Primula veris

Au moins dans la partie nordique de son aire de répartition, la primevère officinale, le « coucou » de la campagne (voir la chronique) est devenue largement dépendante pour sa survie et son maintien à long terme de certaines activités humaines dont le fauchage et le pâturage. Comment expliquer cette dépendance alors que la primevère a une histoire bien plus ancienne que celle de l’Homme en « version agricole et gestionnaire de l’environnement » qui date de moins de 10 000 ans ? Plusieurs études conduites soit en Belgique, soit en Scandinavie, (1,2, 3 et 4) deux pays où l’espèce connaît un fort déclin ont testé l’impact de ces pratiques humaines sur des parcelles témoins ou ont même expérimenté en effectuant par exemple des semis. Les résultats permettent de dresser un tableau assez précis des « bonnes pratiques » les plus favorables au maintien de cette espèce, importante notamment pour la survie des pollinisateurs actifs tôt au printemps comme certains bourdons et abeilles solitaires.

Cycle de vie

Pour bien comprendre les exigences des primevères officinales, il faut d’abord bien identifier les différentes étapes du cycle de vie de cette espèce vivace à long terme puisque certains pieds peuvent survivre plusieurs décennies, à partir d’un appareil souterrain développé en rhizome court porteur de racines disposées en paquets. Très tôt au printemps, la plantule née de la germination d’une graine émerge et donne un pied juvénile. Les jeunes feuilles sortent, enroulées en long ; elles forment une rosette lâche à la base née du bourgeon terminal porté par le rhizome. A partir de mars ou avril selon les localités, si les conditions sont favorables (notamment l’éclairage suffisant) la rosette produit une (rarement deux ou plus) « tiges » dressées et nues : une hampe florale ; la vraie tige étant le rhizome souterrain, il s’agit en fait du pédoncule finement tomenteux de l’inflorescence composée au sommet de 5 à 15 fleurs étalées plus ou moins unilatéralement en ombelle ; ce sont les fameuses « petites clés du ciel » abordées dans l’autre chronique.

La floraison dure à peu près un mois et se fait de manière relativement synchronisée sur un site donné ; les fleurs fécondées se redressent progressivement et donnent des capsules sèches enveloppées dans le calice persistant. La maturation des graines s’étale sur le début de l’été et en août les graines mûres peuvent s’échapper des capsules : dix dents s’écartent au sommet par temps sec . On ne connaît aucun dispositif particulier de dispersion pour celles-ci : elles tombent donc au pied des plantes mères (barochorie) ou au plus à quelques centimètres.

Une partie de ces graines dormantes peut persister un certain temps (quelques années) dans le sol formant une banque de graines transitoire. Si le site de germination n’est pas favorable (manque de lumière) la jeune plante ne fleurira pas mais peut, à partir du rhizome, élaborer d’autres rosettes latérales formant une mini-colonie clonale.

Exigences

La primevère officinale recherche des sols assez frais à moyennement secs avec une certaine réserve en eau au moins au printemps. Elle apprécie les sols moyennement riches en éléments nutritifs pas trop acides et fuit les sites trop enrichis en nitrates ou phosphates. Si elle a besoin de lumière pour fleurir, elle tolère les situations en mi-ombre. Par contre, les plantules ont besoin d’une végétation relativement clairsemée avec des micro-clairières ou vides pour leur développement initial et leur survie jusqu’au stade de jeune plante autonome dès lors qu’elle a élaboré un rhizome. La hauteur de la végétation environnante constitue donc un critère clé dans le maintien de cette espèce.

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Les primevères sont avant tout des plantes de milieux herbacés relativement bas ; ici, dans cette pelouse, la densité du couvert herbacé commence à devenir limite pour le maintien à long terme des primevères.

De telles conditions combinées se trouvent réunies dans une large gamme de milieux. Les milieux herbacés sont les plus habités avec les prairies plus ou moins sèches, les pelouses calcaires (un de ses bastions notamment dans le Nord de l’Europe), les vergers, les accotements et talus de route herbeux et les lisières de bois. Elle se maintient aussi dans les formations buissonnantes qui colonisent les prés abandonnés comme les fourrés de prunelliers où elle réussit à fleurir au printemps avant la poussée du feuillage. Enfin, elle peuple aussi mais en petites colonies les bois clairs relativement ouverts : chênaies, hêtraies mixtes, chênaies charmaies, …

La dent du bétail

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Le pâturage maintient une couverture herbacée basse

A priori, le pâturage a un effet bénéfique dans la mesure où il maintient une végétation basse plus favorable à l’installation et au renouvellement de la population puisque l’installation et la croissance des jeunes plants est un facteur-clé dans la survie de cette espèce (voir ci-dessus). Mais tout dépend de la période et de l’intensité !

