Geraniaceae

La dispersion explosive, i.e. la projection des graines ou morceaux de fruits contenant des graines par éclatement du fruit initial se rencontre dans diverses familles : chez les fabacées avec l’éclatement des gousses des genêts par exemple (voir la chronique), chez les euphorbes dont les capsules éclatent en trois loges (voir la chronique sur l’épurge) ou chez les balsamines ou impatientes où la projection des graines peut atteindre les cinq mètres (voir la chronique). Mais dans la famille des géraniacées, la famille des géraniums, la dispersion explosive peut se prolonger chez certaines espèces d’un second mode de déplacement très original suivi d’un processus d’auto-enfouissement de la graine ; parfois même elle fait intervenir un troisième mode avec le vent comme allié ! Le plus étonnant dans cette double dispersion en deux temps, c’est que la même partie du fruit intervient de deux manières différentes dans les deux étapes successives.

Touffe fleurie et fructifiée d’érodium de Manseceau cultivé en rocaille (originaire des Pyrénées)

Bec-de-grue

Fruits d’érodium à feuilles de ciguë

La famille des géraniacées compte un peu plus de 800 espèces réparties dans sept genres; parmi ceux-ci, deux sont bien représentées dans notre flore : les géraniums sauvages (genre Geranium) avec au moins 25 espèces dont le géranium herbe-à-Robert auquel nous avons déjà consacré une chronique et les érodiums (genre Erodium) avec 17 espèces. Ces deux genres diffèrent nettement par la forme et la découpure des feuilles ainsi que la structure de la fleur ; mais ils partagent le même type de fruit assez surprenant d’aspect : comme une longue aiguille enchâssée dans une petite coupe avec à sa base cinq grains ronds. Ces fruits singuliers leur ont valu toute une série de noms populaires évocateurs : bec-de-grue, bec-de-cigogne, épingles de la Vierge, aiguilles à notre Dame, … En plus, ils sont souvent dressés et regroupés par deux ou plus ce qui renforce cet aspect d’aiguilles, totalement inoffensives. D’ailleurs les noms latins de ces deux genres dérivent eux aussi de ces analogies : geranium est une altération du latin classique geranion, lui-même issu du grec geranos qui signifie grue ; erodium lui dérive du grec erodion pour héron. On reste donc dans les longs becs d’échassiers !

Fruits verts dressés de géranium sanguin

A ces espèces sauvages, il faudrait ajouter les nombreuses espèces cultivées avec à la clé une ambiguïté quant à l’emploi nom populaire de géraniums. En effet, en horticulture, on nomme traditionnellement géranium d’une part les vrais Geranium botaniques tels que le géranium à grosse racine (G. macrorhizum) et ses hybrides ou le géranium de Renard (G. renardii) par exemple.

D’autre part, ce nom commun s’applique à d’autres plantes de la même famille réunies sous le genre Pelargonium qui compte plus de 280 espèces presque toutes originaires d’Afrique du sud : ce sont les « géraniums » hyper connus des jardinières suspendues. Bien que très différents au niveau de leurs fleurs, de leur port, de leur feuillage, ils n’en possèdent pas moins le même type de fruit en bec-de-grue mais souvent bien plus court.

Schizocarpe

Penchons nous donc sur ce fruit pour en comprendre le fonctionnement. Nous allons d’abord suivre l’adage botanique « telle fleur, tel fruit » puisque le fruit provient de la transformation du pistil de la fleur. Prenons l’exemple du géranium sanguin (G. sanguineum) aux fleurs assez grandes : les cinq beaux pétales pourpres (la corolle) sont sous-tendus chacun par un sépale vert étalé juste sous eux (le calice) ; au centre, on trouve d’abord un cercle de dix étamines dont la base des filets forme un manchon autour de l’ovaire ainsi caché. Néanmoins, on voit émerger au milieu de ce cercle, cinq appendices rouges, d’abord dressés puis étales : ce sont les cinq styles terminés chacun par un stigmate. Leur présence traduit la structure composée de l’ovaire pourtant unique : à l’intérieur, il est divisé en cinq loges contenant chacune un ovule, i.e. la future graine après la fécondation par le pollen. Pour l’instant, aucune trace de la moindre aiguille dressée !

Il faut attendre que la fleur fane après que les ovules aient été fécondés avec succès : pétales et étamines tombent et il reste le calice dont les sépales ont souvent tendance à se redresser formant ainsi une sorte de coupe verte et les styles au sommet de l’ovaire. C’est là que la métamorphose va avoir lieu : les styles plaqués contre une colonne centrale (la columelle ou le rostre) commencent à s’allonger par leur base tout en se collant très étroitement les uns aux autres ; on les retrouve ainsi progressivement perchés et serrés au sommet de ce long bec vert.

Parallèlement, au fond du calice, l’ovaire unique, d’un seul bloc au départ, se partage en ses cinq éléments unités, sous forme d’une capsule ovale rattachée chacune à un des longs styles en lanières : on parle de schizocarpe, un fruit multiple (d’apparence unique) mais qui se sépare à maturité en fruits élémentaires. On nomme méricarpe ou monocarpe chacun de ces fruits-unités, pour l’instant tous collés entre eux en une seule aiguille dressée !

