Araucaria araucana

Le Désespoir des singes, voilà un conifère d’ornement qu’il est difficile de ne pas reconnaître et d’ignorer tant sa silhouette interpelle par sa singularité : une combinaison de « plante grasse » à grosses écailles imbriquées, de « reptile » par ses branches raides et redressées au bout et de sculpture métallisée artificielle ! Son surnom populaire de désespoir des singes achève d’en faire une star parmi les conifères cultivés tout comme d’ailleurs son nom scientifique aux sonorités exotiques et rocailleuses : Araucaria araucana. Mais bien peu de gens savent que cet arbre produit des graines très grosses et très nutritives qui font le régal des ethnies qui côtoient cette essence dans sa patrie d’origine. Alors, partons à la rencontre de conifère étrange, comme hors du temps et déliceusement décalé !

Puzzle

Les écailles fortes et piquantes , très imbriquées, forment un manchon hyper défensif autour de chaque rameau

Ce surnom très typé fait allusion à son feuillage fait de grosses écailles triangulaires, très coriaces, terminées en pointe forte, aux bords coupants et imbriquées tout autour des rameaux qu’elles enveloppent comme un manchon ; même le tronc possède son revêtement de telles écailles un peu plus espacées mais tout aussi redoutables.

Effectivement, il y a là largement de quoi décourager les velléités du moindre primate de l’escalader … sauf que là où vit cet arbre dans le sud de la Cordillère des Andes à cheval sur le Chili et l’Argentine et plutôt en altitude, il n’y a aucun singe ! Aucun nom local de cet arbre ne fait d’ailleurs allusion à cet aspect. Ce surnom adopté par les Européens lui aurait été attribué par les Anglais. Historiquement, cet araucaria (il en existe d’autres espèces) fut découvert en 1780 par un envoyé du gouvernement espagnol au Chili ; en 1795 Archibald Menzies, un naturaliste écossais, rapporta en Angleterre six pieds élevés à partir de graines pendant la traversée en bateau. Cinq d’entre eux furent plantés aux jardins de Kew. A partir du début du 19ème sa culture se répand lentement chez des passionnés de plantes exotiques et à partir des années 1840-50, il connaît une forte expansion dans le pays et ailleurs en Europe. Un lord propriétaire d’un jeune individu en Cornouaille aurait alors déclaré à propos de cet arbre : « çà poserait un sacré problème à un signe d’escalader cet arbre ! » ; faute de nom commun, on lui aurait alors attribué ce surnom de monkey-puzzler, simplifié ensuite en monkey-puzzle. En France, il n’arriva qu’à partir de 1937 à Paris et fut donc baptisé désespoir des singes, traduction directe du nom anglais.

Une barrière infranchissable !

Sexes séparés

Nous ne connaissons souvent cet arbre en France que sous la forme de jeunes individus atteignant 10m au plus et au port pyramidal ou conique avec leurs étages de branches raides horizontales ou légèrement pendantes. Le tronc très droit porte une écorce gris foncé épaisse et profondément fissurée, partiellement recouverte d’écailles espacées. Mais en vieillissant sous un climat propice (comme en Ecosse par exemple), l’arbre change d’aspect : il peut atteindre 15 à 20m, voire 35m (et jusqu’à 50 dans sa patrie d’origine) et ses branches basses s’élaguent naturellement laissant des cercles de cicatrices. La base du tronc s’épaissit et prend souvent la forme typique d’un pied d’éléphant, image renforcée par la couleur et l’aspect de l’écorce. La ramure perchée tout en haut du long fût prend alors l’aspect d’un parasol étalé, très loin de la silhouette juvénile.

Cônes mâles à pollen au sommet des branches supérieures

Cet arbre se reproduit par des cônes : la famille des Araucariacées se place en effet dans l’ordre des Pinales, i.e. les Conifères au sens populaire. Mais, cônes mâles producteurs de pollen et cônes femelles porteurs d’ovules (et des futures graines) apparaissent sur des arbres différents (sauf rares exceptions où des individus portent les deux en même temps) : il y a donc des pieds mâles et des pieds femelles. Il faut attendre l’âge de la reproduction (plusieurs dizaines d’années) pour connaître le sexe de l’arbre !

