Drôle de titre très mystérieux ! Evacuons d’abord la dette d’extinction qui a déjà fait l’objet d’une chronique de présentation générale ; rappelons brièvement de quoi il s’agit. Soit un habitat avec sa communauté d’êtres vivants qui a subi une destruction partielle : la dette se mesure par le nombre ou la proportion d’espèces actuelles occupant encore l’habitat et qui vont s’éteindre plus ou moins vite suite à cette perturbation majeure et sans qu’une nouvelle perturbation n’intervienne. Il s’agit d’un processus malheureusement très répandu dans les écosystèmes malmenés par les activités humaines, très insidieux car il conduit à sous-estimer les réels dégâts infligés à la biodiversité car cette dette ne sera apurée parfois que longtemps après.

Si les scientifiques ont certes développé cette notion à partir de plusieurs théories (voir la chronique de présentation de la dette) et l’ont validé sur le terrain indirectement, ils ont besoin d’en démontrer l’existence tangible via des expérimentations. Mais, comment expérimenter un tel problème qui agit sur un temps long et à l’échelle d’écosystèmes ? L’ingéniosité des chercheurs en écologie n’ayant pas de limites, ils ont imaginé un protocole très astucieux pour simuler la fragmentation d’un habitat suite à sa destruction partielle et pouvoir suivre les extinctions de faune qui vont en résulter : utiliser des micro-écosystèmes bien réels, ceux des tapis de mousses sur des pierres !

Beau microcosme en coussinets sur un muret de pierre

Nano-monde

On ne suspecte pas l’étendue de la diversité de la faune qui peuple ces petits coussins ou tapis de mousses sur les rochers. Et pourtant, à leur échelle d’ultra-nains, ces animaux microscopiques ne manquent pas d’originalité et présentent des aspects déroutants. Les noms des groupes auxquels appartiennent ces animaux ne sont guère connus que des spécialistes de la faune du sol : protistes (êtres unicellulaires tels que les paramécies) ; nématodes (sortes de vers transparents) ; tardigrades (les « oursons d’eau » des anglo-saxons), étranges animaux avec quatre paires de pattes ; rotifères dotés d’une couronne de cils et tout un ensemble hétéroclite de microarthropodes. Parmi ces derniers, on trouve surtout des acariens (Arachnides) et des collemboles (proches des Insectes).

Dans cette étude (1), les chercheurs se sont concentrés sur la faune des acariens composée d’espèces prédatrices (aux dépens d’autres acariens ou de nématodes) et d’autres herbivores (se nourrissant de champignons) ou décomposeurs (matière organique morte). Ils représentent près de 70% de la faune totale de ce petit monde et structurent par leur dominance donc les réseaux trophiques très complexes de ce milieu. Le milieu retenu consistait en des tapis de mousses continus recouvrant des dalles naturelles de calcaire en Angleterre. A l’échelle de ces micro-animaux (moins de 1mm pour la plupart), ces tapis sont ni plus ni moins de vastes forêts très denses et hautes sans discontinuité.

Simulations

Deux séries d’expérimentations consécutives ont été mises en place. La première visait à reconstituer un épisode de fragmentation brutale d’un milieu continu. Sur huit dalles sélectionnées et couvertes de mousses, on garde une moitié intacte qui sert de contrôle (avec une surface minimale de 50 par 50cm) et l’autre moitié subit une fragmentation en découpant des ronds de mousses vivantes de 20 ou de 200 cm2 distantes entre elles de 15cm ; là, nos micro-animaux se trouvent confrontés à une surface rocheuse nue très inhospitalière car directement exposée au soleil que ces animaux n’ont pas l’habitude d’affronter. Tous les deux mois, pendant douze mois, un des fragments découpés de chaque dalle est prélevé et installé sur un extracteur de faune éclairé par une lampe.

Corridor naturel entre deux gros coussinets de mousses : une série de petits coussinets permettent la circulation

La seconde série d’expériences visait à reconstituer de nouveau une fragmentation mais avec différents degrés de connexion entre ceux-ci, ce que les écologistes appellent des corridors. Sur sept dalles, on instaure quatre types de traitements :

– continent-îles séparées : un carré central d’au moins 50 x 50cm entouré de douze fragments ronds de 10cm2 écartés du « continent »

– îles : que des fragments ronds séparés les uns des autres

– continent-îles reliées par un corridor : des bandes de mousse vivante de 7 x 2cm relient chaque fragment (île) au continent

– contient-îles avec corridors interrompus : au milieu de chaque bande corridor, on ménage un passage de roche nue de 2-3cm de large.

Là encore, on effectue des prélèvements réguliers pour suivre l’évolution de la communauté d’acariens ; dès lors qu’une espèce n’apparaît plus on la considère comme éteinte.

Expériences dynamiques

Le but recherché de ces expériences in natura est de provoquer une désorganisation des communautés d’acariens installées dans ces tapis de mousses sous la forme de disparition d’espèces (extinctions locales), de variations d’abondance et de biomasse. On ne reconstitue donc pas des microcosmes artificiels comme cela s’est fait dans d’autres études avec toutes les limites que cela pose. Le fait d’avoir suivi ces fragments sur douze mois signifie qu’on travaille ici à l’échelle de plusieurs générations successives chez ces micro-animaux à durée de vie courte et à fort taux de renouvellement sur toute l’année ou presque car ils bénéficient d’un microclimat très abrité au sein des ces tapis.