Fruit dégagé du calice : il reste les filets des étamines fanées ; la colonne des arêtes prolonge les capsules ; noter le coude du pédoncule qui redresse le fruit progressivement à la verticale

Et on s’éclate !

Ce fruit vert, donc tenu d’un bloc par son aiguille dressée, va progressivement brunir et sécher, processus de maturation classique pour des fruits secs. C’est arrivé à ce stade que va avoir lieu la première étape de la dispersion : l’explosion de l’aiguille qui va séparer physiquement les cinq fruits élémentaires, déjà chacun dans leur loge indépendante. Les longues lanières crées par l’allongement des styles, des arêtes, sont certes unies entre elles étroitement sur leur longueur mais par un tissu fragile. Sous l’effet du dessèchement, ces arêtes se mettent sous tension (voir le mécanisme ci-dessous) : à un moment donné, brutalement, leur cohésion se rompt et soit elles se tordent ou soit elles s’enroulent en spirale sur elles-mêmes ce qui a pour effet de décoller et de soulever les capsules sur lesquelles elles sont fixées ; la columelle centrale, jusqu’alors cachée par les arêtes appliquées contre elle, se trouve ainsi mise à jour. C’est l’effet catapulte avec des conséquences différentes selon les espèces. On peut dégager trois grands types même si dans la réalité il y a bien plus de nuances dans les détails !

Chez de nombreux géraniums dont le géranium sanguin, avec des becs très allongés, l’arête se courbe aussi mais au moment de la rupture, la capsule fendue laisse échapper la graine projetée au loin ; l’arête reste accrochée au sommet de la columelle portant sa capsule vide redressée, donnant ainsi une image singulière qui a de quoi intriguer.

Chez les érodiums et quelques espèces de géraniums (dont le géranium livide G. phaeum), l’arête s’enroule sur elle-même en un certain nombre de tours de spirale, comme un tire-bouchon : elle se décolle au sommet et emporte avec elle la capsule avec sa graine ; dans ce cas, le fruit élémentaire tout entier se trouve donc projeté au sol depuis la plante-mère. Du fait de cette arête tordue, le fruit atterrit au sol la graine en avant.

Chez les géraniums du type herbe-à-Robert, l’arête se courbe brutalement vers le haut, se décroche du sommet et se trouve projetée avec sa capsule, laissant la columelle nue ; la graine atterrit au sol mais toujours dans sa capsule.

Ces géraniums ont des becs plutôt courts ce qui facilite le décollage initial.

Arêtes spiralées d’érodium de Manesceau

La spirale diabolique

Pour les deux derniers groupes mentionnés ci-dessus, l’histoire s’arrête là : la graine ou le fruit atterrit au sol, plus ou moins loin (quelques dizaines de centimètres en général) comme cela se passe pour les autres plantes à dispersion explosive citées en introduction. Par contre, pour les fruits du premier groupe dont ceux des érodiums, l’aventure ne fait que commencer ! Une fois au sol, l’ensemble arête spiralée sur elle-même et capsule avec la graine va se transformer au gré des variations d’humidité : l’arête s’enroule en hélice par temps sec et se déroule par temps humide ; elle a donc une sensibilité hygroscopique forte. Ces mouvements, associés aux poils plus ou moins longs qui recouvrent les arêtes, vont faire avancer l’ensemble juste posé au sol. Des dizaines de cycles enroulement/déroulement peuvent ainsi se succéder au gré de la météorologie jusqu’à ce que la graine tombe dans une fissure qui la bloque ; là, les mouvements continuent mais, cette fois, ils vont provoquer l’enfouissement de la graine de quelques millimètres dans le sol : voilà le mystérieux effet tarière annoncé dans le titre !

Des expériences menées sur l’érodium à feuilles de ciguë (E. cicutarium) espèce très commune, montrent que si la fissure où échoue la graine est étroite, cinq cycles suffisent à l’enterrer alors que si elle est large, au moins huit cycles deviennent nécessaires. Sur une autre espèce assez commune, l’érodium musqué (E. moschatum), on a mesuré une distance moyenne de projection par explosion à 56cm suivie d’un déplacement moyen de 7cm à la surface du sol avant enfouissement. Sur dix jours de suivi, près de 70% des fruits élémentaires s’étaient enterrés ; de manière contre-intuitive, le succès est plus grand sur un sol avec un peu de litière de déchets végétaux que sur un sol nu sans doute parce qu’il est alors moins compact et que les déchets servent de points d’appui.

Arête spiralée d’érodium sous la loupe

Expérimentalement, on a démontré que les graines auto-enterrées germent mieux, produisent des plantules avec des meilleures chances de survie et donnent des plants plus vigoureux ; le positionnement de facto de la graine en bonne position (la radicule vers le sol) au bout de son arête doit y être pour beaucoup notamment.