En Belgique, l’expérimentation avec un pâturage de printemps (en mai) entraine un déclin moyen annuel de 11% de la population testée ; en effet, le bétail apprécie beaucoup des feuilles et fleurs des primevères qui sont appétentes ; ainsi la proportion d’individus fleuris et la production de fleurs et de graines par plante restent bas ; la consommation des feuilles doit en plus diminuer sur les jeunes plants leur potentiel reproductif pour l’année suivant car les primevères investissent beaucoup d’énergie pour la croissance des parties aériennes et la production de sucres de réserve en été. Comme les plantes broutées ne refleurissent pas plus tard (contrairement à d’autres plantes de prairies comme les centaurées par exemple), il y a donc une baisse de la production de graines et le recrutement de jeunes plants l’année suivante s’en trouve d’autant diminué.

Par contre, un pâturage plus tardif (début juillet) alors que les capsules sont mûres (voir ci-dessus) a un effet bénéfique car les graines tombées au sol auront une plus forte probabilité de germer à cause de la végétation entretenue plus rase et grâce aux micro-vides engendrés par les pas du bétail. La survie des jeunes plants au printemps suivant s’en trouve améliorée par moindre concurrence du couvert végétal plus bas.

Subtil équilibre

En Suède (2), une autre étude montre que le passage du bétail détruit (mais aussi les « herbivores sauvages tels que escargots et limaces !) un tiers des parties reproductives (consommées ou piétinées) avant la maturation des fruits. Sur les graines qui échappent à la dent du bétail, une écrasante majorité (presque 99% !) ne réussira pas à germer et produire des plantules si une litière de feuilles et tiges mortes issues des graminées coloniales qui dominent ces milieux recouvre le sol et la végétation au printemps suivant. Donc, si le pâturage est fort, cette couche de litière sera faible puisque le bétail aura consommé l’essentiel des tiges et feuilles de la végétation et le recrutement des jeunes plants l’année suivante s’en trouvera fortement amélioré. Par contre, si le pâturage perdure trop avec une forte densité, les plantes adultes auront une plus forte mortalité (destruction) tandis que la proportion de jeunes plants va augmenter : la structure de la population s’en trouve changée. La reproduction par fleurs va s’affaiblir puisque les jeunes plants ne fleurissent pas tous et produisent moins de fleurs et de graines faute d’avoir un rhizome suffisamment développé.

Donc, pour gérer des pelouses semi-naturelles, le dosage du pâturage requiert une grande vigilance. La meilleure proposition serait d’une part de pratiquer un pâturage en automne (après le semis naturel des graines) et d’autre part d’interrompre le pâturage un an au bout de deux ou trois ans de passages. Les primevères sont particulièrement impactées du fait de leur grande longévité : la destruction des adultes constitue donc une perte majeure pour une espèce qui « investit sur le long terme ».

La lame de la faux

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La fauche qui maintient la végétation basse serait en soi la solution idéale pour la prospérité des populations de primevères mais à condition ‘exporter l’herbe coupée pour éviter l’accumulation de litière morte. Là encore, la période de fauche est cruciale. Une fauche estivale (mi juilllet) s’avère moins positive qu’une fauche d’automne car la végétation a le temps de repousser et l’année suivante, les graines auront du mal à germer et les plantules à croître. La fauche automnale accroît la densité de plantes florifères puisque les adultes ne sont pas détruits contrairement à ce qui se passe avec le pâturage.

Le problème, c’est que les milieux peuplés par les primevères sont peu productifs en herbe et qu’il faut trouver des agriculteurs intéressés par la récolte d’un foin maigre souvent sur des parcelles pentues. Sinon, il faut mettre en place des pratiques coûteuses en temps et en énergie ! Il reste néanmoins un type de milieu où cette pratique se montre très adaptée : les accotements et talus des routes. Ces milieux souvent négligés pour leur potentiel de réservoir de biodiversité n’en représentent pas moins des surfaces considérables à l’échelle locale et ils sont entretenus par fauche ou broyage par les services de voirie. Encore faut-il éviter les passages répétés deux ou trois fois par saison aux résultats désastreux pour la reproduction des plantes à fleurs. On peut préconiser un seul passage plutôt en automne (au moins pour les talus non concernés par les problèmes de sécurité liée à la visibilité). L’idéal serait en plus de ramasser l’herbe coupée ou broyée : cela se pratique ponctuellement dans le cadre de projets départementaux par exemple sur des sites particulièrement riches en biodiversité.

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Talus de route fauché deux fois par an et qui supporte une belle population de primevères officinales.

Ne rien faire

Le novice serait tenté de dire : mais pourquoi on « ne fiche pas la paix à la nature » en cessant toute forme d’intervention. Les résultats des expérimentations menées en Belgique (1) sont sans appel : sur 5 ans de non-intervention, le déclin moyen annuel est de 35% ! Le développement de la végétation herbacée qui se densifie, l’accumulation de litière morte au sol freinent considérablement le recrutement des jeunes plants et ceux qui réussissent à émerger connaissent une forte mortalité. La structure de la population évolue rapidement vers une prédominance des seuils adultes qui peuvent persister encore une bonne dizaine d’années donnant la fausse impression que « tout va bien ». Le stade suivant sera le développement d’arbustes ligneux qui ne tarde pas (ormes, cornouillers, ronces, …) qui signeront l’arrêt de mort y compris des primevères adultes.

On pourrait rétorquer qu’il n’y a pas que les primevères ! Certes, mais il existe toute une série d’espèces de fleurs vivaces typiques des prairies sèches qui fonctionnent de la même manière : plantain moyen , renoncule bulbeuse, cirse acaule, liondent hispide, brunelle, pâquerette, succise, …. En milieu agricole, les parcelles semi-naturelles encore sauvegardées représentent ainsi des oasis de biodiversité et aussi une source de nourriture et de sites de reproduction pour toute une faune dont les insectes pollinisateurs dont on connaît l’importance majeure pour certaines récoltes.

Restauration

Que faire quand justement les milieux favorables à ces espèces, faute de pâturage et/ou de fauchage, se retrouvent complètement envahis par la végétation buissonnante ? Les primevères y persistent un temps d’autant qu’elles s’accommodent de la mi-ombre (voir le second paragraphe). Une étude menée en Belgique (4) a comparé un site d’anciennes pelouses calcaires artificiellement boisé et une parcelle récemment déboisée. Sous le couvert des arbres, le nombre de fleurs, d’inflorescences et la taille des plantes diminuent au fil des années. La proportion d’individus florifères diminue progressivement suivie d’une mortalité accrue des adultes avec la densification. Le déboisement conduit au contraire à une forte floraison des pieds rescapés et une intense production de graines dès l’année qui suit l’intervention. Sur le site étudié, le boisement datait de vingt ans ce qui montre qu’une restauration est possible pourvu qu’on ne dépasse pas un certain seuil où même les plantes adultes sont mortes. On ne peut pas en effet s’appuyer sur l’espoir de la germination de graines enfouies dans le sol car elles ne survivent pas longtemps.

Toutes ces études montrent que gérer les milieux naturels n’est pas simple surtout quand il faut s’appuyer sur des pratiques agricoles en voie de disparition là on en a le plus besoin au sein des grands espaces agricoles intensifs.

BIBLIOGRAPHIE

  1. The effects of grassland management on plant performance and demography in the perennial herb Primula veris. REIN BRYS,HANS JACQUEMYN, PATRICK ENDELS, GEERT DE BLUST and MARTIN HERMY. Journal of Applied Ecology 2004
41, 1080–1091
  2. Is the grass always greener on the other side of the fence? Primula veris L. as an example of plant survival at different management intensities. Wissman J., Lennartsson T. and Berg Å. Biodiversity and Animal Feed
  3. Land use and population growth of Primula veris: an experimental demographic approach. JOHAN EHRLÉN, KIMMO SYRJÄNEN, ROOSA LEIMU, MARIA BEGOÑA GARCIA and KARI LEHTILÄ. Journal of Applied Ecology 2005
42, 317–326
  4. Rapid response to habitat restoration by the perennial Primula veris as revealed by demographic monitoring. Patrick Endels, Hans Jacquemyn, Rein Brys and Martin Hermy Plant Ecology 2005 176:143-156

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la primevère officinale
Page(s) : 222-223 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages