On parle beaucoup de la sixième extinction en cours de masse qui affecte la biodiversité planétaire du fait des activités humaines depuis l’époque historique (quelques siècles) mais on oublie qu’elle avait largement commencé en amont dès l’époque préhistorique. Ainsi, on connaît l’exemple de l’extinction de masse qui a touché la mégafaune (les grands mammifères) notamment en Amérique du nord suite à la colonisation de continent par les premiers amérindiens à partir de la fin de la dernière glaciation (voir la chronique sur les géants disparus). Il en est une autre longtemps restée inaperçue en dépit de son ampleur considérable, celle concernant les oiseaux des îles de l’Océan Pacifique. Documentée depuis près de deux siècles par des fouilles paléontologiques, elle reste pourtant entachée de larges incertitudes qu’une étude statistique récente a essayé de lever en proposant des données chiffrées sur une base statistique (1).

Edens en sursis

Carte de l’Océanie avec les innombrables archipels (source : université de la Rochelle)

Les iles du Pacifique, contrairement à la majorité des îles du reste de la planète, n’ont été colonisées par l’Homme que très récemment à l’échelle de l’histoire de l’espèce humaine. Il y a environ 3500 ans, une partie de ces îles avait déjà été colonisée par les populations polynésiennes, grands voyageurs maritimes par nature : la progression humaine atteignait alors les îles Samoa, les Tonga, l’archipel du Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie, les Fidji et les Mariannes. Par contre, les îles les plus isolées tels que l’archipel de Hawaï, l’île de Pâques ou la Nouvelle-Zélande n’ont vu débarquer les premiers humains que très récemment, il y a environ 900 à 700 ans (soit vers les années 1200-1400), à l’occasion d’un dernier épisode rapide d’expansion des Polynésiens. Il s’est donc écoulé selon les cas quelques milliers à quelques centaines d’années entre l’arrivée des premiers humains et celle des premiers Européens.

Les fouilles paléontologiques effectuées sur certaines de ces îles permettent de reconstituer l’avifaune et l’impact de l’arrivée des premiers humains à travers l’identification d’espèces éteintes au moment de l’arrivée des premiers européens. Si on parle d’oiseaux, c’est qu’ils représentent le plus souvent l’essentiel de la faune vertébrée de ces îles loin complètement isolées ; les mammifères terrestres y sont quasiment absents (sauf ceux introduits justement lors de l’arrivée des premiers humains) ; on par contre des chauves-souris, capables comme les oiseaux de traverser de grands espaces maritimes. Enfin, il y a aussi des lézards (dont les iguanes ou les varans), des serpents ou des tortues qui ont du voyager sur des radeaux de végétation dérivant avec les courants.

Une des premières représentations des Maoris, l’ethnie qui a colonisé la Nouvelle-Zélande vers 1200 ; toutes les ethnies polynésiennes étaient de formidables marins capables de s’aventurer dans les immenses espaces du Pacifique.

Blitz

Ce terme de sinistre mémoire pourrait s’appliquer parfaitement à l’impact de ce débarquement tardif de populations humaines qui s’installent et colonisent ces îles restées isolées de toute présence humaine depuis leur formation (souvent d’origine volcanique) plus ou moins ancienne (en millions d’années). En quelques siècles, on estime qu’entre l’arrivée des premiers humains et celle des premiers européens, ce seraient entre 800 et 2000 espèces d’oiseaux qui auraient disparu sur ces îles ! On préfère parfois plutôt parler de populations d’oiseaux du fait de la difficulté à discerner les espèces proches à partir de quelques ossements : on propose alors le chiffre de 8000 populations d’oiseaux éradiquées !

Comment les Hommes ont-ils pu ainsi impacter l’avifaune des îles ? Deux processus assez simples  sont invoqués :

– la sur-chasse : les oiseaux étant pratiquement la seule ressource vertébrée (surtout les espèces de grande taille), ils ont subi toute la pression de chasse et constitué la principale ressource de protéines (avec la pêche) de ces populations humaines

– la déforestation pour se procurer du bois d’œuvre et pour cuire les aliments et, dans une moindre mesure, la compétition sur l’exploitation de certaines ressources végétales comme les fruits et graines.

Modéliser

L’ampleur de la fourchette de l’estimation fournie ci-dessus traduit bien les incertitudes liées au faible nombre de fouilles paléontologiques effectuées sur ces territoires lointains ; de plus, elles sont souvent peu importantes et ne traduisent donc qu’une part de l’avifaune présente au moment de l’arrivée des premiers humains. Autrement dit, il reste sans doute de nombreuses espèces éteintes non identifiées dont les restes fossiles sommeillent encore sur des centaines de ces îles ! Comment réussir alors à mieux cerner l’ampleur de cette hécatombe et proposer des chiffres prenant en compte ces manques dans la prospection des fossiles ?

Les chercheurs ont sélectionné 41 îles du Pacifique sur lesquelles des fossiles ont été collectés et qui n’ont été colonisées par les humains que récemment (moins de 3500 ans). On compte combien d’espèces parmi celles connues au moment de l’arrivée des Européens  se retrouvent dans le registre fossile : sur le principe d’un modèle capture/recapture, on peut ainsi évaluer la part probable des espèces éteintes non détectées dans le registre fossile et construire un modèle d’évaluation applicable sur les îles sans données fossiles.

Seuls les oiseaux non-passereaux et terrestres sont ici retenus. En effet, les passereaux du fait de leur petite taille moyenne ont peu fait l’objet de prélèvements humains : les populations humaines ont du exploiter en priorité les espèces de grande taille et faciles à chasser. La restriction aux seuls oiseaux terrestres vient du fait que les oiseaux marins laissent peu de traces fossiles. On sait pourtant que sur l’île de Pâques par exemple, l’exploitation des importantes colonies d’oiseaux marins, assez faciles à exploiter (oiseaux nichant dans des terriers ou au sol) constituait une ressource importante.

Evaluer

Sur ces 41 îles retenues, 618 populations de 193 espèces d’oiseaux identifiées ont été recensées dont 371 encore présentes au moment de l’arrivée des européens et 247 éteintes connues seulement comme fossiles. Les taux d’extinction obtenus sont très variables d’une île à l’autre et atteignent un maximum de 0,93 sur l’île Ua Huka dan l’archipel des Marquises avec onze espèces éteintes sous forme de fossiles pour trois présentes à l’arrivée des européens.

Les taux d’extinction varient aussi en fonction des espèces. Les oiseaux non volants (voir la chronique sur les oiseaux qui ont perdu la capacité à voler) et de grande taille ont 33 fois plus de chances ( ? !) de s’éteindre que les espèces volantes ; ils sont faciles à chasser (notamment avec l’introduction des chiens !) et très attractifs du fait de leur taille ; en plus, les grandes espèces ont naturellement des populations moins fournies donc plus rapidement éliminées face à la pression de la chasse et de la déforestation. Les oiseaux endémiques d’une île particulière ont 24 fois plus de chance de s’éteindre que celles présentes sur de nombreuses autres îles différentes. Ces espèces endémiques tendent à perdre les réactions comportementales d’évitement des prédateurs par rapport aux populations ancestrales vivant sur le continent ou les très grandes îles : elles deviennent « naïves » et ne fuient pas devant les hommes qu’elles n’ont plus rencontré depuis leur installation.

Corréler

Les liens avec les traits de vie des oiseaux étaient assez prévisibles ; par contre, cette étude a mis en évidence des corrélations intéressantes entre les taux d’extinction des espèces et deux caractéristiques principales des îles. La première concerne la taille : plus une île est petite, plus les taux d’extinction y sont élevés. Les îles plus grandes hébergent des populations d’oiseaux mathématiquement plus importantes qui peuvent ainsi mieux amortir les pertes ; mais surtout, plus une île est grande, plus elle a de chances d’offrir un gradient altitudinal et une diversité topographique avec des zones accidentées moins accessibles aux chasseurs et les secteurs en altitude ayant plus de chances d’échapper à la déforestation.

La seconde caractéristique est plus inattendue : plus la pluviosité est faible, plus le risque d’extinction est élevé ! Quel rapport ? Qui dit faible pluviosité dit végétation plus sèche et plus facile à détruire notamment par le feu ; par ailleurs, la végétation tropicale humide procure plus de possibilités d’échapper à la chasse. Ainsi, toutes les îles n’ont pas été égales devant cette déferlante humaine.

Confirmer

Dans les iles testées pour construire ce modèle ne figurait pas la Nouvelle-Zélande pourtant la mieux connue de toutes les îles du Pacifique du point de vue fossile ; on y connaît de manière très précise les taux d’extinction et toutes les espèces éteintes ont été probablement identifiées vu l’intensité de la prospection paléontologique conduite sur les deux îles (île du Nord et île du Sud) et les îlots satellites nombreux. Belle occasion donc de tester en retour le modèle élaboré : si on l’applique aux deux grandes îles de la Nouvelle-Zélande on trouve 0,23 pour l’île du Nord et 0,22 pour celle du Sud. Or, les taux obtenus directement sur le terrain donnent respectivement : 18 espèces disparues avant l’arrivée des européens sur 68 présentes (taux de 0,26) et 21 sur 75 pour l’île du sud (0,28). Pas mal comme concordance et validation d’un modèle théorique a priori !

En fait, en dépit de ces chiffres inquiétants, la Nouvelle-Zélande a connu un taux d’extinction assez faible comparé à ceux observés sur nombre d’autres îles. Les raisons deviennent évidentes au regard des observations ci-dessus : une grande île avec une topographie très accidentée (des montagnes alpines et des fjords côtiers) qui a laissé des refuges peu accessibles à l’Homme pour nombre d’espèces qui, dans un autre contexte, auraient probablement disparu comme le kakapo ou le takahe ou la sarcelle de Campbell.

Bilan

Sur les 41 îles retenues, le modèle donne donc un chiffre global de 160 espèces éteintes (celles connues effectivement et celles non retrouvées dans le registre fossile mais probables). Si on étend ces résultats aux 269 îles du Pacifique suffisamment grandes (plus de 5 km2) et isolées (au moins à 10km d’une autre) pour avoir hébergé au moins une espèce endémique, alors on arrive à une extinction globale de 983 espèces suite à l’arrivée des premiers humains !

Mais aux espèces strictement endémiques, il faut ajouter des espèces non endémiques éliminées sur une île donnée. Nous avons vu par ailleurs que l’étude n’a retenu que les non-passereaux terrestres. Il faut donc y ajouter les passereaux et les oiseaux marins ; or le cas de la Nouvelle-Zélande hyper documenté nous apprend que ces deux groupes représentent 45% de l’avifaune globale et que un quart d’entre eux ont disparu avant l’arrivée des européens ; l’introduction des rats par les Polynésiens (qui les transportaient volontairement sur leurs bateaux comme source de nourriture) a notamment été redoutable pour les oiseaux marins nichant dans des terriers (puffins, pétrels) ou au sol. Donc, en extrapolant, on arrive à 1300 espèces, soit vers le milieu de la large fourchette annoncée au début (800-2000). Ceci représente quand même l’équivalent de 10% de la biodiversité actuelle des oiseaux !

Ce n’est pas fini !

Il faut maintenant rajouter les espèces que les européens ont éliminées après leur arrivée ; on constate d’ailleurs que les traits des oiseaux qui avaient favorisé leur élimination par les populations autochtones ont fonctionné dans le même sens avec les européens (dont l’incapacité de voler) ; de même les îles plus sèches (ou les parties les basses des grandes îles) ont été plus fortement déboisées et transformées (pour l’élevage notamment) avec des extinctions nombreuses consécutives sans oublier le cortège infernal des introductions (renards, hermines, cervidés détruisant la végétation) et les espèces végétales invasives !

Et malheureusement l’histoire va se poursuivre avec la montée du niveau des océans, l’intensification des ouragans et typhons dévastateurs sur les petites îles, le changement climatique, le tourisme de masse, les exploitations minières, la surpêche qui concurrence les oiseaux marins, …

BIBLIOGRAPHIE

  1. Magnitude and variation of prehistoric bird extinctions in the Pacific. Richard P. Duncan et al. (2013) ; PNAS. vol. 110 no. 16 ; 6436–6441.
  2. Rôle de l’homme dans l’érosion de la biodiversité en Nouvelle-Zélande, pp. 517-533 ; G. Guillot. In Guide critique de l’évolution. G. Lecointre. Ed. Belin. 2009

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez l'histoire de la biodiversité en Nouvelle-Zélande
Page(s) : p 517-533 Guide critique de l’évolution