Mécanique hygroscopique

Des études mécaniques et microscopiques permettent de comprendre les mécanismes sous-jacents qui mettent en cause des tissus composés exclusivement de cellules mortes : les parois cellulaires de ces cellules sont faites de microfibrilles cristallines rigides de cellulose souvent organisées en hélice et incluses dans une matrice amorphe d’autres composés chimiques. Le mécanisme des mouvements hygroscopiques s’appuie sur une structure en bi-couches des tissus des arêtes : la couche externe rigide maintient l’arête droite dans le fruit non éclaté ; la couche interne subit une forte rétraction en séchant et elle induit la tension initiale dans l’arête ; son importance et sa structure cellulaire vont déterminer si l’arête se courbe (deux derniers groupes) ou s’enroule (premier groupe). On retrouve un tel mode de fonctionnement dans l’ouverture des écailles des cônes de pins par exemple. Cette couche interne varie beaucoup selon les espèces ce qui donne la diversité des scénarios quant au comportement de l’arête ; ainsi, il peut y avoir une surcouche externe faite de cellules mortes qui s’enroulent ce qui induit un fort enroulement de l’arête avec de nombreux tours et un rayon de spirale très serré.

Cette structure a donc subi au cours de l’évolution de cette famille de fortes pressions de sélection ce qui a conduit à cette subtile et remarquable diversification dans les détails. Ainsi chez les Pelargonium, les « faux-géraniums », l’arête s’enroule très fortement sur elle-même du fait de cette surcouche et comme elle porte en plus un revêtement de longs poils, l’arête enroulée se transforme en parachute … dispersé par le vent ! Chez d’autres espèces, des arêtes plus raides et plus épaisses accumulent plus de tension en séchant et peuvent projeter leurs fruits élémentaires jusqu’à trois mètres de distance. La longueur de l’arête et sa pilosité influent aussi sur la résistance qu’elle va opposer au vent lors de l’éjection balistique : ainsi chez le géranium mou (G. molle), la conformation de l’arête oppose peu de résistance et permet une dispersion de plusieurs mètres !

Evolutions multiples

Cet exemple illustre superbement comment à partir d’un modèle basique (l’arête et son fruit à une graine) on peut aboutir à des résultats finaux très différents sur la base de subtiles variations : ce sont autant de « solutions » différentes dans des environnements plus ou moins contraints. L’innovation évolutive « schizocarpe à arêtes » ne s’est pas arrêtée là : elle n’a cessé et ne cesse plus d’être modifiée sous les pressions de sélection infinies des différents milieux de vie ou des changements de conditions climatiques. On a ainsi comparé quatre espèces d’érodiums annuels se côtoyant dans les mêmes milieux herbeux et on a constaté de nettes différences dans la vitesse d’enfouissement de leurs graines et leur succès selon des microhabitats au sein de leur milieu de vie. Les espèces avec de plus gros fruits semblent favorisées lors des années avec une période humide prolongée alors que les espèces à petits fruits seraient favorisées lors des épisodes estivaux secs, leurs graines étant dispersées plus tôt au printemps. Tout en nuances !

Au final, il semble qu’au cours de l’histoire de cette famille, ce soit la forme « enroulement en spirale » typique des érodiums (mais aussi de certains géraniums) qui soit apparue en premier avant d’évoluer vers le modèle « arête courbée » par modifications du système bi-couches avec plein de variantes (graines expulsées ou pas ; arête restant accrochée ou pas ; etc….) ; une autre voie s’est ouverte chez les pélargoniums avec une évolution convergente vers le mode parachute si répandu par exemple chez les astéracées (voir la chronique sur le salsifis).

Fruits de géranium des Pyrénées, espèce très commune en plaine ; noter la manière dont les fruits sont tenus dressés ce qui facilitera la projection des graines lors de l’explosion.

BIBLIOGRAPHIE

  1. The mechanics of explosive dispersal and self-burial in the seeds of the filaree, Erodium cicutarium (Geraniaceae). Dennis Evangelista, Scott Hotton and Jacques Dumais. The Journal of Experimental Biology 214, 521-529
 ; 2011.
  2. Self-Burial Behaviour of Erodium Cicutarium Seeds. Nancy E. Stamp. Journal of Ecology. Vol. 72, No. 2 (Jul., 1984), pp. 611-620
  3. Tilted cellulose arrangement as a novel mechanism for hygroscopic coiling in the stork’s bill awn. Yael Abraham et al. J. R. Soc. Interface (2012) 9, 640–647
  4. Hygroscopic movements in Geraniaceae: the structural variations that are responsible for coiling or bending. Yael Abraham and Rivka Elbaum. New Phytologist (2013) 199: 584–594
  5. Seed Dispersal of Four Sympatric Grassland Annual Species of Erodium. N. E. Stamp. Journal of Ecology. Vol. 77, No. 4 (Dec., 1989), pp. 1005-1020

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les géraniacées cultivées
Page(s) : 377-390 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez des géraniums sauvages
Page(s) : 338-345 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages