Apus apus

Silhouette aérodynamique du martinet noir en vol

Dans la chronique « Dormir et voler », nous avons exposé ce formidable comportement des martinets noirs en période de nidification (ces oiseaux migrateurs ne sont présents sous nos cieux que de mai à début août) qui montent le soir, après s’être livrés à des parties collectives endiablées de poursuites aériennes ponctuées de cris stridents, les « screaming parties » comme disent si bien les anglais : arrivés à une certaine altitude (jusqu’à 3 km), ils continuent de voler mais tout en dormant, apparemment d’un œil avec un seul hémisphère cérébral « endormi ». Cependant, ce sommeil aérien ne concerne qu’une partie des individus, essentiellement les non-nicheurs au moins jusqu’à mi-juillet : les nicheurs redescendent dormir dans leur nid auprès de leur progéniture. Ce comportement social d’ascension en altitude ne se limite pas en fait à cette simple « montée au lit » mais correspond à d’autres buts vitaux encore plus surprenants que l’on commence juste à appréhender.

« Screaming party » de martinets .. sans le son !

Matin et soir

Martinet nicheur venant nourrir ses jeunes : le nid est dans une cavité de ce mur devant laquelle l’oiseau s’est accroché

Une étude avec détection par radars au dessus de l’immense lac côtier d’IJssell aux Pays-Bas (1) montre que cette ascension se produit en fait deux fois par jour à l’aube et au crépuscule et concerne tous les oiseaux, nicheurs ou pas. Par beau temps, le soir, les martinets chassent encore plusieurs heures à « basse » altitude (en-dessous de 300m), exploitant les essaims d’insectes volants (chironomes notamment). Mais, aussi bien le matin que le soir, pendant une période plus ou moins longue (souvent moins d’une heure), les oiseaux montent bien plus haut y compris par mauvais temps : ce n’est donc pas pour se nourrir ni pour dormir (au moins dans un premier temps et aps le matin en tout cas). Tout indique donc que cette ascension au moment du changement de lumière ( nuit/jour et vice versa) remplit une autre fonction.

Ces comportement rappellent ceux des passereaux migrateurs : ceux qui voyagent de jour (comme les grives par exemple) montent en altitude le matin après leur départ lors de la migration d’automne ; ceux qui voyagent de nuit (les fauvettes par exemple) le font le soir avant la tombée de la nuit. Dans les deux cas, on suspecte un comportement d’orientation ce qui laisse supposer qu’il doit en être de même pour les martinets. On sait par ailleurs que les martinets qui sont montés le plus haut montrent ensuite des activités de chasse encore plus synchrones : on s’oriente donc vers un comportement social d’orientation avec des échanges d’informations : mais lesquelles et comment ?

Une fois le nourrissage effectué, l’oiseau décolle en se mettant dans le vide

Fausses pistes

Une étude plus récente (2) a utilisé un radar permettant non seulement de détecter les oiseaux mais aussi de mesurer la densité des groupes et de suivre le rythme des battements d’ailes ! Elle permet d’abord d’écarter des hypothèses autres que celle du sommeil. On avait pensé que cette ascension serait une forme d’économie d’énergie permettant d’aller chasser là où il y a moins de vent. Or, l’étude montre que leur vitesse de déplacement est indépendante de la vitesse du vent ! Elle montre aussi que les martinets pourraient chasser autour de minuit quand ils atteignent environ 600m d’altitude mais cela ne doit être qu’occasionnel car au crépuscule, les insectes ont plutôt tendance à descendre.

Les ascensions à l’aube et au crépuscule semblent s’insérer dans un mouvement des masses d’air ambiantes avec une poussée ascensionnelle. On pensait aussi qu’ils cherchaient peut-être à suivre la course du soleil levant ou couchant : or, les vitesses d’ascension mesurées dans cette étude ne collent pas avec cette hypothèse.

Crépuscule nautique

L’étude montre que les martinets, lors de leur ascension, atteignent leur altitude maximale à un moment assez précis connu en navigation maritime sous le nom de crépuscule nautique : techniquement, c’est l’instant où le centre du soleil se trouve à 12° au dessous de l’horizon et il se situe dans la seconde phase du crépuscule matinal ou du soir. Et alors me direz-vous ? Or, il se trouve que cet instant est celui où à la fois l’horizon et les étoiles les plus brillantes restent visibles en même temps : autrement dit, il s’agit d’un instant clé pour s’orienter. De plus, le degré de polarisation de la lumière atteint un maximum entre le début du crépuscule et la fin de cette période dite nautique. Or, les oiseaux, dont les martinets possèdent une capacité à percevoir cette lumière polarisée à partir de laquelle ils seraient capables de calibrer une sorte de boussole magnétique interne.

La nouvelle hypothèse serait donc que les martinets se servent de cette ascension au crépuscule pour deux fonctions qui se complètent : d’une part, évaluer leur environnement en termes de paysage (points de repère au sol) et/ou de météorologie (détecter par exemple les masses nuageuses à l’horizon s’il y en a) ; d’autre part, capter des indices d’orientation ou de navigation. Ces informations seraient collectées pendant toute la montée verticale tout en étant indexées sur le degré de polarisation de la lumière, fournissant aux martinets un calibrage précis de leur boussole.

Prendre de la hauteur

Cette ascension pourrait fonctionner selon deux modes différents. Soit ils cherchent à monter au plus haut qu’ils peuvent (jusqu’aux limites physiologiques compatibles avec le vol), ce qui leur permet d’élargir considérablement leur horizon visuel. Quand on monte de 100m d’altitude à 2km, l’horizon passe lui de 35 à 160km : ils disposent donc d’un immense espace pour observer les masses nuageuses, leur localisation et leurs mouvements ! Ainsi, ils peuvent choisir de manière fine quelle partie de l’atmosphère chauffée par le soleil (là où volent les insectes) ils vont pouvoir exploiter dans la journée ou en début de nuit.

Autre possibilité (qui ne s’exclut pas avec la précédente) : tout en montant, les martinets pourraient évaluer la colonne verticale parcourue en recueillant plusieurs données : la vitesse du vent, sa direction, les températures, … On évoque même, compte tenu de leur comportement social élaboré, la possibilité qu’ils échangent entre eux les informations recueillies par chacun pour décider d’un cap moyen ! Il reste à étayer ces hypothèses avec des expériences in vivo pas faciles à conduire !

Il se dégage donc une image de fins météorologues doublés de navigateurs hors pair qui choisissent un moment très précis, optimal, pour engranger un maximum d’infos pertinentes et décider des terrains de chasse. Il faut se rappeler que les martinets (voir la chronique Dormir et voler) sont extrêmement tributaires des insectes aériens, leur seule nourriture et donc des conditions météorologiques ; si la météo locale est défavorable, ils peuvent parcourir de grandes distances pour aller chasser mais ils doivent savoir à l’avance où aller pour être sûr de trouver leur pitance (et celle des jeunes en développement !). S’ils partaient au hasard, les dépenses énergétiques ne seraient pas toujours récompensées !

Dauphins ou thons volants !

Les chercheurs qui étudient les martinets les comparent volontiers à des dauphins ou des poissons pour trois raisons. D’abord, comme les dauphins ou certains grands poissons, ils sont capables de se déplacer de manière continue sur de longues périodes dans leur élément « fluide» (voir la chronique Dormir et voler). Ensuite, on connaît des mouvements quotidiens similaires chez le thon rouge du Sud (océan Pacifique) qui plonge jusqu’à 600m de profondeur au crépuscule, comportement que l’on associe aussi à une forme d’orientation ou de navigation : des signaux nécessaires à celles-ci ne seraient accessibles qu’à une certaine profondeur.

Enfin, dans le domaine de la vie sociale, on a observé chez les martinets des comportements épimélétiques, i.e. d’entraide altruiste envers des animaux malades, blessés ou morts et que l’on connaît bien chez divers mammifères dont les dauphins. Au moins huit cas (3) ont été documentés allant de martinets adultes qui escortent des jeunes, à des groupes qui entourent un nouveau-venu jusqu’à des cas d’adultes touchant un jeune par en dessous pour l’aider ; on a même pu tester ce comportement avec un martinet factice ! Enfin, il a même été observé un comportement bienveillant envers une jeune hirondelle de fenêtre qui réclamait de la nourriture (rappelons que les martinets ne sont pas du tout des hirondelles). Cette entraide s’est sans doute développée du fait de la fragilité des jeunes qui, s’ils tombent au sol, auront peu de chances de pouvoir décoller et ont de fortes chances de périr du fait de leurs pattes très courtes (voir le paragraphe Apode de la chronique dormir et voler).

Désormais, quand vous admirerez du regard la trajectoire folle des martinets qui crient dans le ciel, vous pourrez y ajouter un profond respect pour ces oiseaux aux capacités décidément hors normes !

BIBLIOGRAPHIE

  1. DUSK AND DAWN ASCEND OF THE SWIFT, Apus apus L. Luit S. Buurma. INTERNATIONAL BIRD STRIKE COMMITTEE IBSC25/WP-BB2 Amsterdam, 17-21 April 2000
  2. Twilight ascents by common swifts, Apus apus, at dawn and dusk: acquisition of orientation cues? Adriaan M. Dokter et al. Animal Behaviour 85 (2013) 545-552
  3. Epimeletic behaviour in airborne Common Swifts Apus apus: do adults support young in flight? OLLE TENOW, TORBJÖRN FAGERSTRÖM & LARS WALLIN. ORNIS SVECICA 18: 96–107, 2008

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le martinet noir
Page(s) : 338 Le Guide Des Oiseaux De France