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Rameau solidement armé d’acacia africain, un des arbres broutés par les girafes

Voilà un organe végétal qu’il ne semble nullement besoin de présenter ni de détailler tant il est connu de tous, souvent par la force des choses et des souvenirs douloureux ! Pour autant, le botaniste qui se penche sur l’épine y voit d’emblée DES épines, ce que même le langage populaire atteste à travers certains mots du vocabulaire usuel qui en distingue plusieurs sortes. « DES épines » signifie que derrière ce terme très général se cache en fait une extrême diversité de formes certes mais surtout d’origines différentes, ce qui interpelle aussitôt le biologiste en termes d’évolution. Nous allons donc ici ouvrir la boîte de Pandore des épines avec ses grands classiques mais aussi tous ses cas particuliers ou énigmatiques.

NB : Cette chronique emprunte beaucoup à un remarquable ouvrage très didactique et richement illustré, une mine d’or pour les passionnés de botanique Plant Form : voir bibliographie.

Langage piquant

En français, le mot épine (dérivé du latin spina) transcende tous les autres et désigne tout organe végétal pointu et dur, susceptible donc de piquer ; on réserve plutôt le terme de piquant aux animaux (hérisson, porc-épic ou oursin par exemple). En français ancien, épine désignait aussi l’arbre ou l’arbuste qui portait ces épines ; ainsi le prunellier était l’épine-noire (noire à cause de l’écorce) ou l’aubépine, l’épine-blanche. Epine a donné l’adjectif épineux ; en botanique, on utilise la racine spina pour construire d’autres mots dérivés : l’adjectif spinescent pour qualifier un organe « vaguement » épineux ; la spinescence désigne la répartition des épines à la surface d’un végétal ; spinule est une petite épine et a donné l’adjectif spinuleux pour un organe couvert de spinules comme nombre de grains de pollen (une des causes de leur pouvoir allergène). Dans les noms latins d’espèces, la racine « épine » apparaît sous les formes latines spina, spinatus, spinescens, spinosa ou spinosissima (très épineux) ou sous la forme grecque acantho, acanthus (que l’on retrouve dans l’acanthe).

Nos voisins anglais, au vocabulaire bien plus riche et précis que le nôtre, utilisent deux mots distincts : spines et thorns. Ils traduisent deux variantes du « épine » français ; ils distinguent donc les épines correspondant à des tiges ou rameaux durcis sous le terme thorns et celles correspondant à des feuilles entières transformées sous le terme spines. Dans la pratique populaire au moins, ces deux mots sont souvent en fait interchangeables. Thorn a été incorporé dans les noms de certaines espèces comme hawthorn pour l’aubépine.

Un coup d’aiguillon

Mais, il existe, toujours en langage courant, un autre mot désignant des « choses végétales piquantes » : aiguillon. Pour le botaniste, épine et aiguillon sont des excroissances dures et pointues mais la première correspond à un organe transformé (tige, feuille, stipule, racine) et forme donc un tout alors que la seconde, l’aiguillon, est issue de la couche juste en-dessous de l’épiderme : quand on arrache un aiguillon, on détache une partie de la peau qui vient avec. Ainsi, les « épines » du rosier sont en fait des aiguillons tout comme les « épines » des bords des feuilles du houx !

Le botaniste distingue même un troisième type peu connu : les acicules (de acicula pour aiguille), petites pointes très fines et droites que l’on trouve par exemple en grand nombre sur les tiges des framboisiers. On atteint ici les frontières du monde des épines : au-delà, on parlera simplement de poils (ou trichomes) raides ou durs au toucher piquant mais pas capables d’infliger la moindre blessure.

Pour clarifier ces subtiles nuances, les botanistes préfèrent utiliser le terme d’émergence pour qualifier toutes ces structures épidermiques, ce qui traduit bien leur origine « par dessous de la peau ».

Des origines multiples

On remarquera que les définitions des épines au sens large s’appuient sur leur fonction, celle de piquer. Or, cela pose deux problèmes : piquer est-il leur seule fonction et, au cours de l’évolution, une plante peut devenir piquante de bien des façons selon les organes qui vont se transformer. Ceci explique donc facilement le méli-mélo botanique associé au mot épine que nous allons essayer de démêler un peu.

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Cette « épine » d’aubépine est insérée à l’aisselle d’une feuille et porte elle-même des feuilles : il s’agit donc d’une épine-tige.

