Pieridae

Dans la chronique sur la bombe M., nous avons présenté le remarquable système de défense chimique présent dans les plantes de la classe des Brassicales dont les Crucifères (qui comprennent entre autres les choux, les moutardes, l’alliaire, le cresson, les roquettes,….) ; ce système a un fonctionnement redoutable qui se déclenche dès lors qu’un insecte commence à grignoter une feuille d’une de ces plantes : la mise en contact de deux substances inactives séparément (des glucosinolates avec une enzyme, la myrosine) provoque une réaction chimique avec libération de composés dérivés très toxiques pour les insectes : des isothiocyanates à la saveur piquante (comme dans la moutarde). On pourrait donc penser que les plantes de la classe des Brassicales sont indemnes de toute attaque d’insecte herbivore ; or, tous les jardiniers le savent : les choux sont des proies très convoitées et notamment par les redoutables chenilles de la grande piéride du chou qui peuvent dévorer en quelques jours un gros chou bien pommé. C’est effectivement dans ce groupe de papillons diurnes, la famille des Piéridés, que l’on trouve une série d’espèces dont les chenilles vivent exclusivement sur des Brassicales. Comment font-elles pour échapper à la bombe M. et sont-elles les seules à le faire ?

Chenilles de piéride du chou en train de consommer des feuilles de chou, une plante toxique pour une majorité d’insectes.

Spécialistes

Dans la famille des Piéridés, on note une forte tendance à une étroite association avec certaines plantes hôtes appartenant à des groupes bien délimités. De l’Europe et l’Amérique du nord à l’Asie et l’Afrique tropicales et l’Australie, cette famille est largement représentée par 76 genres regroupant 1100 espèces. Si on inventorie les plantes hôtes sur lesquelles se nourrissent les chenilles, on constate que la majorité des espèces se répartit entre trois grandes classes de plantes à fleurs : les Fabales avec les fabacées ou légumineuses (trèfles, vesces, luzernes, lotiers, sainfoins, ….) , les Brassicales mentionnées ci-dessus avec surtout les Crucifères mais aussi les Résédacées et Tropaeolacées (voir la chronique sur la bombe M.) et les Santalales, le groupe des guis. Cependant, on en trouve aussi mais très ponctuellement sur treize familles réparties dans huit autres ordres ; ainsi, pour ne citer que des papillons indigènes, les chenilles du citron, Piéridé ultra connue, se nourrissent du feuillage de la bourdaine ou du nerprun cathartique (Rhamnacées/ Rosales) ou les chenilles du gazé qui vivent sur des arbres et arbustes de la famille des Rosacées comme l’aubépine ou le poirier.

Une analyse phylogénétique de la famille (1) permet de dresser un arbre de parentés des différentes sous-familles ; il montre que l’utilisation des Fabales comme plantes nourricières correspond au stade ancestral. On le trouve actuellement chez les Dismorphiinés avec par exemple les piérides du genre Leptidea représentées en France par 4 espèces dont les chenilles se nourrissent de vesces, gesses ou lotiers surtout.

Piéride du genre Leptidea dont les chenilles vivent sur des Fabacées ; ici l’adulte butine une fabacée (pois vivace)

Dans la sous-famille des Coliadinés, une partie des espèces du genre Colias comme le soufré ou le souci ont des chenilles qui consomment les trèfles ou les luzernes (Fabacées).

Arbre phylogénétique des Piéridés avec l’indication des plantes-hôtes. Légendes : Vert: plantes-hôtes Santalales ; Rouge : plantes-hôtes Fabales ; bleu : plantes-hôtes Brassicales ; noir : plantes-hôtes autres classes ; trait vertical : changement ponctuel dans une lignée vers autre plante hôte. Cases roses = Piérinés

Infidélités

Le gazé (Aporia crataegi) fait partie des Piérinés mais sa chenille vit sur des Rosacées

A partir de ce stade ancestral lié aux Fabales, il y a eu de multiples passages indépendants vers d’autres ordres dont à trois reprises vers les Santalales (notamment chez des groupes d’Afrique tropicale). Un passage majeur a eu lieu vers les Brassicales, une ressource non exploitée par d’autres herbivores (voir ci-dessous) et concerne la sous-famille des Piérinés, les « vraies » Piérides. C’est là que l’on trouve des espèces très communes comme la piéride du chou, la piéride du navet ou de la rave mais aussi l’aurore dont les chenilles vivent entre autres sur les cardamines des prés (voir la chronique sur ce papillon). Là encore, au sein de cette lignée, on observe de nouveaux changements d’hôte avec le cas du gazé « passé » chez les Rosacées (voir ci-dessus) ou d’autres espèces passées de nouveau vers des Santalales.

C’est dans cette sous-famille des Piérides que l’on trouve la plus forte spécialisation et une association globalement étroite avec la seule classe des Brassicales et donc avec des plantes dotées de la bombe M. Il faut donc chercher au sein de ce groupe les mécanismes qui ont permis cette adaptation à des plantes hautement toxiques et pourtant bien protégées ; la sous-famille des Colias, le groupe-frère des Piérides (le plus apparenté et ayant le même âge évolutif) servira de point de comparaison vu que ses membres ont conservé l’association ancestrale avec les Fabales.

Copieur !

Pour consommer des Crucifères, les chenilles des piérides ont recours à un mécanisme de détoxification désormais bien connu : une protéine dite « spécificateur-nitrile » (PSN) qui ne se forme que dans la partie moyenne du tube digestif des chenilles de Piéride telles que la piéride du navet. Cette protéine intervient lors de la mise à feu de la bombe M en assurant la formation de produits de type nitriles, non toxiques, au détriment des isothiocyanates toxiques qui n’apparaissent donc pas ! Des tests effectués sur treize espèces de chenilles de piérides dans divers continents (Europe, Afrique et Australie) confirment la généralité de ce système PSN en lien avec une nourriture chargée en glucosinolates. Ceci confirme donc que l’acquisition de cette voie métabolique nouvelle constitue une innovation évolutive clé qui permet la détoxification de la bombe M. et l’exploitation des brassicales comme plantes nourricières.

