AVERTISSEMENT : Cette chronique est dédiée au public enseignant et traite de pédagogie. Cependant, elle peut intéresser aussi les non-enseignants soucieux de dialoguer par exemple avec des enfants à propos de l’évolution.
La théorie de l’évolution repose sur un double socle : la variation et la sélection ; cette dernière notion qui implique des transformations, des changements au sein des espèces sur la base de leurs variations a été le coup de génie de C.Darwin. Pourquoi a t’il fallu attendre aussi longtemps pour faire ce pas de géant alors que dès la Grèce antique, il y a plus de deux millénaires, l’idée d’évolution avait déjà émergé. Divers auteurs dont des philosophes des sciences, affirment que ce retard considérable tient avant tout à la pensée essentialiste ancrée dans notre tradition culturelle qui aurait fait des espèces des entités immuables, inchangeables, donc en contradiction totale avec l’idée de variation/sélection. Deux citations éclairent ce point de vue : E. Mayr (1904-2005), biologiste évolutionniste majeur du 20ème siècle : « la capacité à faire le passage de la pensée essentialiste à la pensée en termes de population est ce qui a rendu possible la théorie de l’évolution par la sélection naturelle » et M. Ghiselin, biologiste marin américain : « La révolution darwinienne dépendait aussi de l’effondrement de la tradition intellectuelle occidentale (i.e. de la pensée essentialiste) ». L’essentialisme ou pensée essentialiste serait donc l’obstacle majeur à l’acceptation et à la compréhension de la théorie de l’évolution et son influence perdure largement et ne s’est pas brusquement arrêtée en 1859, loin de là !

L’essentiel de l’essentialisme

Selon le dictionnaire Le Robert, l’essentialisme est une théorie philosophique selon laquelle l’essence d’un être précède son existence, l’essence étant ce qui constitue la nature intrinsèque d’un être ; en termes plus opérationnels, c’est ce qui fait qu’un être est ce qu’il est et sans lequel il n’existerait pas ; c’est la qualité propre et nécessaire d’un être. Dans le Guide Critique de l’Evolution, G. Lecointre cite le philosophe A. Lalande (1867-1963) : « L’essence est ce que l’on considère former le fond de l’être, par opposition à l’accident, i.e. aux modifications superficielles ou temporaires qu’il présente, ou par opposition à l’existence (le fait d’être) qui constituent la nature d’un être. » Cette philosophie est un héritage des grands penseurs grecs tels que Platon et Aristote pour qui le monde réel, éternel et idéal, est différent de celui que nous percevons ; à chaque être correspond une idée dépourvue de toute sensibilité. Dans cette vision, les êtres vivants sont des formes parfaites, idéalisées (au sens de relevant d’un type idéal) et immuables. La religion a intégré ce modèle de pensée en instaurant une vision fixiste du monde vivant où les espèces deviennent des entités créées de toutes pièces à partir d’un « moule divin» » qui préexistait.

A l’insu de notre plein gré

Mais au-delà de la religion et de la philosophie, nous développons tous au cours de notre développement cognitif et perceptif des théories incluant des biais spontanés de nature essentialiste, sans que nous nous en rendions compte. On appelle essentialisme psychologique cet ensemble de croyances intuitives qui nous conduisent à considérer que certaines catégories naturelles (telles que les espèces) ont une essence propre et seraient réelles (alors que ce sont des constructions intellectuelles humaines) et qu’elles ont une force interne (une essence) qui explique pourquoi les éléments qui les composent (les individus) sont ce qu’ils sont et pourquoi ils partagent les mêmes propriétés. Quand on a recours à ce mode de raisonnement, on ne sait pas ce qu’est cette essence mais on s’en sert pour placer ou situer les êtres. Intuitivement, pour les personnes ayant un minimum de culture scientifique, on peut se représenter cette essence par les gènes et l’ADN « responsables de tout ».

Quatre noyaux durs structurent ce mode de raisonnement spontané :

– les catégories biologiques (espèces, genres, familles, …) portent de nombreuses informations et de nombreuses propriétés communes : leurs membres partagent de profondes ressemblances ; ils ne diffèrent que par des détails superficiels négligeables

– ces catégories sont clairement délimitées avec des frontières tranchées

– ces catégories sont immuables ; elles ont toujours été et seront toujours

– les membres de ces catégories (par exemple les espèces d’une famille) sont porteurs d’un potentiel inné à se développer selon des voies fixées d’avance.

On retrouve ces quatre noyaux durs spontanés dans de nombreuses études qui ont porté aussi bien sur des populations d’étudiants, d’enfants scolarisés que sur des ethnies vivant en autarcie.

Et les enfants ?

On pourrait penser que tout cela résulte de l’éducation scolaire qui inculquerait « mal » certaines notions. Mais diverses études en psychologie cognitive démontrent clairement que ces biais essentialistes existent déjà chez des enfants très jeunes non encore scolarisés. Ouf, se disent les enseignants ! Dès leur jeune âge, les enfants pensent que les catégories biologiques existent en tant que telles, qu’elles ont de nombreuses propriétés communes idéalisées, qu’elles ont des limites nettes et qu’elles sont immuables.

Pour certains psychologues, ce mode de raisonnement ne signifierait pas forcément que les enfants croient qu’il y a une essence sous-jacente responsable de ce que sont les êtres mais qu’ils s’en servent pour catégoriser le monde autour d’eux d’une manière peu coûteuse en énergie et en temps. D’autres spécialistes disent que les enfants ne font que considérer les catégories comme réelles mais que sur le reste (les trois autres noyaux durs), ils ne se s’appuient pas forcément sur une essence invisible supposée. Il n’empêche que ces biais entravent sérieusement l’enseignement de l’évolution.

Deux niveaux d’interférence

L’essentialisme psychologique inné impose des obstacles à la théorie de l’évolution à deux niveaux bien différents :

– l’acceptation de la théorie comme modèle valide pour expliquer le vivant qui nous entoure

– la compréhension des mécanismes sous-jacents.

Ces deux niveaux ne s’excluent nullement l’un l’autre. Ainsi, une personne peut très bien accepter la théorie de l’évolution comme modèle valide pour expliquer la variabilité mais se tromper complètement en croyant que ce ne sont que des changements superficiels qui affectent tous les individus en même temps : il y a acceptation mais mauvaise compréhension. Une autre personne peut comprendre la variabilité et ses conséquences via les mécanismes génétiques mais rejeter la théorie en préférant adopter un point de vue théologique. Il y a là une certaine compréhension mais pas d’acceptation.

Il semble bien que l’impact de l’essentialisme psychologique sur ces deux niveaux touche aussi bien les profanes que les initiés même à un stade avancé de leurs connaissances. Nous étudierons en détail dans une autre chronique les cinq grands obstacles majeurs imposés par l’essentialisme à l’enseignement de l’évolution (acceptation et compréhension).

Etre ou ne pas être essentialiste

Concrètement, faire de l’essentialisme par rapport à l’évolution cela donne quoi ? Si je dis en voyant une coccinelle : « c’est un insecte donc elle a six pattes », je justifie cette propriété par le fait que la catégorie « insecte » infère la présence de cet attribut. Il existerait un « moule idéel » insecte. Alors que le raisonnement d’un point de vue évolutif serait « je vois que cet animal a six pattes ; donc on le classe parmi les insectes » ; le « on » fait référence aux scientifiques et à l’idée qu’il s ‘agit d’une construction humaine, d’une délimitation à partir justement de critères observables et partagés par les membres de ce groupe.

Un autre exemple très classique concerne les propriétés sous-jacentes que porterait la catégorie. Ainsi, à la question « Pourquoi les girafes ont-elles un long cou ? », répondre « elles ont toujours eu un long cou ; c’est leur espèce qui est comme çà » est un raisonnement téléologique essentialiste : l’essence girafe contiendrait le caractère long cou. Autre forme très répandue, les phrases qui généralisent : le tigre est féroce ; les oiseaux pondent des œufs (et les mâles alors ?). L’emploi de l’article « le ou les » signifie alors que l’on globalise et attribue la même propriété obligatoire à tous les membres de l’espèce.

Récemment, j’ai été confronté à ce biais avec un petit-fils de sept ans à qui je montrais un morceau de bois rongé par un castor ; je lui demande « A ton avis, quel animal a pu faire cela ? » ; comme il ne trouvait pas, je lui dis « c’est un gros rongeur, tu ne vois pas ? » il me répond « un lapin, un rat, une souris ?? » ; je lui dis alors : « mais non, c’est un castor ». Et alors, à mon grand étonnement, il réplique « le castor c’est pas un rongeur ; les rongeurs, çà mange des carottes ». Ainsi, il avait associé la catégorie rongeurs à un type « lapin-rat » qui s’appliquait pour lui à tous les rongeurs ! Moralité : nous devons apprendre à détecter ce biais quand il s’exprime « à l’improviste », là où on ne l’attend pas !

De l’essentialisme au nominalisme

Concrètement, dans notre enseignement, il importe de bien insister sur le fait que ce sont les scientifiques qui créent des concepts (par exemple espèces, genres, familles, …) à partir d’attributs observables partagés et qu’ils posent dessus un nom (nominalisme) qui n’est qu’une convention de langage. Il est frappant à ce propos d’entendre des enfants dire « mais les éléphants par exemple, comment ils savent qu’ils s’appellent ainsi » : l’enfant croit que le nom éléphant existe en dehors de la pensée humaine.

D’ailleurs, au fur et à mesure que nous progressons dans nos connaissances, certains de ces noms et de ces catégories peuvent devenir invalides dans le champ scientifique ; le concept disparaît mais ses membres restent … heureusement pour eux ! Ainsi, les invertébrés n’existent plus en tant que groupe de la classification parce qu’ils ne répondent pas au cahier des charges de la classification en tant que groupe évolutif monophylétique. Le mot persiste dans le langage courant certes mais, dans le champ de la science, il n’est plus valide. Là encore, c’est un distinguo très important au même titre que la croyance n’a pas sa place en science même si elle peut en avoir une dans la vie individuelle privée.

BIBLIOGRAPHIE

  1. GUIDE CRITIQUE DE L’EVOLUTION. G. LECOINTRE ; Ed. Belin. P 27 Dépasser la pensée essentialiste
  2. « Two thousand years of stasis » How psychological essentialism impedes evolutionnary understanding. S.A. Gelman ; M. Rhodes. In EVOLUTION CHALLENGES. Integrating resaerch and practice in teaching and learning about evolution. Ed. by K. S. rosengren et al. Oxford University Press 2012

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'évolution
Page(s) : Guide critique de l’évolution