Créer des espaces dénudés de roche nue entre les ilots de mousse revient à ce qui se passe pour nombre de milieux enclavés au sein de zones agricoles mais à une toute autre échelle. on instaure ainsi des espaces hostiles à la dispersion très limitée de ces animaux qui ne savent que se déplacer de proche en proche en restant à l’abri de leurs tapis douillets et humides. Les bandes de mousses qui relient les îles au continent correspondent par exemple à des haies ou des bandes herbeuses non cultivées reliant des parcelles de pelouses sèches au milieu de cultures ou des fossés reliant deux zones humides ou des haies boisées entre deux bois séparés…

Il s’agit donc bien d’une expérience « grandeur nature » ou plutôt grandeur micro-nature mais avec la structure d’écosystème comme cadre et ses réseaux trophiques, son organisation et son fonctionnement.

Dalle rocheuse avec son tapis de mousse presque continu : une immense forêt vierge !

Effets de la fragmentation

Les taches isolées connaissent une baisse significative de leur richesse en espèces d’acariens, une baisse de l’ordre de 25 à 40% des espèces ; mais l’effet ne se fait vraiment sentir qu’au bout de six mois après l’intervention perturbatrice. Autrement dit, ces expériences démontrent l’existence bien réelle d’une dette d’extinction d’une durée de l’ordre de six mois, soit d’au moins trois générations ou plus de ces animaux ! La majorité des espèces éteintes seraient des prédateurs, un groupe connu pour sa sensibilité aux conditions d’habitat. En effet, de profonds changements microclimatiques affectent ces taches isolées : entourées désormais d’espaces nus, elles se dessèchent rapidement sur les bords (effet de lisière) ce qui affecte très fortement ces animaux habitués à vivre dans une atmosphère saturée en eau et ombragée (entre les tiges serrées des mousses). La qualité de l’environnement devient donc vite défavorable pour les espèces naturellement peu abondantes et occupant faiblement l’espace initial telles que les espèces prédatrices.

Pour autant cette disparition des espèces rares ne se fait pas sentir immédiatement sur la production du milieu évaluée via la biomasse d’animaux : celle-ci ne baisse vraiment que huit mois après l’intervention. Certaines espèces abondantes compensent en augmentant fortement au moins dans un premier temps. Le fonctionnement de l’écosystème ne s’en trouve pas moins perturbé sur le long terme par la disparition de ces espèces rares et sa stabilité à long terme sera affectée. On voit ici la confirmation de l’apparente non-perturbation dans un premier temps avec ce fameux temps de délai qui, ramené à une échelle nettement plus grande dans d’autres milieux qui nous sont plus familiers, se chiffre en mois, années, décennies voire siècles.

Effets corridors

La seconde série d’expériences dédiée aux corridors en démontre les effets bénéfiques déjà connus pour de nombreuses espèces animales. Le traitement avec des corridors continus (voir ci-dessus) révèle un « effet entraide » entre fragments : l’abondance et la richesse en espèces baissent un peu dans les petits fragments séparés soumis en dépit de leur connexion à une baisse de qualité environnementale ; mais un afflux d’immigrants venus du continent moins perturbé vient tamponner et atténuer les effets négatifs de la fragmentation. L’écosystème au sein des taches isolées réussit donc à poursuivre son fonctionnement grâce à ces « cordons ombilicaux » qui le relient au continent. On retrouve ici le modèle des métapopulations où de grandes taches d’habitats servent de réservoir pour des petites taches moins favorables fonctionnant comme des puits : une sorte de solidarité écologique entre milieux.

Le traitement des corridors interrompus conduit aux mêmes résultats que pas de corridor du tout : une simple barrière de 2cm de large de roche nue suffit à interrompre le flux d’immigrants. Il prouve l’extrême importance des obstacles à la dispersion pour ces espèces et la nécessité de conserver des corridors entre fragments, adaptés à un maximum d’espèces possibles car toutes ne sont pas égales, loin s’en faut, dans leur capacité de dispersion. La qualité des corridors intervient donc aussi pour atténuer la dette d’extinction.

Cette étude très « élégante » m’a vraiment captivé car elle ouvre à la fois le chemin de l’imaginaire vers ces nano-mondes que nous côtoyons sans les voir et celui de l’extrême vigilance vis-à-vis des méga-changements environnementaux en cours depuis plusieurs siècles : les bouleversements risquent d’être bien plus importants que ce que l’on observe sur le terrain pour l’instant à cause de cette dette d’extinction, véritable écran de fumée qui donne l’illusion que, jusqu’ici, çà va encore à peu près bien !

NB : je termine justement cette chronique par quelques photos sous forme de galerie où l’imaginaire a guidé mon objectif !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Heterotroph species extinction, abundance and biomass dynamics in an experimentally fragmented microecosystem. ANDREW GONZALEZ and ENRIQUE J. CHANETON. Journal of Animal Ecology 2002
71, 594–602
  2. Article sur la faune des mousses ; à voir pour les superbes illustrations : https://www.salamandre.net/article/des-mousses-la-traversee/