Nigella damascena

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La « fleur bleue », c’est la nigelle de Damas, une jolie fleur très cultivée comme annuelle ornementale dans les jardins mais qui possède par ailleurs une longue histoire de liens étroits avec l’Homme comme médicinale et/ou épice par ses graines.

Cette chronique va parcourir les grandes et petites histoires associées à cette plante. Nous commencerons par l’inventaire historique des noms populaires qui lui ont été attribués, inventaire compliqué par de nombreuses confusions. Ensuite, nous détaillerons des fouilles archéologiques récentes avec la première trace de sa présence en Europe centrale. Enfin, nous terminerons avec la grande histoire des sciences car des chercheurs (français) ont récemment remis la nigelle de Damas sur le devant de la scène scientifique à cause d’un de ses cultivars : celui-ci s’est révélé être une formidable plante modèle pour comprendre le fonctionnement des gènes qui contrôlent la floraison. En route donc sur les chemins historiques de la fleur bleue !

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Fleur de fenouil

La fleur de la nigelle de Damas ne manque pas de charme dès le premier coup d’œil : outre son beau bleu azur, ce qui la rend si élégante et attrayante, c’est sa collerette (involucre) de bractées finement découpées en lanières étroites enchevêtrées qui tissent ainsi autour de la fleur proprement dite un halo vaporeux des plus délicats. Ceci n’a pas échappé à nos ancêtres comme en témoigne la longue liste des surnoms populaires liés à cet effet. Les uns font référence à des valeurs féminines disons positives et portant une certaine charge poétique : amour dans la brume (love-in-a-mist) ; cheveux de Vénus ; épousée sans voile ; dame en haillons (ragged lady) ; dame au bois ; nigelle des Dames. D’autres font appel à une certaine charge religieuse plus pesante : le diable dans un buisson (devil-in-a-bush) ; l’herbe de l’évêque (bishop’s wort) ; la fleur de Sainte-Catherine, les bractées rayonnantes rappelant la roue des suppliciés qui aurait du briser ses membres selon la légende. D’autres noms rappellent une certaine ressemblance avec d’autres plantes portant des feuilles ainsi découpées ou avec des animaux : fleur de fenouil (fennel flower) ; barbe de capucin ou barbeau ; pattes d’araignée. Beau pedigree culturel pour une fleur !

Noire de nature

Les autres noms populaires ou anciens se rattachent aux graines, la partie active de la plante en termes de propriétés médicinales ou gastronomiques. Les fruits secs en forme de grosses capsules renflées à cinq cornes (qui correspondent aux cinq styles des cinq pistils soudés entre eux) renferment de nombreuses graines d’un noir velouté intense et finement verruqueuses. Ces graines possèdent une particularité étonnante : elles répandent un parfum marqué de fraise quand on les stocke dans un récipient fermé !

Le nom nigelle dérive justement de niger, noir ; ce nom se retrouve dans d’autres langues comme en allemand, en flamand ou en italien. Pour les Anciens Grecs, les nigelles en général étaient des melanthion, mot-à-mot « des fleurs noires » (melano pour noir et anthos pour fleur) : dans l’Antiquité, on nommait fleur aussi bien la fleur elle-même que le fruit qui en dérivait ce qui était somme toute une très bonne perception du vrai sens de ces deux organes.

On trouve ces mentions dans les textes antiques comme ceux d’Hippocrate ou de Pline l’ancien mais la grande difficulté est de savoir de quelle plante parlaient-ils exactement ? En effet, il existe de nombreuses espèces de nigelles dont une majorité sont originaires du bassin méditerranéen et au moins une autre espèce, la nigelle domestique (Nigella sativa) était elle aussi largement cultivée.

La mauvaise réputation

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Un premier indice de confusion dans les textes antiques concerne la dangerosité de ces graines ; ainsi Dioscoride, après avoir cité tout un ensemble d’usages médicinaux, attire l’attention sur les dangers d’une utilisation trop importante de ce remède. Or, sur cet aspect, même actuellement les avis divergent : la présence d’alcaloïdes invite à la méfiance ; mais certaines études pharmacologiques (1) montrent l’absence d’effet toxique sur le foie et les reins de souris d’un extrait méthanolique de ces graines. Dans les pays d’Afrique du nord et du Moyen-Orient, on les consomme régulièrement comme épice en les ajoutant dans le pain ou le fromage. Personnellement, j’ai eu l’occasion de boire un café aromatisé aux graines de nigelle de Damas dans une oasis algérienne au cœur du Grand Erg occidental : une petite merveille de subtilité odorante ! Tout ceci indique que si il y a toxicité, elle doit être relative et affaire de forte consommation. Alors, pourquoi cet avertissement sur un danger de ces graines ? Selon le principe de précaution, faute de données tranchées, il faut donc s’abstenir de consommer les graines de nigelle de Damas !

En fait, depuis l’Antiquité, il semble que l’on ait confondu sous un même nom collectif des plantes aux graines noires et croissant naturellement dans les moissons (messicoles) comme le font la plupart des nigelles. Parmi elles figure la célèbre nielle des blés (Agrostemma githago), une Caryophyllacée aucunement apparentée aux nigelles mais dont les graines noires s’avèrent éminemment toxiques pour l’Homme. Notez bien la proximité de nielle et nigelle ! Au Moyen-âge, on utilisait un mot collectif pour ces plantes : git ou gith (qui englobait aussi l’ivraie, une graminée des moissons aux graines elles aussi très toxiques) sans oublier le célèbre ergot du seigle, un champignon noir lui aussi. On retrouve cette racine gith dans l’épithète latin githago de la nielle.

Epice et médicament

La nigelle citée dans le Capitulaire de Villis, la liste des plantes à cultiver dans tous les monastères édictée sous le règne de Charlemagne, semble plutôt être la nigelle cultivée ou cumin noir aux fleurs presque blanches. En 1543, L. Fuchs donne une première description détaillée permettant d’identifier la nigelle de Damas, qui, comme son nom l’indique, est originaire du Proche-Orient et de l’Est de la Méditerranée. Surnommée coriandre suisse, on lui assigne toute une série de propriétés : contre les ulcères et diverses douleurs, contre les maladies pulmonaires ou pour améliorer la digestion (carminative) ; on trouve aussi des mentions de diurétique ou de vermifuge. La médecine populaire sicilienne lui assigne des propriétés emménagogues (qui facilite l’apparition des règles) ce qui rejoint ce qu’en disait Hippocrate pour faciliter la grossesse. Les études modernes montrent effectivement une activité oestrogénique ainsi que des propriétés analgésiques.

Le fort parfum et le goût piquant expliquent son usage ancien comme épice ou aromate ainsi que ses supposées propriétés digestives ; on l’utilise même pour parfumer des bonbons. L’huile essentielle des graines est utilisée par ailleurs en parfumerie (voir l’odeur de fraise) ou en cosmétique dans des rouges à lèvres.

Le grand voyage

Il restait une inconnue jusqu’à récemment : quand exactement la nigelle de Damas est-elle parvenue en Europe ? On vient de voir que les textes anciens ne permettent guère de répondre à la question vu les confusions associées. En 2005, dans les Alpes du Tyrol autrichien (2), des fouilles archéologiques menées sur un amas de scories liées à l’exploitation d’un filon de cuivre et datées de la fin de l’âge du Bronze (1410 à 920 avant J.C.) ont mis à jour une graine de nigelle de Damas au milieu d’autres restes végétaux. L’identification au rang d’espèce a été rendue possible par son parfait état de conservation ; elle possède bien la forme triangulaire ovale avec une surface finement tuberculée et un réseau de crêtes bien visible ; au microscope, de petits mamelons qui coiffent chacune des cellules convexes de l’épiderme signent cette espèce et permettent d’écarter une autre espèce très proche, Nigella elata de Turquie.

On a trouvé par ailleurs une graine de millet (Panicum milliaceum), une graminée comestible dont on sait qu’elle était cultivée à cette époque dans les Alpes. Les graines de nigelles ont-elles alors servi à aromatiser ce gruau, ces graines consommées cuites vu qu’elles ne sont pas panifiables (absence de gluten) ? En sa compagnie, on trouve aussi des restes de plantes rudérales : orties, mouron des oiseaux et carotte sauvage (sous forme de fruits ou graines). Alors, n’était-elle qu’une introduction fortuite amenée avec d’autres graines de plantes cultivées ? La nigelle de Damas a d’ailleurs actuellement ce comportement dit d’adventice ou d’échappée de culture mais elle ne se naturalise pas définitivement. On ne peut trancher mais par contre cette découverte confirme bien qu’il y avait des échanges importants entre les Alpes d’Europe centrale et la région égéenne et ce dès l’âge du Bronze au moins.

Le mutant T

En 1927, H.J. Toxopeus publie une synthèse sur l’existence de deux formes florales chez la nigelle de Damas : la forme sauvage dite P (pour pétales) et une forme mutante dite T connue en horticulture comme la nigelle à « fleurs doubles ». Un tel dimorphisme n’est pas rare chez les plantes à fleurs mais celui-ci va se révéler plus tard d’un grand intérêt scientifique.

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Pétales nectarifères d’une fleur sauvage ; on voit les boules brillantes (pseudo-nectaires) et la poche nectarifère en avant

Regardons d’abord la forme sauvage P, belle occasion de regarder de plus près cette fleur, au-delà de son « halo de brume » ! Cinq sépales ovales, terminés en pointe lancéolée, se signalent par leur coloration bleue ; on les prend d’ailleurs souvent pour des pétales car ces derniers, en cercle à l’intérieur, présentent un aspect très inhabituel : au nombre de 5 à 10, ce sont des petits organes bleu noir formés d’une base étroite en forme de pédoncule et deux lobes terminaux portant deux billes rondes brillantes (des pseudonectaires) et une poche nectarifère couverte par une écaille plate comme par un couvercle ! Ce sont eux que les abeilles visitent avec assiduité pour récolter le nctar assurant ainsi la pollinisation en frottant leur corps velu sur les stigmates au-dessus. Ensuite viennent les étamines au nombre de 25 mais disposées par paquets de trois et, au centre, les 3 à 5 pistils surmontés chacun d’une corne, le style avec le stigmate récepteur terminal (voir la description du fruit ci-dessus).

La forme mutante T possède elle aussi cinq sépales externes mais ensuite il n’y a plus de pétales (forme dite apétale) ; ils sont remplacés par des pièces bleues ressemblant aux sépales mais se transformant progressivement quand on se rapproche du centre : on trouve ainsi tous les intermédiaires avec d’abord de vrais faux-sépales, puis des faux-sépales à deux dents ou trois dents et, enfin, des faux-sépales se rapprochant des étamines avec un pédoncule fin en forme de filament comme celles-ci et parfois des ébauches d’anthères !

Toxopeus a montré que ce caractère est dirigé par un seul gène existant sous deux formes (allèles) : la forme P dominante et la forme p. Les individus PP ou Pp ont des fleurs avec des pétales (type P) tandis que les individus pp ont des fleurs de type T.

La boîte de Pandore

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Fleurs doubles mutantes : au jardin, elles ont l’inconvénient de ne pas attirer les insectes car elles n’ont pas de pétales nectarifères

Une équipe française (3 et 4) s’est penchée sur ce mutant T car il présente deux aspects pas ordinaires : la présence d’organes intermédiaires entre sépales et étamines avec tous les intermédiaires comme si les frontières entre les deux étaient effacées et l’augmentation (presque le double) du nombre total de pièces florales non reproductrices bien que les pétales disparaissent ! Cette originalité va leur permettre de mettre en évidence le fonctionnement d’un jeu de gènes du développement : le paralogue NdAP3-3 du groupe fonctionnel B !!! Impossible ici d’entrer dans le détail de ce mécanisme très complexe mais fort intéressant : disons simplement que ce gène joue un double rôle déterminant l’identité des pétales nectarifères et agissant sur le développement des boutons floraux et l’initiation des différentes pièces. Ils ont de plus montré que moins il y avait de bractées à la base de la fleur et plus il y avait de sépales ce qui souligne la complexe subtilité de la mise en place des différentes structures d’une fleur.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. ACUTE AND SUB-CHRONIC TOXICITY STUDY OF NIGELLA DAMASCENA METHANOLIC SEED EXTRACT IN MICE. BOUGUEZZA YACINE et al. Int J Pharm Bio Sci ; 2013; 4(2): (P) 413 – 419
  2. The oldest evidence of Nigella damascena L. (Ranunculaceae) and its possible introduction to central Europe Andreas G. Heiss · Klaus Oeggl. Veget Hist Archaeobot (2005) 14:562–570
  3. An APETALA3 homolog controls both petal identity and floral meristem patterning in Nigella damascena L. (Ranunculaceae). Beatriz Goncalves et al. The Plant Journal (2013) 76, 223–235
  4. Floral vascular patterns oF the double-flowered and wild-type morphs of Nigella damascena L. (Ranunculaceae). Thierry Deroin, Catherine Damerval, Martine Le Guilloux, Florian Jabbour. Modern Phytomorphology 7: 13–20, 2015

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les nigelles
Page(s) : 594-595 Guide des Fleurs du Jardin
Retrouvez la nigelle de Damas
Page(s) : 450 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages