Intuitivement, on pressent que les fossés de drainage des terres agricoles représentent des corridors de dispersion a priori favorables pour la flore sauvage liée aux milieux humides. Mais est-ce aussi simple et à quelles conditions ? D’abord la qualité du corridor reste essentielle : si le fossé et ses abords sont aspergés de pesticides et d’engrais comme les terres cultivées traversées, alors on pressent là aussi que çà ne va pas le faire. D’autre part, il faut aussi qu’il y ait une source pour les espèces végétales. Enfin, on peut supposer que selon les espèces concernées et leurs traits de vie, notamment leur mode de dispersion, les effets risquent d’être bien différents. Tous ces aspects ont été étudiés grandeur nature aux Pays-Bas sur une période de dix ans avec des conclusions attendues et d’autres moins !

NB Les photos de paysages qui illustrent cette chronique viennent du Marais vendéen et ne correspondent pas entièrement à la problématique évoquée dans cette chronique : ici, le contexte agricole est nettement extensif.

MAEC

Cette étude (1) conduite aux Pays-Bas concerne une région humide et tourbeuse, dans le Brabant nord, le Noordwaard Polder avec une prédominance de prairies d’élevage ou de production de foin cultivées de manière intensive. Les champs longs et étroits sont séparés par des fossés de drainage de un à quatre mètres de large avec une surface en eau proche de celle des champs traversés. Dans ce paysage intensif, a été créé au fil des décennies un réseau de petites réserves naturelles faites de prairies gérées de manière extensive. En dehors de ces zones privilégiées et gérées pour leur biodiversité (oiseaux des prairies et flore), des programmes sont proposés aux agriculteurs volontaires et financés dans le cadre de la PAC pour atténuer les effets de l’agriculture intensive sur l’environnement : ce sont les mesures agroenvironnementales (ex MAE) devenues depuis 2015 les MAEC (le C pour climatiques).  Ainsi, sur le site du ministère de l’agriculture de France peut-on lire :

« Ces programmes permettent d’accompagner les exploitations agricoles qui s’engagent dans le développement de pratiques combinant performance économique et performance environnementale ou dans le maintien de telles pratiques lorsqu’elles sont menacées de disparition. C’est un outil clé pour la mise en œuvre du projet agro-écologique. Ces mesures sont mobilisées pour répondre aux enjeux environnementaux rencontrés sur les territoires tels que la préservation de la qualité de l’eau, de la biodiversité, des sols ou de la lutte contre le changement climatique. »

Aux Pays-Bas, dans ce contexte particulier, une des mesures proposées concerne les fossés et à leurs bordures : les agriculteurs impliqués s’engagent à ne pas épandre d’engrais ni déposer les produits de curage des fossés sur une bande de un mètre depuis le bord de l’eau libre du fossé.

Inefficace ?

Ces mesures sur les fossés ont été mises en place depuis plus de deux décennies et on peut évaluer leur impact sur la flore en mesurant la richesse en espèces végétales liées aux milieux humides installée le long de ces fossés. Pour cela, des bandes de recensements (quadrats) de 100 mètres de long sur un mètre de large ont été définis au long des réseaux de fossés de chaque exploitation concernée et tous les ans un recensement des espèces présentes est effectué. On a défini un certain nombre d’espèces-cibles particulières, au cœur d’enjeux de protection et de conservation (espèces rares ou en déclin) et les agriculteurs participent à ces relevés après une formation à l’identification des dites espèces. Ainsi, on dispose d’une base de données de milliers de relevés sur plus de dix ans après le début d’application de la MAEC.

Or, au bout de plus d’une décennie d’application, on constate que, certes, il y a un peu plus d’espèces cibles le long des fossés sous MAEC que pour ceux n’en bénéficiant pas mais on n’observe pratiquement aucune augmentation du nombre de ces espèces au fil du temps, quelque soit la gestion des fossés. Donc, tout semble indiquer que d’autres facteurs que les effets positifs des MAEC agissent sur la composition de la végétation des fossés. Parmi les explications à cette absence d’efficacité de telles mesures,  n’y a t’il pas avant tout un problème lié à la capacité de dispersion des plantes et notamment le problème de milieux sources susceptibles de fournir ces graines ?

Réserve-fossé

D’où l’idée de mener en parallèle des relevés dans les zones en réserve naturelle dispersées et fragmentées dans ce paysage agricole et de tester l’effet de la proximité plus ou moins grande avec une réserve sur la richesse des fossés traités sur le mode MAEC.

On constate alors qu’effectivement, le nombre d’espèces cibles diminue quand on s’éloigne de la réserve naturelle la plus proche mais cette diminution s’atténue progressivement avec le temps. Donc, les réserves jouent bien un rôle de sources alimentant la colonisation des fossés sous MAEC et que sur une période dix ans, les espèces cibles tendent à s’installer de plus en plus loin au long des fossés par rapport à la source. Deux explications ne s’excluant pas l’une l’autre permettent d’expliquer cette progression : des évènements répétés de colonisation à longue distance depuis la réserve ou l’effet « pas japonais » avec des individus installés depuis la réserve et qui à leur tout envoient des graines plus loin. Au passage, cette conclusion confirme aussi le rôle crucial de la dispersion depuis la source. Donc, d’une espèce à l’autre, selon son mode de dispersion, on devrait avoir des progressions sensiblement différentes.

A la nage

Colonies d’iris faux-acore le long d’un fossé, les pieds dans l’eau

Effectivement, les espèces qui dispersent leurs graines par la circulation de l’eau (hydrochorie : voir la chronique sur ce thème) connaissent une plus forte augmentation de leur colonisation au fil de la décennie quand on s’éloigne de la réserve-source. C’est le cas de l’iris d’eau, l’espèce qui progresse le plus loin et le plus vite.

Une étude portant sur la dispersion des plantes hydrochores le long des fossés apporte des informations complémentaires (2). En effet, par rapport aux classiques rivières, les fossés connaissent un régime d’écoulement lent à très lent et souvent une végétation qui encombre le fond. Trois espèces ont été testées avec des expériences de largage de graines colorées : outre l’iris d’eau, il y une lâiche (carex faux-souchet) et le rubanier dressé. Le principal facteur déterminant la vitesse de progression de ces graines qui flottent à la surface s’est avéré être … le vent ! La vitesse de l’eau au centre du fossé à mi profondeur ne semble pas influer car de toutes façons, même dans le meilleur des cas, elle reste toujours très basse. Les graines de rubanier progressent plus vite que les deux autres à cause de leur volume plus important à poids égal.

Dans un second temps, les facteurs qui favorisent le dépôt sur les berges (et la possibilité donc de s’installer) sont la couverture végétale en plantes aquatiques (frein puissant), la pente du fossé et les indentations des berges. Au bout de deux jours, la distance moyenne de transport varie entre 35 et 450m. Les changements de direction du vent peuvent modifier les échouages selon son orientation par rapport à l’axe du fossé. On découvre là comment un même mode de transport (flotter sur l’eau) peut être radicalement modifié par les conditions de milieu !

En vol

Parmi les espèces cibles testées, une seule avait un mode dispersion par le vent (anémochorie) : le cirse des marais. Il progresse certes le long des fossés mais moins que l’iris d’eau alors qu’a priori il est capable d’évènements de dispersion à longue distance. Contrairement à une idée reçue, la dispersion par le vent, même dans des habitats ouverts comme ceux-ci ne fonctionne pas forcément très bien car encore faut-il atterrir sur un site propice à l’installation.

Une autre étude  précédente (3) menée elle aussi aux Pays-Bas éclaire bien ce paradoxe ; elle portait sur deux espèces devenues là-bas très rares et localisées dans quelques sites de prairies maigres humides en réserve : la succise des prés et le cirse des Anglais. Leur aire de répartition s’est réduite à … 0,2% de leur aire originelle ! Tous deux se dispersent par le vent : la première à courte distance et le second avec ses akènes emplumés à longue distance. Et pourtant, ces deux espèces ne réussissent pas à coloniser de nouveaux sites réhabilités et potentiellement redevenus favorables ; curieusement le cirse des Anglais peine encore plus que la succise en dépit de son avantage à la dispersion ! En fait, pour trouver une bonne piste d’atterrissage quand elles sont devenues très rares et dispersées dans le paysage il faut être « aidé » par d’autres agents de dispersion : le bétail qui circule d’une parcelle à une autre ; les grandes inondations désormais contrôlées ; l’utilisation d’un matériel de fauche servant sur plusieurs exploitations ; … D’ailleurs, désormais, la seule solution viable consiste à importer des graines. Ironiquement, les auteurs de l’étude ajoutent que les seuls agents de dispersion qui restent actuellement sont les botanistes qui visitent les réserves les unes après les autres et transportent sur eux des graines (vêtements, chaussures) !

Déclin

Une espèce inféodées aux prés et ne disposant pas de mode de dispersion particulier (à part laisser tomber ses graines à proximité), le silène fleur-de-coucou ne se propage que très peu le long des fossés depuis les réserves et sa maigre avancée diminue de plus avec le temps, signe qu’il y a un problème au-delà du manque de dispersion. De même, la renoncule flammette, autre espèce des prairies non amendées, et bien que dispersée par l’eau ne réussit pas à progresser le long des fossés.

L’incapacité de ces espèces un peu spécialisées à se maintenir le long des fossés pourtant gérés en mode MAEC indique que des changements environnementaux défavorables sont intervenus le long des fossés (4). On constate que la flore globale des bords de fossés a évolué dans sa composition vers une prédominance d’espèces plus compétitives : ceci se traduit par une hauteur moyenne de végétation plus élevée avec des espèces vivaces en touffes de grande taille. Elles sont favorisées sans doute par l’enrichissement en nutriments des bords des fossés que même deux décennies de limitation n’arrivent pas à faire baisser significativement. Leur feuillage entretient une canopée en hauteur qui concurrence fortement les espèces plus basses moins compétitrices et typiques des prairies et habituées à subir les perturbations liées à la fauche ou au pâturage.

Solutions ?

Il faudrait donc arriver à inverser cette tendance qui bloque l’effet corridor réel des fossés. Cela montre en tout cas que les MAEC dans leur état actuel ne suffisent pas. On pourrait essayer de recréer au long des fossés une ambiance de prairies en générant des perturbations répétées telles que des fauches régulières pour limiter la dominance des grandes vivaces. Mais cela signifie encore des interventions humaines mécaniques avec consommation d’énergie et des impacts sur la faune nicheuse !

Il faut peut-être aussi reconnaître que ces « mesurettes » (de mon point de vue !) ne suffisent pas et que la crise de la biodiversité ne sera résolue que par de réels changements en profondeur : elles ne s’attaquent pas aux vrais problèmes qui affectent l’environnement à grande échelle bien au-delà d’une simple bande de deux mètres de large le long d’un fossé ! Il faut envisager à une échelle plus vaste une diminution de l’usage des intrants fertilisants : vaste révolution certes mais sans laquelle les effets resteront très limités et plus efficaces en termes de communication et de bonne conscience qu’en termes d’amélioration réelle de l’état de l’environnement.

il ne suffira pas de « protéger » modestement un mètre le long d’un fossé pour que la biodiversité revienne dans les paysages agricoles intensifs

BIBLIOGRAPHIE

  1. The effectiveness of ditch banks as dispersal corridor for plants in agricultural landscapes depends on species’ dispersal traits.  William F.A. van Dijk, Jasper van Ruijven, Frank Berendse, Geert R. de Snoo
. Biological Conservation 171 (2014) 91–98
  2. The dispersal and deposition of hydrochorous plant seeds in drainage ditches.Soomers, H., Winkel, D.N., Du, Y., Wassen, M.J., 2010. Freshw. Biol. 55, 2032–2046.
  3. Habitat fragmentation reduces grassland connectivity for both short-distance and long-distance wind- dispersed forbs. Soons, M.B., Messelink, J.H., Jongejans, E., Heil, G.W., 2005. J. Ecol. 93, 1214–1225.
  4. Shifts in functional plant groups in ditch banks under agri-environment schemes and in nature reserves.Van Dijk, W.F.A., Schaffers, A.P., Van Ruijven, J., Berendse, F., De Snoo, G.R., 2013. Aspects Appl. Biol. 118, 71–79.