous d’un seuil limitant les pertes de production. De toutes façons, au-delà de l’impact des herbicides sur l’environnement et sur la santé humaine, il se pose de manière impérieuse un problème crucial par rapport aux adventices : la multiplication des résistances acquises aux herbicides qui favorise certaines espèces devenant ultra-dominantes et créant encore plus de pertes (voir la chronique sur le vulpin). Alors, il est urgent de revenir aux fondamentaux et de se tourner vers la biodiversité naturelle avec notamment un groupe d’insectes méconnus et très peu médiatisés, les carabes mangeurs de graines. Tout le monde y trouvera son compte, enfin ! 

Jeune maïs envahi de plantules de chénopode blanc, une espèce devenue résistante à certains herbicides.

Pluie et banque 

Tapis de mouron des oiseaux quasi exclusif (en culture maraîchère)

Parmi les plantes sauvages qui poussent dans les milieux cultivés, les adventices, certaines espèces peuvent poser problème de par leur abondance ou leur dominance et induire de réelles pertes de rendements dans les cultures. Dans leur écrasante majorité, il s’agit de plantes annuelles, cycle de vie imposé par les perturbations brutales et répétées générées par les travaux agricoles (semis, labour, moisson, traitements, …). Chaque espèce possède un cycle propre quant aux dates de germination, de floraison et de mise à fruits et libération des graines (la grenaison) qui lui permet de plutôt coloniser tel ou tel type de culture selon les contraintes imposées par le calendrier de la culture. A maturité, elles libèrent donc leurs nombreuses graines (un caractère d’annuelle exacerbé pour avoir des chances de survie dans des milieux perturbés régulièrement) qui tombent au sol pour la plupart d’entre elles, sauf celles entraînées par le vent ou qui s’accrochent à des animaux : on parle de pluie de graines, une belle métaphore ! Rapidement, sous l’effet des précipitations et/ou des travaux du sol (dont le labour éventuel), elles vont commencer à être entrainées dans les fissures du sol et s’enfoncer dans celui-ci, alimentant ainsi un stock de graines enfoui, la banque de graines. C’est le capital de survie de ces plantes (sans les inconvénients de la grande finance !) ; soit elles peuvent germer dès l’automne suivant ou au printemps suivant ou bien elles vont être ou entrer en dormance et rester là jusqu’à ce qu’une perturbation retournant le sol les exposent à la lumière. 

Pour rendre cette présentation très générale et hyper simplifiée plus concrète, voyons trois exemples très répandus d’adventices souvent problématiques dans les cultures et avec des modalités très différentes. Le mouron des oiseaux, une caryophyllacée,  produit toute l’année en moyenne 2600 graines/pied, toutes petites (0,8-1,4mm) avec une mince enveloppe et qui peuvent persister plus de 5 ans dans le sol. Le chénopode blanc, une amarantacée,  libère ses graines en automne en abondance : jusqu’à 4000/pied ; un peu plus grandes (0,7-1,5mm), elles ont une enveloppe très dure et persistent aussi longtemps. Enfin, la folle-avoine, une graminée (donc une monocotylédone contrairement aux deux précédentes, des dicotylédones) produit relativement peu de graines (jusqu’à 120/pied) mais elles sont grandes (7mm de long), libérées en fin d’été et ne survivent pas plus de 2 à 3 ans dans le sol ; elles ont une enveloppe fine mais conservent souvent les « écailles » des fleurs autour d’elles (la « balle » : voir la chronique sur l’engrain). Retenez les types de détails cités ci-dessus : ils vont s’avérer déterminants dans la prédation de ces graines par les carabes ! Au total, dans une étude dans des cultures bio, on estime la pluie de graines d’adventices entre 800 et 16 000 graines/m2 : une belle ressource alimentaire en perspective ! 

Prédateurs de graines 

Carabe prédateur carnivore du genre Carabus

Les carabidés au sein des coléoptères (les « scarabées ») constituent l’une des plus grandes familles animales avec plus de 40 000 espèces connues dont près de 3000 en Europe ; les anglo-saxons les surnomment « ground beetles », les coléoptères de terre, car ils se déplacent essentiellement en marchant ou en courant au sole et beaucoup ne volent pas. L’essentiel de leur cycle de vie se passe au sol ou dans le sol. Les plus médiatisés sont les grands carabes (genre Carabus), carnivores prédateurs avec le carabe doré des jardins ou les carabes forestiers. Mais, l’essentiel du reste groupe est constitué d’une myriade de genres avec des dizaines d’espèces très proches et très difficiles à distinguer de taille moyenne à petite qu’on devrait plutôt nommer des carabiques. Ils possèdent tous des mandibules bien développées et des antennes filiformes à onze segments qu’ils nettoient régulièrement avec un organe nettoyeur situé sur les pattes. Leurs ailes très dures ou élytres portent des stries parallèles typiques qui protègent la seconde paire d’ailes et l’abdomen. Avec leurs longues pattes grêles, ils marchent, courent et creusent le sol ; les milieux cultivés représentent justement un habitat de prédilection pour de nombreuses espèces. 

Si un grand nombre sont des prédateurs consommateurs de divers autres insectes (y compris entre espèces de carabidés) certaines espèces ou genres se spécialisent plus ou moins dans la consommation des graines : soit ils sont entièrement granivores avec des préférences souvent marquées pour certaines espèces de plantes, soit ils sont omnivores, alternant la consommation de graines avec celle des insectes. Les pluies de graines des adventices étant souvent très localisées dans le temps selon les périodes de grenaison et dans l’espace (« taches » dans les parcelles infestées), ils tendent à s’agréger en ces lieux pour exploiter cette manne épisodique. Ils consomment essentiellement les graines tombées au sol ne grimpant pas sur les plantes, ni ne cherchant à « déterrer » celles enfouies (banque de graines du sol). La succession des grenaisons en fonction des adventices présentes associées à des migrations saisonnières vers des milieux adjacents semi-naturels (haies, bords de champs, bandes herbeuses, prairies) leur permettent de subsister toute la belle saison ; ils peuvent se déplacer à des vitesses atteignant 20m/h et consommer jusqu’à 30 graines/jour. 

Carabe granivore du genre Amara (sous réserve !)

Enquête nationale 

Une équipe franco-britannique (INRA de Dijon) a conduit entre 2000 et 2004 une vaste étude à l’échelle de la Grande-Bretagne afin d’évaluer la capacité des carabes des cultures à réguler la banque de graines des adventices. Au cours de cette campagne, 275 parcelles ont été suivies, d’une taille allant de 3 à 71 hectares ; 80% d’entre elles étaient bordées de haies (un des éléments semi-naturels mentionnés ci-dessus) et toutes étaient en régime dit conventionnel recevant un à six traitements d’herbicides par an et un à cinq traitements d’insecticides susceptibles d’affecter y compris les carabes (même s’ils ne leur sont pas destinés). On est donc bien dans une situation tout ce qu’il y a de plus « habituelle », n’osant aps dire naturelle dans ce contexte chimique ! 

Quatre types de cultures ont été inventoriés ; deux concernent des cultures de plantes du groupe des dicotylédones : des betteraves (semées au printemps) et du colza soit semé en automne (colza d’hiver) soit au printemps (colza de printemps) ; la quatrième, du maïs semé au printemps, est une monocotylédone (graminée comme les céréales). Trois grandes variables ont été mesurées par la mise en place de protocoles d’échantillonnage :

– l’abondance et la composition des populations de carabidés à l’aide de pots Barber, des pots plastiques enfoncés dans le sol juste à ras dans lesquels tombent les insectes en déplacement au sol

– la banque de graines du sol à partir de carottages de sol (15cm de hauteur) et comptage des graines mises en situation de germer

– la pluie de graines avec des « pièges » à graines de 10cm de diamètre eux aussi enfoncés dans le sol mais conçus pour que des insectes piégés puissent s’en échapper. 

Ajoutons à tout cela un puissant traitement statistique des milliers de données ainsi obtenues ! 

Si je donne ce luxe de détails, c’est d’une part pour illustrer le travail méticuleux (notamment dans la conception du protocole) des chercheurs et d’autre part pour couper court aux critiques que j’entends déjà : « encore des balivernes d’écolos qui ne connaissent rien à la nature » ! Ici, ce sont bien des professionnels de l’agronomie !

Folle-avoine en fruits

Banque entamée 

Pour analyser les résultats, on a scindé les adventices en deux grands ensembles : dicotylédones et monocotylédones, deux grands groupes de la classification des plantes. Cette séparation pourrait sembler artificielle dans ce contexte où ce sont les ressources alimentaires qui importent. Mais il se trouve qu’il y a un lien avec les types de cultures ; en effet, les herbicides sélectifs utilisés dans telle culture dépendent justement de la nature taxonomique de celle-ci : avec une dicotylédone (comme betteraves et colza), on va utiliser des herbicides anti-monocotylédones pour éviter d’interférer avec la culture (les herbicides ne ciblent pas des espèces précises mis des mécanismes cellulaires). De ce fait, les adventices dicotylédones vont se trouver favorisées dans de telles cultures ainsi traitées et la flore adventice monocotylédone (graminées essentiellement) va se trouver fort réduite. Et vice-versa avec une culture monocotylédone comme le maïs. Les pluies de graines seront donc différentes selon les cultures ! 

L’analyse des résultats révèle que plus il y a de carabes dans les cultures, moins il y a de graines dans la banque totale (dico + monocotylédones) des champs de maïs et de colza d’hiver et moins la banque de graines monocotylédones est importante pour toutes les cultures. Cette corrélation négative (plus …. moins …) confirme donc nettement que la présence des carabes agit sur la quantité de graines stockées dans la banque ; autrement dit, les carabes interceptent bien une part de la pluie annuelle de graines. Les carabes granivores aussi bien qu’omnivores agissent dans ce sens même si toutes les espèces n’interviennent pas.

