Circaea lutetiana

Peuplement fleuri de Circées de Paris

La famille des Onagracées tire son nom des onagres, ces plantes aux superbes fleurs opulentes jaunes ou roses qui s’ouvrent au crépuscule et se fanent le matin suivant d’où leur surnom de belles-de-nuit. Dans cette famille de 650 espèces, on range aussi les épilobes bien connues aux fleurs plus modestes mais de structure proche avec aussi quatre pétales et un long ovaire ressemblant à un pédoncule.

Comme dans de nombreuses autres familles, on trouve aussi d’autres genres plus improbables en termes de ressemblances avec le genre type, ici donc les onagres (Oenothera) : ainsi, le petit genre circée (Circaea), représenté en France par trois espèces sur les huit connues, se singularise par un ensemble de caractères très originaux et fort différents de ceux des onagres servant de référence. Les surprises ne manquent pas à propos de ces trois espèces, ne serait-ce déjà que leur nom de circée qui interpelle d’emblée !

Danseuse

 

Faisons d’abord un peu connaissance avec l’espèce la plus commune, la circée de Paris (C. lutetiana). Il faut la chercher dans les bois humides et ombragés, sur les lisières fraîches et dans les coupes ou clairières en situation semi-ombragée jusque dans les jardins et parcs ombragés et humides. Elle forme des petites colonies assez denses à partir du printemps : des tiges dressées, très cassantes et fragiles, des feuilles opposées à dents peu marquées et terminées en pointe, le tout d’un beau vert tendre gai.

La floraison commence en juin et se poursuit jusqu’en août : des longues grappes lâches, ramifiées de petites fleurs blanches espacées. Il faut s’approcher pour découvrir l’étonnante architecture de ces fleurs qui n’attirent guère l’attention de loin : chacune est fixée sur un long pédicelle glanduleux étalé qui porte au sommet l’ovaire (une petite boule vert foncé) couvert de crochets clairs. Deux sépales rougeâtres rabattus sous-tendent la corolle réduite à deux pétales blancs laiteux échancrés, un nombre très inhabituel chez nos plantes à fleurs. Deux étamines avec entre elles le style qui dépasse émergent de cet ensemble qui simule une élégante figurine : une ballerine en tutu blanc en train de lever les bras ! Les fleurs fanées et fécondées laissent place à l’ovaire porté par le pédicelle qui donne un fruit sec globuleux couvert de poils crochus. Au final, il est vraiment difficile de confondre cette fleur tant elle cumule les originalités mais tout en discrétion et en raffinement !

De gauche à droite : la tige ; le pédicelle glanduleux ; l’ovaire avec des poils crochus ; les deux sépales relevés ; les pétales blancs bifides ; les 2 étamines et le style rose

Sorcière bien aimée

Circée : un nom qui accroche (comme les fruits de la plante !) tout de suite ! Rappelons brièvement que Circé (sans e à la fin et dérivé d’un mot grec ancien signifiant oiseau de proie !) était dans la mythologie grecque antique une puissante magicienne experte en drogues et poisons connue pour son intervention auprès d’Ulysse lors de son périple. La légende disait qu’elle portait en amulette un morceau de plante magique à laquelle le médecin et naturaliste grec Dioscoride avait donné le nom de kirkaïa (donc circée) en l’honneur de Circé. Il s’agissait probablement de la racine de mandragore, une des plantes toxiques et magiques les plus réputées de l’Antiquité avec la belladone ou la jusquiame (toutes de la famille des Solanacées). Au 16ème siècle, M. de l’Obel, médecin botaniste flamand, tenta d’identifier cette fameuse circée portée par la magicienne : en accord avec l’école botanique de Montpellier où il résida un temps il pensa d’abord à la douce-amère (Solanum dulcamara) (voir la chronique sur cette solanacée toxique) avant de se rallier à l’école de Paris et de faire de la circée la détentrice de ce nom prestigieux car elle était utilisée dans les folklores régionaux en sorcellerie contre les mauvais sorts. Plus tard, Linné la baptisa donc Circaea lutetiana, en mémoire de l’école de Paris (Lutèce) ! Ainsi a t-elle été nommée herbe aux sorcières ou aux sorciers ; le surnom d’enchanteresse se retrouve dans le nom anglais Enchanter’s nightshade qui était celui de la mandragore. Je ne sais pas si les Anciens avaient fait un rapprochement entre la forme suggestive de personnage féminin des fleurs et les sorcières dans le cadre de la théorie des signatures, d’autant que le pédicelle et le style pourraient être interprétés comme le balai de la sorcière !!

Tribu

Grains de pollen réunis en chapelets par les filaments de viscine chez une onagre : la signature de la famille des Onagracées

Au sein de la famille des Onagracées, les circées toutes seules forment une tribu bien à part (1). Elles diffèrent des autres genres de la famille par un ensemble de caractères originaux : des fleurs de type 2 (2 sépales, 2 pétales, 2 étamines opposées), des fruits secs avec des poils crochus permettant la dispersion sur les animaux (épizoochorie : voir plus loin) et la forte réduction ou l’absence d’un caractère typique du reste de la famille : des filaments de visicine, une substance gluante qui forme des fils accrochés à la paroi externe des grains de pollen, très visibles par exemple dans les fleurs d’onagres.

Elles sont aussi pratiquement les seules à ne contenir que des flavones comme substances chimiques et à ne posséder que 11 paires de chromosomes, ce qui correspond au nombre primitif dans cette famille.

Un temps d’ailleurs, on tendait à en faire une famille à part tellement il y avait de divergences avec le reste de la famille amis les analyses ADN l’ont incontestablement rapproché étroitement d’un autre genre bien connu et typiquement « onagracé », les fuchsias. Circées et fuchsias partagent un ancêtre commun à partir duquel deux lignées ont divergé très fortement puisque les fuchsias ont des fleurs très différentes et des fruits charnus ; par contre, ils partagent avec les circées le nombre réduit de chromosomes et la même structure de nectaire, l’organe producteur de nectar (voir ci-dessous). La divergence ne s’est pas limitée à la morphologie puisque les fuchsias prospèrent dans les régions tropicales alors que les circées restent confinées aux forêts froides de l’Hémisphère nord (Europe, Asie orientale et Amérique du nord).

Malgré tout, les circées ont quand même quelques caractères en commun avec le reste des Onagracées comme la présence de cristaux d’oxalate (raphides) dans toute la plante, de filaments de viscine sur le pollen (même réduits) et d’autres caractères internes anatomiques.

Fleurs à mouches

Ces petits lutins blancs semblent danser dans la pénombre du sous-bois

Autre originalité majeure des circées : le recours aux mouches et tout particulièrement aux syrphes, ces mouches qui pratiquent le vol sur place, pour la pollinisation (1). Effectivement, une plante de sous-bois ombragé et aux petites fleurs aurait du mal à attirer des hyménoptères (abeilles et bourdons) qui recherchent des sites ensoleillés. La circée de Paris offre deux ressources à ses visiteurs : du pollen (légèrement aggloméré par des filaments de viscine peu nombreux) et du nectar élaboré en petites gouttes par un anneau qui entoure la base du style (nectaire) ; ses pétales blancs étalés à 180° à maturité et les sépales réfléchis laissent le champ libre et fournissent une belle cible visuelle dans l’ombre. Curieusement, les syrphes, les principales visiteuses, abordent les inflorescences par le bas alors que rapidement, avec la progression de la floraison, les fleurs du bas sont vite fanées. Ensuite, elles remontent progressivement vers le haut des grappes en faisant du surplace devant les fleurs successives jusqu’à atteindre celles qui sont fraîches. Elles s’agrippent alors à la fleur en saisissant étamines et style tout en léchant le nectar avec leur langue-trompe : ces mouvements mettent sans cesse le stigmate au sommet du style et les anthères chargées de pollen avec le corps de la syrphe, assurant ainsi la pollinisation. Normalement, pour une grappe donnée, il n’y a que quelques fleurs ouvertes fraîches à la fois (pas plus d’une dizaine) si bien que la mouche va rapidement passer à une autre plante et assurer le transfert de pollen.

On peut aussi observer de petites abeilles solitaires de la famille des Halictes qui visitent aussi régulièrement ces fleurs mais leur fréquence semble dépendre de l’habitat : dans les sites humides et ombragés, les syrphes dominent alors que dans les sites plus secs ou en altitude, ce sont les halictes. Celles-ci procèdent un peu différemment : elles visitent toutes les fleurs d’une grappe avant de passer à une autre et atterrissent directement sur les fleurs sans voler sur place devant chacune d’elles comme les syrphes et, surtout, elles recherchent avant tout le pollen récolté pour nourrir leur larves.

Cynophile

Plante fructifiée en automne, prête à accrocher le passant, animal ou humain !

Nous avons vu que les circées divergeaient des autres onagracées par leurs fruits dits épizoochores (voir la chronique sur ce thème), i.e. dispersés en s’accrochant sur les animaux (surtout le pelage des mammifères ou le plumage des oiseaux) à leur insu. Ce caractère est encore plus étonnant pour une plante de sous-bois car ce mode de dispersion suppose une certaine abondance de mammifères qui circulent en sous-bois pour être efficace. En Allemagne, dans une forêt de feuillus, une étude originale (2) a été réalisée sur ce problème : pendant un an, à 49 reprises, on a laissé un chien circuler en forêt le long du même parcours de 3,3km et à chaque fois, on a « peigné » le chien pour récolter les fruits et fragments de végétaux accrochés sur sa fourrure. L’écrasante majorité des fruits ainsi transportés relevaient de trois espèces avec des fruits dotés de crochets : la benoîte urbaine, la sanicle et la circée de Paris.

Or, ces trois espèces très présentes sur le pelage du chien n’étaient pas du tout celles qui dominaient en nombre d’individus. Leurs fruits sont donc clairement surreprésentés ce qui suggère une grande efficacité de ce dispositif qui permet de plus des transports à longue distance : de tels fruits ne se décrochent pas facilement sauf quand l’animal fait sa toilette et encore faut-il qu’il puisse y accéder avec ses pattes ou ses dents ! D’ailleurs, les circées prolifèrent souvent dans les bois proches des villes ou très fréquentés, sans doute favorisées par ces transports canins (ou aussi sur les vêtements humains). Rappelons quand même à cette occasion qu’en forêt il est nettement préférable de ne pas laisser divaguer son chien pour la sauvegarde des oiseaux nichant au sol ou des jeunes mammifères ! Tant pis pour les circées encore qu’elles habitent souvent le long des chemins !

La voie asexuée

Les circées disposent d’une autre botte secrète pour leur reproduction : une grande capacité à se multiplier végétativement, autrement dit par reproduction asexuée (3). Les circées se comportent comme des pseudo-annuelles : en fin d’automne, elles disparaissent complètement de la surface mais survivent à l’hiver grâce à aux extrémités des tiges souterraines (rhizomes) qui persistent ; le printemps venu, ces fragments (hibernacles) élaborent de nouvelles pousses et redonnent une plante complète. Comme ces rhizomes se ramifient, les circées tendent au fil du temps à former des colonies denses qui correspondent en fait à un seul individu initial (clones). Ceci explique la grande similitude de la forme des feuilles au sein d’une colonie donnée : la variation n’est pas de mise avec la reproduction asexuée !

En automne, les rhizomes fins et longs, cessent de s’allonger et se condensent au bout formant des sortes de mini-tubercules chargés de réserves. Elle profite ainsi de la période du début de la chute des feuilles de la canopée pour exploiter l’excédent de lumière qui lui manquait pendant tout l’été. Il peut en plus y avoir des tiges rampantes ou stolons partant de la base de la tige ressemblant fortement aux rhizomes juste sous la surface. Chaque plante produit ainsi de nombreux rhizomes autour d’elles mais ceux-ci restent dormants la première année et ne donneront de nouvelles pousses que l’année suivante. L’élaboration de nouvelles pousses n’épuise pas complètement les réserves du rhizome ce qui permet une rapide multiplication en colonies étendues. Tout ceci constitue une belle adaptation à la vie en sous-bois de forêt feuillue : la lumière qui atteint 50 à 70% du sol au début du printemps tombe à moins de 10% (voire 1% seulement !) en fin de printemps et en été.

Troisième voie

Jusqu’ici, nous n’avons pratiquement parlé que d’une espèce, la circée de Paris mais deux autres existent en montagne dont la circée des Alpes (C. alpina), à la fois très proche et bien différente de sa cousine. Toute petite (pas plus de 15cm), cette plante fragile habite les sous-bois des forêts très humides et ombragées entre 1000 et 1800m, souvent près des sources ou ruisselets sur du bois pourri. Outre son port, elle se distingue par ses feuilles nettement en cœur à la base et surtout par ses grappes florales très condensées aux fleurs regroupées et resserrées vers le sommet sur des pédicelles dressés.