Les cônes mâles ressemblent à des cornichons bruns hérissés d’écailles et se trouvent au bout des rameaux dans la cime ; longs de 8 à 15cm, ils libèrent le pollen transporté par le vent. Les cônes femelles ressemblent à de grosses noix de coco hérissées d’écailles pointues, vertes puis brunes. Ils mettent 2 à 3 ans à mûrir et à produire des graines entre les écailles. A maturité, leur taille atteint 10 à 20cm pour un poids de 3 à 4 kg. Ils se disloquent et finissent par tomber libérant leur stock de graines (200 en moyenne par cône).

Arbre du feu

Pied d’éléphant typique d’un arbre adulte (photographié en Ecosse)

Essayons d’aller un peu au delà de ce surnom européen un peu ridicule en allant vers les dénominations originelles. L’épithète araucana du nom latin dérive du nom espagnol (Araucanos) donné aux populations indigènes du sud Chili (jusqu’en Terre de Feu), mot inconnu dans les langues de ces ethnies et dont on ne connaît pas l’étymologie. Pour les Chiliens qui en ont fait leur arbre national, c’est un « pin » : le pin du chili (repris en anglais sous la forme Chilean pine) ou pino araucaria ; pino/pin sert à désigner de manière générale les résineux mais se rattache aussi à leurs graines comestibles (voir la suite) connues sous le surnom de piñon, l’équivalent de notre pignon. Bien plus authentique est le nom indigène mapuche (langue sud-américaine parlée au sud du Chili) pehuén qui désigne cet arbre emblématique et très important pour la survie alimentaire de ces ethnies (voir la suite).

Les forêts mixtes ou pures où vit le pehuén ne couvrent que 4000 km2 et occupent surtout les bords des cours d’eau et les pentes volcaniques chargées en dépôts de cendres et de débris associés à l’activité des volcans explosifs de la cordillère des Andes, volcans andésitiques de la chaîne de feu du Pacifique. Cet arbre peut coloniser rapidement les cendres fraîches issues des éruptions et profite de la richesse en éléments minéraux de ces sols profonds très enrichis en éléments minéraux. Ces mêmes éruptions détruisent aussi des peuplements en les ensevelissant ou les incendiant et le pehuén montre une forte résistance aux feux par son écorce épaisse chez les grands individus et sa capacité à rejeter à partir des racines des souches incendiées. Les grands individus femelles échappent aussi aux feux par leur cime tout en hauteur et libèrent ensuite une abondante production de graines qui assure la régénération rapide ; les jeunes plants s’assurent une certaine suprématie par leur feuillage persistant. Le pehuén voit ainsi sa dominance s’accentuer au fil des éruptions.

Il a besoin d’une pluviosité importante (entre 2000 et 3000m) ce qui explique qu’en Europe il ne se développe vraiment que dans des régions au climat approchant comme en Ecosse.

Super pignons

Les graines du pehuén sont remarquables par leur taille : 3,5 à 4cm de long sur 1-2cm de diamètre, pesant chacune 3,5 à 3,8 grammes ! D’une teinte brun orangé, lisses avec quatre angles, elles se terminent par une longue pointe courbée et sont enveloppées par une coque dure très résistante (testa). A l’intérieur, on trouve une chair abondante blanche et au milieu l’embryon avec les cotylédons multiples typiques des conifères. 60% du poids sec est de l’amidon ; le reste se compose de quelques lipides (2-3%) et protéines (10%) et des fibres. La très faible quantité de composés phénoliques rend ces graines donc très nutritives parfaitement comestibles (voir ci-dessous).

Ces graines tombent au sol et une grande partie va être récoltée par des petits rongeurs ; mais comme certains d’entre eux enterrent une partie de leur récolte en prévision de l’hiver (comme la souris à longs poils, une espèce indigène), ils en oublient quelques unes qui vont germer dans des conditions optimales. Face à cette prédation, le pehuén a développé comme divers autres arbres à gros fruits secs une stratégie de production irrégulière mais massive certaines années en un lieu donné (masting) ce qui permet de « noyer » les prédateurs de graines sous une surproduction et au contraire de les défavoriser durant les années intermédiaires sans production ou presque. Ceci suppose une certaine synchronisation entre arbres d’une même population.