Les carabes semblent donc consommer préférentiellement les graines de monocotylédones alors qu’elles sont globalement moins nombreuses (1 graine de mono pour 6 graines de dico). Sont-elles plus faciles à manipuler ou à manger (épaisseur de l’enveloppe) ou ont-elles des valeurs nutritives plus élevées (voir la masse élevée des graines de folle-avoine) ? Des expériences en laboratoire ont déjà montré que chaque espèce de carabe avait des préférences. Certaines espèces comme le carabe cuivré (Poecilus cupreus), très commun, voient leur abondance diminuer quand la pluie de graines augmente, un résultat pour le moins paradoxal ! Une explication possible serait que ces espèces ferait l’objet d’une prédation de la part d’autres carabes omnivores attirés par les graines et qui complètent leur régime.

Enfin, chaque culture a sa communauté et d’adventices et de carabes avec des espèces différentes aux régimes différents ; il reste là un vaste champ à explorer pour affiner les résultats obtenus. Pour connaître très précisément le régie exact de chaque espèce de carabe, il faudrait en capturer et analyser le contenu du tube digestif en y recherchant des marqueurs ADN des différentes adventices (et aussi des autres espèces de carabes pour la prédation en interne !). 

Régulation 

Cette étude est la première à fournir la preuve, dans un contexte conventionnel, à une très grande échelle de temps et d’espace (tout un pays et dans plusieurs cultures) du lien positif entre abondance et diversité des carabes et baisse de la banque totale de graines et plus particulièrement de celle des espèces monocotylédones ; or, parmi ces dernières figurent les pires cauchemars des agriculteurs comme le vulpin, la folle-avoine, les sétaires, les panics, … dont plusieurs sont devenues résistantes à plusieurs herbicides et échappent à tout contrôle. 

Pour autant cela ne prouve pas complètement qu’il y a régulation effective des populations d’adventices, notamment pour les espèces dicotylédones.  Les banques de graines accumulées dans le sol sont énormes et leur durée de vie pour certaines espèces dépasse les 5 ans ! On estime qu’une interception de 25 à 50% de la pluie de graines permettrait de réguler efficacement les adventices. Il reste donc à accumuler d’autres données selon les cultures, selon les pratiques (labour ou non-labour, arrêter les traitements, …) pour affiner les propositions d’action.

Bordure fleurie doublée d’un chemin herbeux favorable à la biodiversité

En tout cas, dès maintenant, on sait que toutes les mesures allant dans le sens de favoriser ces populations de carabes prédateurs de graines ne peuvent qu’être bénéfiques aux cultures comme le savent bien déjà les praticiens de l’agriculture biologique. Parmi ces mesures figurent le maintien des éléments semi-naturels dans le paysage agricole ce qui n’est pas vraiment la tendance actuelle générale ; les anglo-saxons ont développé ce qu’ils appellent les « beetle-banks » : des bandes herbeuses en plein milieu des champs, peuplées de buissons, servant d’abri hivernal et de sites de reproduction pour ces carabes qui, chaque année, reconquièrent les parcelles cultivées. Sans compter que parmi ces espèces figurent des omnivores qui consomment donc des insectes éventuellement ravageurs et que les espèces carnivores en profitent aussi. Il faut donc changer complètement de logiciel et opter pour la diversité à tous les niveaux (rotations des cultures, types de cultures, pratiques) et la restauration d’habitats semi-naturels.

Ce simple talus non traité en bordure de ce champ de colza est déjà un abri pour la biodiversité susceptible de contrôler les bio agresseurs

Vaste programme tant il va être difficile de surtout changer les esprits imbibés des discours des lobbys et de certains syndicats « chimistes », adeptes de la fuite en avant ! 

Et si on commençait tout de suite par cesser de traiter jusque sur les bords des chemins (publics) ; mais on va m’accuser d’agribashing !

Bibliographie 

National-scale regulation of the weed seedbank by carabid predators.
David A. Bohan, Aline Boursault, David R. Brooks and Sandrine Petit. Journal of Applied Ecology 2011, 48, 888–898 

Prédation des graines et régulation biologique des adventices. Ch. 8 p. 147-158 ; S.Petit dans Gestion durable de la flore adventice des cultures. B.Chauvel et al. Ed. Quae ; 2018

Annual losses of weed seeds due to predation in organic cereal fields. P. R. WESTERMAN et al.  Journal of Applied Ecology 2003 ; 
40, 824–836 

The Role of Ground Beetles (Coleoptera: Carabidae) in Weed Seed Consumption: A Review. Sharavari S. Kulkarni et al. Weed Science 2015 63:355–376