Circée des Alpes dans le massif du Cantal

Ces fleurs ne s’ouvrent que si la température ambiante dépasse les 15°C : chacune d’elles offre alors une minuscule goutte de nectar. Cette structure différente change le mode de visite des syrphes : celles-ci se posent directement sur cette « presque-ombelle » et butinent les fleurs rapidement tout en se déplaçant dessus ce qui multiplie les chances de contact avec le pollen et le stigmate. Par mauvais temps, les fleurs restent en boutons mais les anthères s’ouvrent à l’intérieur et déposent le pollen au contact direct du stigmate qu’elles touchent : l’autopollinisation conduit à la formation de fruits. Ainsi, la circée des Alpes a évolué vers une certaine forme d’autogamie potentielle tout en conservant la possibilité de la pollinisation croisée (allogamie) ce qui constitue une adaptation au climat incertain qui règne dans ses milieux de vie. Cela lui a permis de prospérer dans les forêts boréales de l’Hémisphère nord où elle est représentée par près d’une dizaine de sous-espèces, chacune avec des exigences très précises. Cette évolution ne semble être apparue que secondairement dans la lignée des circées et ne correspond pas à l’état primitif qui est l’allogamie dominante.

Quatrième voie

Les circées recourent à un dernier stratagème pour se maintenir ou se propager : l’hybridation entre espèces les plus proches (1). Ainsi, en France, la troisième espèce, la circée intermédiaire (C x intermedia) est-elle en fait un hybride fixé (d’où le x dans son nom latin) aux caractères intermédiaires entre la circée des Alpes et la circée de Paris. On la trouve surtout en moyenne montagne entre 400 et 1200m. Elle est pratiquement entièrement stérile, les fleurs ne se transformant pas en fruits. Elle se maintient par voie végétative d’autant que comme nombre d’hybrides, elle a hérité d’une forte vigueur végétative (hétérosis).

Mais, le plus étonnant, c’est qu’on peut quand même la trouver en dehors de l’aire de répartition de l’un de ses parents, notamment de la circée des Alpes. Deux hypothèses non exclusives permettent d’expliquer cette bizarrerie. Des fragments de rhizomes peuvent être déterrés lors des crues des ruisseaux en montagne et transportés à distance par le courant. Ou bien la circée des Alpes avait une aire bien plus étendue à la fin de la période glaciaire (dont le climat lui était plutôt favorable) et elle s’est retirée progressivement sous l’effet de l’amélioration climatique postglaciaire : l’hybride lui a persisté grâce à sa vigueur végétative et une plus grande plasticité écologique. Des fruits issus de pollinisation croisée entre deux espèces ont pu aussi être transportés à grande distance. L’hybridation se produit surtout lors de perturbations naturelles comme des tempêtes ou des inondations qui facilitent l’installation de l’hybride vigoureux.

Quand j’ai entamé cette chronique sur les circées, je ne pensais pas qu’il y aurait autant à dire sur ces modestes plantes souvent méconnues ou ignorées ; elles ont suivi une voie originale et différente au sein de leur famille en se spécialisant dans un type d’habitat bien particulier ce qui a conduit à l’apparition de toutes ces originalités.

BIBLIOGRAPHIE

  1. The Systematics and Evolution of Circaea (Onagraceae)
. David E. Boufford. Annals of the Missouri Botanical Garden, Vol. 69, No. 4, Studies in Onagraceae (1982), pp. 804-994
  2. Dispersal of plants by a dog in a deciduous forest. T. Heinken. Bot. Jahrb. Syst. 122 ; 4 ; 449-467 ; 2000
  3. Vegetative propagation and sexual reproduction in the woodland understorey pseudo-annual Circaea lutetiana L. Rene ́ W. Verburg & Heinjo J. During. Plant Ecology 134: 211–224, 1998.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la circée de Paris
Page(s) : 244-45 Guide des Fleurs des Fôrets
Retrouvez les Onagracées
Page(s) : 480-494 Guide des Fleurs du Jardin