L’acquisition de la protéine PSN a été une innovation clé permettant aux chenilles des piérides d’exploiter le feuillage des Crucifères

Mais on connaît par ailleurs au moins une chenille de papillon nocturne, la teigne des choux (Plutella xylostella), un microlépidoptère long de 6 à 8mm, qui se nourrit de feuilles de choux entre autres. En analysant les composés chimiques produits par ses chenilles, on découvre qu’elles possèdent une autre arme de détoxification très différente, une enzyme, la glucosinolate sulfatase (GSS) qui transforme les glucosinolates en molécules sur lesquelles la myrosine ne peut plus agir ! Si on cherche au sein des Piérides, on observe qu’aucune chenille ne possède ce système GSS et réciproquement les chenilles de la teigne et d’autres papillons nocturnes ne possèdent pas le système PSN propre aux piérides. On se trouve donc là devant un cas classique d’évolution indépendante dans deux lignées éloignées d’une même fonctionnalité (désamorcer la bombe M.) mais selon des voies chimiques radicalement différentes (PSN versus GSS).

Scénario

Côté brassicales, on dispose de données assez précises permettant de dater leur apparition (le moment de la divergence de leur lignée), vers – 90 à – 85Ma. Côté papillons, les données fossiles ne permettent guère de dater les évènements car en général ils se fossilisent très peu et mal ; il faut donc croiser avec des données moléculaires ici à partir de deux gènes différents et avec plusieurs méthodes d’estimations des temps écoulés. La synthèse de ces données situe l’apparition de la famille des Piéridés dans un intervalle entre – 166 et – 79Ma et la divergence d’avec les Colias, le groupe-frère, et le passage des Fabales aux Brassicales comme plantes nourricières, aurait eu lieu dans un temps très proche de l’apparition des Brassicales en moins de 10Ma.

Si on compare ces deux groupes-frères ayant donc le même âge, on observe une forte disparité en termes de richesse en espèces et en diversité : la sous-famille des Colias compte actuellement 18 genres et 220 espèces contre 57 genres et 830 espèces pour les Piérinés ! Tout ceci suggère fortement que la diversité accrue des vraies Piérides résulte du passage vers de nouveaux hôtes, les Brassicales, un « milieu » quasiment libre compte tenu de sa toxicité et donc idéal pour permettre une forte expansion écologique. Cette innovation clé qu’est le système PSN a ouvert la porte d’un paradis toxique aux vraies Piérides, capables de traiter efficacement cette toxicité.

On tourne en rond !

Machaon : le représentant le plus commun du genre Papilio en France

On connaît un autre exemple du même type bien documenté de chenilles de papillons diurnes capables de détoxifier des poisons chimiques produits par des plantes, celui des papillons du genre Papilio (famille des Papilionidés éloignée des Piéridés) avec notamment une espèce bien connue en France, le machaon (Papilio machaon). 75% des chenilles des espèces de ce genre (environ 200 espèces) se nourrissent de plantes qui fabriquent des furanocoumarines très variées, substances hautement toxiques notamment par photosensibilisation (contact avec la peau en présence de lumière provoquant des brûlures par exemple) ; l’une d’elles, le psoralène est bien connu pour le traitement du psoriasis. On les trouve notamment dans l’ordre des apiales et dans la famille des Apiacées qui compte nombre d’espèces hautement toxiques. Ces plantes élaborent ces produits défensifs anti-herbivores à partir d’une superfamille de gènes dits du cytochrome P450 mono-oxygénase (que nous nommerons P450 dans la suite) qui permet la synthèse d’une grande diversité de ces substances. Or, on constate que la diversité des Papilio augmente avec celle des furanocoumarines fabriquées par les plantes hôtes des chenilles dans le cadre d’une classique course aux armements évolutive. Mais, le plus étonnant dans cette affaire, c’est que les chenilles des Papilio (et notamment celle du machaon) utilisent la même superfamille de gènes du P450 pour neutraliser les furanocoumarines : guérir le mal par le mal ! On connaît même un genre de papillon nocturne (Helicoverpa), très éloigné en termes de parenté des Papilio (les premiers ont divergé plus de 100Mo avant les seconds relativement récents) dont la chenille est capable elle aussi de neutraliser les furanocoumarines en utilisant la même superfamille de gènes P450.

Décidément ce P450 semble occuper une place pivot  dans les histoires de toxicité/détoxification ? Or, on sait que ce même P450 intervient lui aussi dans la voie métabolique des glucosinolates chez les Brassicales ! Donc, en fait (mais cela reste à préciser par de nouvelles études génétiques), l’émergence de la molécule PSN chez les piérides pourrait se situer dans un contexte de détoxification ancestral chez les Fables qui, elles aussi, contiennent des substances antiherbivores ! Le monde vivant est décidément bien petit !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Evolution of larval host plant associations and adaptive radiation in pierid butterflies. M. F. BRABY & J. W. H. TRUEMAN. J. EVOL. BIOL. 19 (2006) 1677–1690
  2. The genetic basis of a plant–insect coevolutionary key innovation. Christopher W. Wheat, Heiko Vogel, Ute Wittstock, Michael F. Braby, Dessie Underwood, and Thomas Mitchell-Olds. PNAS ; December 18, 2007 ; vol. 104 ; no. 51 ; 20427–20431