Symbiosis dans la clairière de Léguillettes

06 08 2020 Comme chaque année depuis 2007 se tient en Auvergne le festival d’art contemporain Horizons Sancy au cours duquel des œuvres d’art sont exposées en pleine nature, dispersées au milieu des paysages du massif du Sancy. Cette année, parmi les dix œuvres en place jusqu’à fin octobre, l’une d’elles a particulièrement retenu mon attention de naturaliste : intitulée Symbiosis et réalisée par le styliste modéliste allemand Alex Werth, elle présente des champignons installés sur les troncs de vieux pins sylvestres en bordure du massif forestier du bois des Bruyères près de Beaune-le-Froid. Deux « espèces » de champignons ont été reconstituées via l’impression 3D ce qui leur donne une apparence très réaliste : les grandes consoles jaune orange correspondent visiblement aux fructifications (carpophores) d’une espèce assez commune et spectaculaire : le polypore soufré. Cette superbe œuvre nous a donc incité à nous intéresser de plus près à ce champignon dont nous allons dresser le portrait, le mode de vie et les liens culturels avec l’Homme ; nous reviendrons à la fin sur l’œuvre d’art qui le met en scène à propos de son titre Symbiosis

Géant jaune 

Impossible de passer à côté d’une colonie de polypore soufré sans que le regard ne soit accroché : il pousse typiquement sur les troncs de vieux arbres vivants ou mort, encore sur pied ou plus rarement tombés au sol et s’y développe en groupes superposés répartis de manière semi-circulaire autour du tronc.

Les multiples chapeaux dépourvus de pied, en forme de consoles, se superposent et s’imbriquent en étages vivement colorés le plus souvent, d’une teinte allant du jaune au jaune soufre à orange vif mais parfois aussi presque blanc jaunâtre ; d’où l’épithète sulphureus (soufré) de son nom latin scientifique. Typiquement, les chapeaux arborent un aspect bicolore avec deux teintes complémentaires dans les nuances de jaune orange. Outre cette couleur voyante et vive, la taille impressionne tout autant : chaque chapeau mesure de 10 à 30cm de large, voire jusqu’à 50cmet plus ; l’ensemble pèse régulièrement près de 10kg et on cite des records atteignant 45 kg sur un seul arbre !

Parfois, il peut aussi ne pousser qu’à l’état isolé avec un seul gros chapeau ou sous un aspect difforme et bosselé.

Le dessous du chapeau, la surface fertile ou hyménium qui produit les spores, porte des pores minuscules d’un jaune vif typiques des polypores (poly = plusieurs ; pore) qui ne possèdent pas de lamelles ; ces pores pâlissent en vieillissant. ils libèrent des millions de spores blanches qui forment une poudre blanche visible sous les consoles.

Les toiles d’araignées sous cette colonie ont retenu la sporée blanche

Par contre, contrairement à nombre d’autres polypores connus pour donner des carpophores à consistance de bois en forme de sabot ou de consoles, le polypore soufré présente une chair tendre, juteuse, et assez épaisse (1 à 3cm) ; en vieillissant, elle se dessèche et les chapeaux s’amincissent finissant par devenir friables et fragiles. De ce fait, les carpophores ne durent qu’une saison et disparaissent assez rapidement au cours de l’hiver ; ils apparaissent du printemps (à partir de mai) jusqu’à l’automne (octobre environ), avec un pic au cœur de l’été notamment à l’occasion d’épisodes chauds et humides orageux très favorables. 

La beauté insolente du polypore soufré tout frais

Prédateur ou nécrophage 

Le polypore soufré vit donc sur les troncs d’arbres et se nourrit du bois. Il se comporte classiquement en « prédateur » dans la mesure où il attaque des arbres âgés mais bien vivants, le plus souvent à la faveur d’une blessure qui lui sert de porte d’entrée. Les filaments de son mycélium pénètrent au cœur de l’arbre pour se nourrir du duramen central (le bois de cœur souvent plus coloré) et épargne les couches externes où circule la sève (l’aubier). Il y provoque par ses prélèvements nutritifs l’apparition d’une pourriture brune à brun rougeâtre qui fragmente le bois en petits cubes entre lesquels circule le mycélium blanchâtre. Comme le mycélium ne prélève que la cellulose et les hémicellulases du bois (voir la chronique : Les fossoyeurs du bois mort), ce dernier devient très friable et ne joue plus aucun rôle dans la vie de l’arbre. En quelques années, le polypore va ainsi « sucer » le tronc de l’intérieur et l’évider jusqu’à provoquer la mort de l’arbre privé progressivement de ses réserves nutritives.

Souvent, l’arbre, avant même de mourir, devenu très fragile, va casser à l’occasion d’un coup de vent violent ; ceci explique des faits divers où des arbres anciens tombent brusquement même en absence de vent, ce qui, dans les parcs urbains, constitue un danger non négligeable. Les fructifications n’apparaissent souvent que plusieurs années après le début de l’installation « silencieuse » : elles signent alors la présence très avancée du champignon dont le mycélium tentaculaire s’est propagé dans tout le tronc et vers les grandes charpentières, véritable cancer parasite inexorable. 

Il s’installe à la faveur d’une blessure sur un arbre déjà affaibli et vieillissant

Une fois l’arbre mort, le polypore soufré peut persister encore un bon moment, temps qu’il reste à « manger » ! Il peut aussi dès le départ s’installer sur un arbre mort récemment ou tombé au sol cassé par une tempête par exemple, sur une souche ou sur une grosse branche cassée : il va se repaître du bois central car, que l’arbre soit vivant ou mort récemment, cela ne change pas grand chose à la qualité de sa ressource. On le considère alors comme un saprophyte ou décomposeur, soit primaire s’il a attaqué un arbre déjà mort, soit secondaire s’il persiste sur sa proie achevée ! 

Ce polypore soufré est installé sur un tronc de peuplier échoué sur une grève de la rivière Allier : ici, il se conduit en saprophyte.

Ubiquiste 

Ce prédateur des arbres s’attaque à de nombreuses essences. On l’a observé sur 23 genres différents d’espèces arborescentes (arbres ou arbustes) en Suède ou sur 51 espèces réparties dans 20 genres en Europe centrale ; en Amérique du nord, on le connaît sur 27 genres différents. Il fait donc « feu de tout bois » ou presque ! En Europe et en Amérique du nord centrale, il s’attaque essentiellement à des feuillus avec en tête les chênes alors qu’en Asie du nord et sur la côte pacifique de l’Amérique du nord, il fréquente souvent les conifères, y compris les ifs ; dans l’Hémisphère sud, il colonise par exemple les eucalyptus ! Chez nous, on peut le trouver donc sur les chênes, les châtaigniers, les cerisiers, les poiriers, les robiniers faux-acacia ou les peupliers. 

Comme l’indiquent les données citées ci-dessus, on constate qu’il s’agit d’une espèce avec une très vaste répartition mondiale allant des régions boréales aux zones tropicales ! En Eurasie, on l e trouve à travers toute l’Europe, de l’Oural à l’Extrême-Orient en passant par la Sibérie, en Inde, en Chine et au Japon. On le retrouve dans toute l’Amérique du nord et même aux îles Hawaï. 

On se doute que derrière une répartition aussi vaste et une telle gamme d’hôtes doit se cacher une certaine diversité. Outre plusieurs espèces proches (même genre Laetiporus), des études génétiques suggèrent l’existence de plusieurs espèces cryptiques, non discernables morphologiquement. En Amérique du nord, on a mis en évidence des types morphologiques associés à des groupes d’hôtes différents dont trois avec des feuillus et trois avec des conifères. On distingue désormais au moins cinq « espèces » génétiquement distinctes. Il faut dire que par ailleurs ce polypore présente une gamme de variations  considérable dans son aspect au niveau de la coloration, de la couche de pores, de la forme des chapeaux ou de la consistance de la chair : ceci avait conduit autrefois à distinguer de nombreuses variétés morphologiques pas forcément corroborées par la génétique. Cette situation « confuse » est très classique chez de nombreux champignons cosmopolites (voir la chronique sur le champignon baromètre par exemple). 