Graine coupée en long montrant l’abondante réserve d’amidon blanc sous la coque dure ; au centre, l’embryon allongé avec les cotylédons

D’autres prédateurs des graines interviennent comme le sanglier, espèce invasive introduite au Chili et qui détruit jusqu’à 30% de la production tombée au sol ; des expérimentations avec des exclos montrent que cet impact suffit à faire baisser nettement la régénération naturelle. De même la pratique croissante du pâturage du bétail ovin en sous-bois altère fortement les chances de survie des jeunes plantules. Ces facteurs, associés à des déboisements massifs jusque dans les années 1990 ont conduit à la réduction de près de 64% des surfaces de forêts originelles (entre 77 et 2000) avec des araucarias et la fragmentation extrême de sa répartition. De grands incendies en 2001-2002 ont de plus anéanti un vaste peuplement dans un une réserve naturelle avec des arbres très anciens détruits. L’avenir de l’espèce dans son milieu naturel semble donc compromis si on ajoute les effets du réchauffement global.

Délice

Pour les ethnies mapuches du sud des Andes, le pehuén représentait et représente toujours une ressource capitale au point que l’une des tribus de cette ethnie a reçu le nom de pehuénche (les hommes du pehuén). Cet arbre leur fournit du matériau de construction par son bois et ses troncs droits et immenses (utilisés comme mâts de bateaux), de la résine utilisée pour ses vertus médicinales, des pâturages pour le bétail et la ressource nutritive des graines. Celles ci peuvent représenter jusqu’à 15% de leur régime alimentaire sans compter le surplus financier procuré par la vente des tonnes de graines ramassées. Elles se mangent crues, bouillies ou grillées ou encore réduites en farine (pour du pain ou dans la soupe) ; on en fait aussi une sorte d’alcool local. Ces prélèvements intensifs peuvent aussi compromettre l’avenir de l’espèce. Dans certains parcs, on instaure des quotas par famille locale pour la collecte. Depuis 1990, le pehuén est inscrit à la CITES sur le commerce des espèces en danger au Chili ce qui en théorie permet de contrôler la cueillette.

Hors de son aire naturelle, l’araucaria du Chili pourrait très bien être exploité comme producteur de « fruits secs » dans les régions au climat océanique bien arrosé : un groupe de six arbres femelles pour un mâle peut produire chaque année des milliers de graines faciles à récolter puisqu’elles tombent au sol. Cependant, il faut attendre 30 à 40 ans avant que les arbres ne commencent à produire mais compte tenu de leur longévité (on parle de 1000 ans et plus), la production est assurée sur le long terme.

NB les photos de graines ont été réalisées sur des échantillons achetés auprès d’un fournisseur local (Les Semences du Puy) ; elles sont garanties d’origine européenne puisque le commerce depuis le Chili est interdit.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Factors controlling seed predation by rodents
 and non-native Sus scrofa in Araucaria araucana forests: potential effects on seedling establishment. Javier Sanguinetti ; Thomas Kitzberger. Biol Invasions (2010) 12:689–706
  2. Patterns and mechanisms of masting in the large-seeded southern hemisphere conifer Araucaria araucana. Sanguinetti, J. and T. Kitzberger.Austral Ecology 33(1):78-87. 2008.
  3. Characterization of pinon seed (Araucaria araucana (Mol) K. Koch) and the isolated starch from the seed. Carolina Henriquez et al. Food Chemistry 107 (2008) 592–601
  4. Impacts of cattle on the South American temperate forests: Challenges
for the conservation of the endangered monkey puzzle tree (Araucaria araucana) in Chile. Carlos Zamorano-Elgueta. Biological Conservation 152 (2012) 110–118

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le désespoir des singes
Page(s) : 58-59 Guide des fruits sauvages : Fruits secs