Pour espérer interpréter une épine (i.e. savoir quelle est son origine structurelle), il faut regarder de très près ce qui se trouve autour et traquer les moindres indices (souvent à la loupe à main) dont les cicatrices de feuilles. Si l’épine est sous-tendue par une feuille, donc à l’aisselle d’une feuille présente ou tombée précocement (mais il y a sa cicatrice !), alors c’est une tige ou rameau transformé en épine (a thorn en anglais !). Si l’épine au contraire sous-tend elle-même un bourgeon (parfois très petit) ou une pousse, elle correspond à une feuille ou partie de feuille (stipules) modifiée (a spine en anglais) ! Si l’épine ne se trouve pas près ni de l’un ni de l’autre, donc à un emplacement où rien d’autre ne peut se développer, il s’agit d’une émergence ou aiguillon. Simple, non ; hum !

Emergences piquantes

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Tige de ronce avec sa garniture d’aiguillons répartis sur toute la surface ; noter aussi les aiguillons plus petits sur les pétioles des feuilles composées.

Les aiguillons ou émergences dures et piquantes se distinguent par leur origine plus profonde sous l’épiderme ; les poils raides piquants sont eux d’origine épidermique. Ce ne sont donc pas des organes modifiés mais de simples « excroissances » de surface qui ne possèdent pas à l’intérieur de vaisseaux conducteurs. On peut en trouver sur les tiges ou troncs des plantes ligneuses ou sur les feuilles.

Sur les tiges ou troncs, les exemples les plus connus sont ceux des rosiers et des ronces en ce qui concerne notre flore ; chez certains rosiers, les aiguillons peuvent s’aplatir et prendre une vive couleur, faisant penser à des tiges ailées, caractère utilisé en horticulture pour son aspect esthétique. Ils servent d’appui et d’accroches pour les tiges lâchement grimpantes des ronces ou des rosiers grimpants. Plus spectaculaires sont les émergences des troncs de nombre d’arbres exotiques comme le tronc du kapokier (Ceiba speciosa) avec ses gros aiguillons massifs qui lui donnent une allure « cloutée » ou celui de l’ « aralia-ricin » (Kalopanax septemlobus).

Sur les feuilles, les émergences varient beaucoup en taille, forme, orientation et localisation. Chez diverses espèces de morelles exotiques (genre Solanum), des émergences épineuses dures et très dissuasives arment le dessus des feuilles sur les nervures mais aussi sur la surface du limbe ; souvent, elles sont en plus colorées de manière contrastée par rapport au feuillage vert. Chez les cardères, de tels aiguillons arment le dessous de la nervure centrale de la feuille ce qui lui vaut le surnom de crocodilion ; on en retrouve sous les feuilles de la laitue scarole sauvage. Le plus souvent, elles se situent sur le bord de la feuille comme chez nombre de composées épineuses connues sous le nom collectif de « chardons » (voir les chroniques sur le cirse laineux) ou chez le houx ; une forme mutante de ce dernier, sélectionnée comme ornementale, possède en plus des aiguillons sur la surface du limbe ! Sur les feuilles composées de l’angélique en arbre (Aralia spinosa), les aiguillons se répartissent un peu au hasard sur l’axe principal et les axes secondaires.

Enfin, on trouve des aiguillons sur la coque des fruits comme ceux du marronnier, sur les bractées des capitules de certaines centaurées comme la centaurée chausse-trape (bien nommée !) et même sur certaines galles des rosiers (comme Diplolepis rosarum).

Epines-tiges

De telles épines résultent de la transformation d’une pousse dont la croissance cesse et qui devient dure et ligneuse ; de ce fait, puisque c’est une tige, elle peut elle-même porter des bourgeons, des feuilles voire même d’autres épines mais aussi être entièrement nue. Les exemples les plus classiques dans les flores indigène et ornementale concernent des arbres ou arbustes : la famille des Rosacées avec les aubépines dont la remarquable ergot-de-coq , le prunellier, le redoutable buisson ardent (Pyracantha), les poiriers et pommiers sauvages ; des éléagnacées comme le chalef ou l’argousier ; la famille des Rhamnacées avec le nerprun cathartique (l’épine-de-cerf) ou les très étranges Colletia, originaires d’Amérique du sud aux feuilles très réduites et aux rameaux aplatis ailés.

Le févier d’Amérique se signale par ses pousses ramifiées épineuses impressionnantes qui se développent sur le tronc en bouquets pouvant dépasser 20 centimètres de long ; ce ne sont pas des émergences car elles sont ramifiées peuvent porter des feuilles. C’est son initiation sur le tronc qui détermine le devenir de cette pousse en « méga-épine » et non en rameau végétatif ou reproducteur. Souvent, dans les parcs urbains, on plante des mutants inermes pour éviter d’éventuels accidents ! Parmi les hypothèses pour expliquer de telles épines sur le tronc, on évoque un moyen de défense contre de grands herbivores disparus depuis la fin de la dernière période glaciaire (voir les chroniques sur le févier).

Chez la bougainvillée, bien connue comme ornementale, on note un petit espace entre l’épine et la feuille qui la sous-tend, cette dernière ayant elle-même un bourgeon à son aisselle ; on pourrait alors croire que cette épine ne correspond pas à une tige mais en fait, au-dessus de la feuille, il y a plusieurs bourgeons axillaires superposés : le plus haut peut soit devenir une épine, soit donner une pousse fleurie ! Bel exemple de « piège » pour le botaniste ! Notons que là aussi, ces épines jouent un rôle de préhension compte tenu du caractère semi-grimpant de cet arbuste.

Epines-feuilles

Des feuilles ou des parties de feuilles peuvent se transformer entièrement en épines et devenir ligneuses et méconnaissables ; les reconnaître en tant que telles demande souvent de suivre les étapes de leur développement pour saisir leur transformation.

La feuille entière peut se transformer en épine robuste comme chez le citronnier épineux (Poncirus trifoliatus) ; pourtant, au premier regard, on voit une épine à l’aisselle d’une feuille ce qui correspondrait à une épine-tige (voir ci-dessus) ? Sauf qu’il s’agit de la transformation d’une pré-feuille (ou prophylle) qui accompagne la feuille !! La botanique regorge de telles subtilités déconcertantes ! Chez plusieurs épines-vinettes, on trouve de redoutables épines disposées par trois qui rendent les tiges intouchables par effet de 3D : l’épine centrale correspond à une feuille tandis que les deux latérales résultent de la transformation des deux stipules, ces mini-feuilles qui accompagnent les feuilles à leur base.

Parfois, ce sont seulement les stipules (voir ci-dessus) qui sont transformées en épines. L’exemple le plus évident est celui du robinier faux-acacia où les épines par paires (il y a deux stipules par feuille) encadrent la base de chaque feuille composée ; ces épines dures et très pointues persistent longtemps et se retrouvent ainsi au fil de la croissance sur les grosses branches voire même le tronc. Dans la même famille, chez les vrais Acacias, certaines espèces présentent des stipules épineuses creuses servant de logis pour abriter des fourmis dans le cadre d’une relation mutualiste de défense contre les herbivores. Le paliure épine-du-Christ, un arbuste méditerranéen des garrigues, présente lui aussi deux stipules épineuses mais différenciées : l’une longue et droite défend le bourgeon à sa base tandis que l’autre recourbée peut aider à l’accrochage à la végétation environnante.

Enfin, plus rarement, c’est le pétiole ou une partie de ce dernier qui va évoluer en épine ; ainsi chez le groseillier à maquereaux, arbuste cultivé mais qui existe aussi à l’état sauvage, la base du pétiole élabore une épine qui persiste ensuite sur les tiges ; au fil du temps, se forment ainsi des « cercles » de trois épines.

Epines ….

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Evidemment, le mot épines évoque obligatoirement les cactus (famille des Cactacées) mais aussi d’autres plantes d’aspect convergent, dites cactiformes et elles aussi souvent épineuses, au sein de familles diversifiées (Apocynacées, Didiéracées, Asparagacées, Euphorbiacées) ; compte tenu de leur originalité et de leur diversité, les épines des Cactus feront l’objet d’une chronique particulière.

Signalons pour terminer l’existence d’épines-racines comme chez certains palmiers grimpants !

Au-delà du côté inventaire, ceci montre que, au cours de l’évolution, toutes sortes d’organes selon toutes sortes de modalités ont pu se transformer en épines. Une telle convergence évolutive vers un même modèle de base (une structure allongée dure et pointue) confirme si besoin en était que ces organes doivent apporter un des avantages décisifs à la survie des plantes concernées ; on pense évidemment à la défense contre les attaques des herbivores : mais est-ce bien le seul avantage et sous quelle pression de sélection ont eu lieu ces évolutions innombrables ? Ce sera le sujet d’une autre chronique !

BIBLIOGRAPHIE

PLANT FORM. An illustrated guide to flowering plant morphology. A.D. Bell ; A. Bryan. New Edition. Timber Press. 2008