C’est vrai qu’il est appétissant … surtout pour la vue !

Nuisible ?

Avec cette présentation, d’aucuns vont coller au polypore soufré une étiquette de « nuisible », de destructeur d’arbres à éradiquer. Il s’agit là d’une vision à très court terme et uniquement du point de vue de l’intérêt économique humain (ou affectif quand il s’agit d’un arbre d’ornement). Si on se place à l’échelle des écosystèmes en intégrant la biodiversité, le polypore soufré joue un peu le rôle des grands prédateurs animaux. En fait, il ne s’attaque qu’aux arbres déjà affaiblis notamment par des blessures ou des attaques d’insectes par exemple comme les grands fauves choisissent souvent les proies malades ou blessées ou très jeunes. Son intervention accélère (au pas lent des arbres !) la mort des arbres certes mais ceci favorise en milieu forestier la chute de ces arbres ce qui créé des clairières sources de perturbations très favorables au développement de toute une biodiversité. Il va de plus recycler la matière carbonée en la transformant en mycélium et en carpophores. Ces derniers servent à leur tour de nourriture à des insectes spécialisés comme les dizaines d’espèces de minuscules coléoptères de la famille des Ciidés par exemple. Le bois mort sera colonisé par d’autres champignons et toute une succession d’insectes décomposeurs qui vont attirer leur guilde de prédateurs. 

Arbre d’ornement (plaqueminier) dans un parc, « rongé » par les polypores soufrés ; le principe de précaution sécuritaire peut conduire à l’abattage préventif

S’insurger contre la présence du polypore soufré reviendrait donc à condamner tous les prédateurs animaux ! Le point vraiment négatif que l’on peut lui imputer concerne en fait la fragilisation des arbres attaqués et situés dans des zones fréquentées par les hommes : mais ceci ne concerne que nous-mêmes et fait fi de tout le reste des non-humains, la biodiversité qui nous entoure, vitale pour notre avenir. Et puis, ce serait oublier ce que le polypore soufré peut nous apporter directement par ailleurs à nous humains. 

Médicinal et comestible 

En Amérique du nord et en Asie orientale, les jeunes polypores soufrés sont depuis longtemps considérés et appréciés comme comestibles grâce à sa chair tendre et odorante. Elle évoque l’odeur de la chair de poulet (avant de devenir plus fongique et aigrelette, i.e. à odeur de champignon classique, en vieillissant) ce qui lui a valu la faveur des végétariens et son surnom anglo-saxon de … poulet des bois ! Des études en cours tentent de mettre au point des substrats de culture comme de la sciure de bois enrichi avec diverses matières organiques permettant de produire de belles quantités comme avec les pleurotes ; on a découvert qu’en soumettant le mycélium à un choc thermique froid, on accélérait l’apparition des carpophores. A quand le burger vegan au polypore ? 

Mais attention, comme de nombreuses espèces (voir aussi le cas du champignon baromètre), il peut déclencher chez certaines personnes de fortes réactions allergiques ! Ceci n’a rien de surprenant compte tenu de la diversité des substances chimiques qu’il élabore dont une substance toxique rappelant certaines toxines bactériennes (une lectine). On y a trouvé une foule de composés médicalement actifs in vitro sur ces cultures cellulaires et dont il reste à démontrer l’efficacité thérapeutique in vivo ; parmi les activités détectées, on peut signaler des antioxydants anti-thromboses ou antimicrobiens, une activité anti-tumorale, un effet hypoglycémique, des propriétés antivirales, en immunothérapie, … 

Cet arsenal chimique peut être utilisé aussi dans d’autres domaines : il contient une enzyme laccase utilisée comme stabilisant dans la vinification ; il fournissait autrefois une teinture jaune ou bien ses carpophores séchés et réduits en poudre servaient d’amadou pour allumer le feu ; …

Enfin, on a récemment démontré son efficacité pour extraire des composés toxiques métalliques (sels d’arsenic et de cuivre par exemple) présents dans le bois suite à leur traitement pour leur conservation. Cela veut dire aussi que dans la nature, ce polypore doit indirectement remettre en circulation de tels composés accumulés dans des arbres poussant sur des sols contaminés (notamment en milieu urbain) ! Une autre raison de se méfier de la consommation de champignon faute de savoir si les arbres parasités n’ont pas poussé sur un terrain pollué !  

Symbiosis 

Comme promis, terminons cette chronique en revenant vers la superbe œuvre d’art dont notre polypore est la pièce maîtresse, particulièrement réussie, presque plus vraie que nature ! Voici le texte qui l’accompagne : 

Symbiosis a pour ambition de rendre visible un processus invisible à l’œil nu : la symbiose entre les arbres et les champignons, un processus complexe d’échanges de nutriments et d’eau. Réalisés par impression 3D, ces champignons artificiels réimplantés en milieu naturel rappellent que le monde est une interaction complexe entre d’innombrables formes de vie, dont l’équilibre peut facilement être perturbé. Métaphore du monde en perpétuelle évolution dans lequel nous vivons, l’installation devrait, le temps d’un été, servir d’espace d’habitation temporaire pour la faune et la flore.

Ne sentez-vous pas comme un certain décalage par rapport à la présentation que nous venons de faire du polypore soufré : un prédateur tueur d’arbres vivants ! L’artiste auteur de l’œuvre, en toute bonne foi, a du confondre avec les mycorhizes, ces associations innombrables et effectivement symbiotiques entre de nombreux champignons et les racines des arbres, arbustes et aussi des plantes herbacées. Mais ceci concerne des champignons différents non parasites comme les bolets, les lactaires, les cortinaires, … et bien d’autres qui vivent au sol et se nourrissent de débris en décomposition (feuilles, brindilles, fruits, …) et dont le mycélium échange avec les racines des arbres.

Mycènes mis en scène dans l’oeuvre Symbiosis

L’autre espèce présentée sur cette œuvre, probablement un mycène (violet), développe peut-être des mycorhizes (à confirmer ?) ; en tout cas, on connaît des cas d’échanges entre ces champignons et des orchidées forestières non chlorophylliennes (mycohétérotrophie). Nous pouvons donc largement « pardonner » cette erreur scientifique à notre artiste ; ceci en tout cas n’enlève rien à la valeur esthétique de son œuvre. On pourrait lui suggérer une nouvelle œuvre du même type avec des bolets géants au sol et un réseau de mycélium échangeant avec des racines hors sol : je suis sûr qu’il (lui ou d’autres) saurait faire ceci avec une force artistique inégalable. 

Chapeau(x) l’artiste !

Bibliographie

Site HORIZONS SANCY 

Œuvre SYMBIOSIS 

The edible mushroom Laetiporus sulphureus as potential source of natural antioxidants ANITA KLAUS et al. International Journal of Food Sciences and Nutrition, 2012; Early Online: 1–12 

CHEMICAL COMPOSITION OF THE MUSHROOM LAETIPORUS SULPHUREUS (BULL.) MURILL. D. KOVÁCS and J. VETTER Acta Alimentaria, Vol. 44 (1), pp. 104–110 (2015) 

Successful large-scale production of fruiting bodies of Laetiporus sulphureus (Bull.: Fr.) Murrill on an artificial substrate. Małgorzata Pleszczynska et al. World J Microbiol Biotechnol (2013) 29:753–758 

Genetic variation and relationships in Laetiporus sulphureus s. lat., as determined by ITS rDNA sequences
and in vitro growth rate. Rimvydas VASAITIS et al. mycological research 113 (2009) 326–336 

Identification of groups within Laetiporus sulphureus in the United States based on RFLP analysis of the nuclear ribosomal. D N A Mark T. Banik et al. Folia Cryptog. Estonica, Fasc. 33: 9-14 (1998)